Chapitre 8 : Torture

La première chose que Lyra ressentit en s’éveillant fut un violent mal de crâne. Elle ouvrit péniblement les yeux pour découvrir une chambre spacieuse richement décorée. Se trouvait-elle dans le manoir d’Ash ? Pourquoi le sorcier ne lui avait-il pas enfoncé sa dague en argent dans le cœur ? À quoi bon l’enlever et la maintenir prisonnière, car elle l’était, les entraves en fer à ses poignets reliées à des chaînes aux extrémités enfichées dans le solide mur en pierre le prouvait.

Lyra se leva, la longueur des maillons lui permettant quelques pas. Elle découvrit un pot de chambre dont elle se servit. Elle portait toujours sa robe déchirée et le lit dépourvu de draps ou de couvertures ne lui offrait pas de quoi se couvrir. Elle allait devoir tenir sa robe avec ses mains pour contenter sa pudeur.

Pour l’instant seule dans l’immense pièce éclairée de plusieurs fenêtres donnant sur un parc, elle ne s’embarrassa pas de masquer son épiderme recouvert de courbes élégantes.

Se positionnant devant une fenêtre, elle observa le parc pour conclure que non, elle ne se trouvait pas au manoir de Ash. La végétation laissée à l’abandon le prouvait. Chez Ash, pas un brin d’herbe ne dépassait. Ici, la nature avait repris ses droits. Le propriétaire des lieux ne devait guère s’intéresser à ses extérieurs.

- C’est pour faire croire que c’est inhabité, indiqua une voix dans son dos.

Lyra attrapa les pans de sa robe et serra avant de se retourner. Elle ne tenta pas de masquer les tatouages sur ses jambes, c’était peine perdue et de toute façon, son agresseur avait eu tout le loisir de contempler les marques sombres. Elle voulait juste garder sa dignité.

L’homme ressemblait beaucoup à Fynn, tant en âge qu’en corpulence. Celui-là était un peu plus grand et un peu plus massif que Fynn. Il portait une barbe là où Fynn se rasait consciencieusement.

- Qui êtes-vous ? demanda Lyra. Pourquoi m’avez-vous enlevée ? Où suis-je ?

- Je m’appelle Kaelan. Tu te trouves chez moi. Je veux que tu me donnes tes pouvoirs.

- Que je te… hoqueta Lyra avant de reculer d’un pas.

Omicron Elara avait précisé qu’elle pouvait donner ses pouvoirs… mais que cela causerait sa mort.

- Je ne sais pas comment tu les as obtenus mais tu n’es pas censée les avoir, gronda Kaelan.

- Je ne vais pas me suicider ! s’exclama-t-elle. Tu n’as qu’à prendre une dague en argent et me l’enfoncer dans le cœur si tu les veux !

Agacée, elle n’avait pas réfléchi avant de parler et s’en mordit la lèvre de colère contre elle-même. Pourquoi venait-elle de suggérer à son agresseur de la tuer ?

- Je ne suis pas un meurtrier, expliqua Kaelan. Je te demande simplement de me donner ce qui me revient de droit !

Il s’adossa, hors de sa portée, et croisa les bras.

- Pourquoi Valentis a-t-il agi de la sorte ?

- Tu connaissais Valentis ? s’étonna Lyra.

- Il était mon mentor, indiqua Kaelan. Il m’a formé toute ma vie pour recevoir ce pouvoir. Il m’est destiné.

- Alors tu sais t’en servir ! s’exclama Lyra. Dis-moi comment activer ces fichues runes ! J’en ai besoin pour me protéger. Ash et ses sbires sont à mes trousses !

- Ce ne sont pas des runes, souffla Kaelan.

- Quoi ? s’écria Lyra, son esprit n’arrivant plus à réfléchir correctement dans la tourmente émotionnelle tournoyant en elle.

- Tu as dit « Comment activer ces fichues runes », répéta Kaelan. Ce ne sont pas des runes.

Ce disant, il désigna les jambes nues de la jeune femme, visibles entre les pans de robe déchirés. Lyra lui envoya un regard ahuri.

- Ce sont des glyphes, précisa Kaelan.

- Runes, glyphes, on s’en fout ! s’écria Lyra, hors d’elle. Ash et les siens ne cesseront jamais de me poursuivre. Ils seront probablement là d’un instant à l’autre. Es-tu magicien ?

- Oui mais mon pouvoir n’est pas agressif, indiqua-t-il.

Lyra en soupira de désespoir. Elle tentait de se maîtriser mais y parvenait de moins en moins. L’important était que cet homme lui offre le moyen de s’en sortir vivante. Ash ne tarderait plus. Bien décidée à obtenir ses réponses coûte que coûte, elle lâcha sa robe pour dévoiler son corps, espérant que l’homme réagirait au corps offert et perdrait ses moyens.

- Comment puis-je activer les glyphes ? demanda-t-elle.

- Je ne te le dirai pas, indiqua Kaelan. Rien ne me détournera de ma mission. Ça prendra le temps que ça prendra, mais tu me donneras tes pouvoirs.

- Même pas en rêve !

- Bientôt, tu préféreras mourir à subir, dit Kaelan avant de sortir de la pièce.

Que venait-il de dire ? Subir ? Subir quoi ? Alors que Kaelan quittait la chambre devenue cellule, ses derniers mots résonnaient dans l'esprit de Lyra comme une sinistre promesse. Que lui réservait-il ? Et combien de temps lui restait-il avant qu'Ash ne la retrouve ?

Lyra se recula puis tira sur les chaînes qui ne bronchèrent pas. Mais pourquoi le monde entier semblait en avoir contre elle ? Omicron Elara, les magiciens, les sorciers, Ash, Fynn et maintenant ce type qu’elle ne connaissait même pas ! Ne pouvait-on pas la laisser en paix ?

Elle tenta une nouvelle fois d’activer les runes… avant de se souvenir que Kaelan les avait nommées « Glyphes ». Pas des runes. Voilà pourquoi elles ne fonctionnaient pas. Il fallait s’y prendre autrement. D’accord, mais comment alors ?

Lyra n’en pouvait plus. Elle détenait un pouvoir phénoménal qui lui échappait. La frustration fit sortir un hurlement plaintif de sa gorge puis elle tomba à genoux et sanglota. La trahison de Fynn, la pointe de la lame d’Ash sur ses côtes, la mort d’Omicron Elara et son enlèvement par Kaelan qui voulait ses pouvoirs. Les derniers événements tourbillonnèrent dans l’esprit de Lyra qui n’arrivait plus à reprendre pied. Trop. C’était trop. Elle craqua et ne put retenir le flot de larmes.

Il finit par se tarir, mais pas la tristesse dans le cœur de Lyra, ni la frustration face à son impuissance. Kaelan choisit ce moment pour reparaître. Lyra, peu encline à montrer la moindre faiblesse, se releva pour lui faire face, son corps toujours visible. Elle ne rabattit pas les pans de sa robe, non pas pour tenter de le séduire mais pour ne pas laisser entendre que sa nudité pouvait la gêner. Ne pas lui offrir de prise. Ne pas montrer de faiblesse.

Kaelan plissa les paupières, attrapa le seau qu’il avait apporté avec lui et balança son contenu sur Lyra. Elle n’eut même pas la présence d’esprit d’éviter. L’eau glacée la cisailla jusqu’aux os. Elle cria et se mit à trembler.

- Le manoir n’est pas chauffé. La fumée risquerait d’attirer l’attention, indiqua Kaelan. Cette pièce est la plus froide. Bon courage pour te réchauffer.

- Pourquoi tu fais ça ? grogna Lyra, grelottante.

- Tu vas préférer mourir à subir ce que je vais te faire, assura Kaelan.

- T’as raison, siffla Lyra. T’es pas un meurtrier. Juste un taré !

- Donne-moi tes pouvoirs, répéta Kaelan en tendant la main.

- Va te faire foutre !

Kaelan haussa les épaules avant de sortir. Lyra se retrouva seule. Le soleil déclina que le magicien n’était toujours pas revenu. Lyra passa la nuit recroquevillé sur le lit nu à frissonner. Au matin, elle était toujours humide.

Kaelan reparut, un autre seau à la main. Lyra se leva et s’écarta du lit, suivant Kaelan des yeux, bien décidée à éviter cette fois-ci. Il posa le seau à portée de Lyra puis s’approcha d’elle. Elle tenta de l’empêcher de l’empoigner mais face à un homme plus grand et plus fort qu’elle, ce fut peine perdue.

Il l’obligea à s’agenouiller devant le seau puis plongea la tête de Lyra dedans. Elle se débattit furieusement, tentant de renverser la bassine mais Kaelan tint bon. Épuisée, tant physiquement que mentalement, Lyra sentit qu’il obtiendrait vite sa reddition.

Elle se sentit pitoyable. Elle avait toujours rêvé d’aventures, d’être l’héroïne d’une histoire palpitante d’où les gentils sortent toujours vainqueur. Et voilà qu’à la première torture, elle se brisait. Sa propre impuissance lui donna la nausée. Misérable. Faible. Incapable.

- Non ! hurla-t-elle tandis qu’il lui replongeait la tête sous l’eau.

- Donne-moi tes pouvoirs, répéta-t-il alors qu’il lui permettait de respirer un peu.

Elle ne luttait plus. Sous la terreur, ses sphincters s’étaient relâchés. L'impuissance rongeait Lyra de l'intérieur, plus douloureuse que n'importe quelle torture physique. Elle qui avait rêvé d'être une héroïne se retrouvait réduite à une victime impuissante, incapable même de contrôler son propre corps.

- Je n’ai pas demandé à les avoir, chuchota Lyra en crachant de l’eau. Ce n’est pas une raison pour me les arracher de force !

- Pourquoi Valentis te les a-t-il donnés ?

- Parce que j’ai eu la gentillesse d’aller vers quelqu’un qui me semblait dans le besoin. Ash a dit que Valentis avait raté son sort de téléportation. J’ai entendu le tonnerre puis un gémissement. Je suis allée voir. L’homme au sol m’a touchée avant de m’ordonner de fuir.

Kaelan lâcha Lyra en fronçant les sourcils. Le visage de Kaelan passa par une myriade d'émotions - surprise, incrédulité, puis une sorte de résignation amère. La jeune femme en profita pour poursuivre :

- Depuis, j’ai ces machins sur le corps et tout le monde les veut. Tout le monde, sauf moi. Je veux bien te les donner ! Je ne veux juste pas mourir.

- L’un et l’autre ne sont pas compatibles, indiqua Kaelan. Maintenant que les glyphes sont en toi, tu ne peux pas les perdre sans mourir.

- Je n’ai jamais demandé à les avoir, répéta Lyra.

- Ce qui fait de toi le meilleur candidat pour les porter, admit Kaelan en serrant la mâchoire.

- Quoi ? s’exclama Lyra, abasourdie.

- Valentis disait toujours que le pouvoir devait revenir à ceux qui n’en voulaient pas. D’où la transmission du pouvoir de père en fils, tant pour les royaumes que l’Empire. Souvent, le fils aîné ne veut pas de ce pouvoir qu’on lui impose, et tant mieux. C’est ainsi qu’il deviendra un meilleur régent. Les sorciers courent après le pouvoir sans comprendre les responsabilités qu’ils imposent justement parce qu’ils le désirent.

- Je ne suis pas une sorcière, siffla Lyra.

- Je n’ai jamais dit le contraire, précisa Kaelan.

- Je ne suis pas une magicienne non plus, maugréa Lyra.

- Non, en effet. Ton corps n’est pas capable de créer un tatouage ou d’en modeler un. Tu garderas les glyphes telles qu’elles sont. Or, normalement, le rôle du porteur est de conserver mais aussi et surtout d’améliorer le schéma, avant de le transmettre à son successeur, un magicien choisi et formé en ce sens.

- Je suis navrée, annonça Lyra. Je ne voulais pas voler ce qui te revenait de droit. Je te le donnerai si je le pouvais.

Lyra observa Kaelan qui se tenait à côté d’elle, devant cette bassine d’eau où elle avait bien cru sombrer. Pouvait-elle lui faire confiance, à lui ? Il semblait aussi paumé qu’elle.

Un silence lourd s'installa entre Lyra et Kaelan, chargé de non-dits et de possibilités incertaines. Lyra sentait qu'elle se tenait au bord d'un précipice, ignorant si Kaelan allait la pousser ou lui tendre la main.

Un son strident les sortit de leur torpeur. Le bruit emplissait ses tympans, les déchirant presque. Elle porta les mains à ses oreilles mais même cela ne suffisait pas à calmer la migraine violente. Kaelan bondit vers la porte. Il attrapa une clé, libéra les poignets de Lyra puis la tira vers le mur. Quelques appuis répétés libérèrent une porte secrète qu’il referma derrière eux. En quelques instants, ils se retrouvèrent dans un souterrain silencieux et humide.

- C’était quoi, ça ? hurla Lyra dont les oreilles sifflaient.

- Des glyphes automatiques de protection montées par Valentis et ses prédécesseurs. Des intrus viennent de pénétrer le bâtiment.

- Ash… murmura Lyra.

Le cœur de Lyra battait à tout rompre, chaque pas dans le tunnel sombre résonnant comme un coup de tonnerre à ses oreilles. L'humidité s'infiltrait dans ses vêtements déjà trempés, la faisant frissonner jusqu'aux os.

- C’est probable. Nous devons partir. Quand ils verront qu’il n’y a personne, ils repartiront et le son disparaîtra.

- Ils ne peuvent pas arrêter le système ?

- Valentis a changé les codes, indiqua Kaelan. Rien n’arrêtera le son, à part une destruction totale des murs où sont inscrites les glyphes, autant dire le bâtiment tout entier. Ash n’y touchera pas.

- Pourquoi ?

- Cet endroit symbolise trop pour lui.

- Comment ça ? demanda Lyra en trébuchant sur le sol inégal.

Kaelan la rattrapa puis ils repartirent.

- Le mentor de Valentis l’avait pourtant prévenu : pas de traumatique comme apprenti. Les magiciens agissent de même.

- Je ne comprends rien à ce que tu dis, s’indigna Lyra alors qu’ils atteignaient le bout du tunnel.

Ils débouchèrent dans une montagne, au milieu d’arbres gigantesques sous un timide soleil matinal. Lyra, trempée, frissonna. Elle tenta de resserrer les pans de sa robe mais cela ne fit qu’empirer la situation.

- Il y a une caverne non loin, indiqua Kaelan. Ash ne connaît pas son existence. Viens.

- Vous vous connaissez, Ash et toi ?

- Je n’ai jamais eu le malheur de le rencontrer. Valentis me parlait souvent de lui.

- Valentis connaissait Ash ?

- C’était son premier apprenti.

Lyra blêmit à cette révélation.

- Je vais t’expliquer, promit-il.

Quels terribles secrets Kaelan allait-il lui dévoiler ? Alors qu'ils approchaient de la caverne promise, Lyra ne pouvait s'empêcher de jeter des regards nerveux par-dessus son épaule. L'idée qu'Ash puisse surgir à tout moment la terrifiait, mais la perspective des révélations de Kaelan la remplissait d'une anticipation mêlée d'appréhension.

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