Chapitre 8 - Troisième arrêt

Par _julie_

Et c'est ainsi que Margot et moi fûmes de nouveau transportées, cette fois de manière beaucoup plus éprouvante et beaucoup plus définitive.

Le voyage dura trois jours, trois jours pendant lesquels je me demandais si je n'allais pas craquer. J'avais cru m'être habituée à ce genre de transports, mais c'était tout le contraire. Celui-là me semblait bien pire que le précédent, même s'il dura aussi longtemps. La dernière fois, j'étais en meilleure santé, plus "fraîche", j'avais encore des réserves.

Là, je me sentais épuisée, vidée. Mais je ne me plaignais pas, cela n'aurait servi à rien, sinon déprimer encore plus ma sœur. Cette dernière pleurait souvent depuis notre départ et je ne réussissais pas à trouver des mots de réconfort.

J'avais l'impression d'être le Petit Poucet, mais au lieu de semer des cailloux blancs, je semais ma famille : nous avions perdu papa, et maintenant maman. Plus de parents. Nous étions seules, livrées à nous-même dans un monde où la mort régnait en maître. Sauf que le problème, c'était que ces "semences" ne me repéraient en rien dans la "forêt". Au contraire, je me sentais complètement perdue, et personne ne se souciait de moi, les gens étant trop absorbés dans leurs propres problèmes pour faire attention à ceux des autres.

La guerre, les assassinats, les camps, tout cela me semblait être un gigantesque bazar dans lequel les plus faibles perdaient pied : les détenus s'épuisaient, les enfants et les vieillards mouraient, et les nazis riaient.

Je me demandais si la vie, le monde, les gens avaient un sens.

Il m'était arrivé de croiser des personnes trop jeunes ou trop vieilles pour être encore en vie dans un camp. Certains avaient de la chance et échappaient aux sélections, d'autres mouraient par erreur. C'était la loi du plus fort et du hasard. 

 

Mais la chance tourne, il ne faut pas l'oublier.

   

Cette phrase seule me guidait et me maintenait debout.

 

Mon ventre grondait, et ma bouche était aussi sèche que du parchemin vieux de mille ans. J'avais terminé les réserves d'eau et de nourriture que l'on m'avait données au départ en à peine un jour et demi, et encore, je les avais économisées.

Heureusement, la chaleur était moins pénible que lors de mon dernier voyage à destination d’Auschwitz.

Je me retournai vers Lin.

- Janny n'est pas là ?

- Elle est dans un autre wagon.

- Oh. J'espérais qu'elle était restée. Elle aurait eu une chance de...

- Oui, je sais, me coupa-t-elle sèchement.

A Auschwitz, Janny et Lin étaient dans une autre partie du camp et nous n'aurions pas pu nous rencontrer. Mais en discutant avec Lin dans le train, nous nous étions rendues compte que nous avions été dans la même baraque à Westerbork. A l'époque, j'avais un peu parlé à sa sœur jumelle, Janny. Bien qu'elle se montre parfois d'une humeur exécrable, m'avait raconté Janny maintes fois, Lin était une personne serviable et attachante quand elle le voulait bien. J'espérais que c'était vrai, parce que pour le moment... Enfin, c'était toujours quelqu'un avec qui parler. Car Margot était muette comme une carpe. Elle fermait les yeux pour essayer de dormir, ou alors elle fixait ses yeux larmoyants dans le vague, bien loin du train, sûrement quelque part dans une baraque d'Auschwitz. Je savais qu'elle souffrait plus que moi de notre séparation avec maman. Toutes deux s'étaient toujours si bien entendues, et leur relation était très fusionnelle. Margot ignorait tout de l'indépendance que j'avais acquise à l'Annexe. Pendant ces heures d'ennui dans le train, une horrible pensée avait eu largement le temps de germer et de trotter dans ma tête, qui expliquait mon ancienne froideur avec ma mère :

 

Comme si je savais que nous allions être séparées. Comme si je m'étais détachée d'elle justement pour le moment où ça arriverait vraiment.

 

Une telle coïncidence me faisait presque peur.    

 

Après trois jours passés dans le train, nous sortîmes exténuées du wagon. Jamais je ne m'étais sentie si affamée et faible.

En voyant où nous étions arrivées, mon premier sentiment fut celui de l'ahurissement.

 

Ce camp-là n'avait rien à voir avec le précédent : il y régnait un désordre indescriptible, les gens affluaient de toute part sans savoir pourtant où aller. Tout le contraire d'Auschwitz, où l'organisation était très importante : tout était réglé au millimètre près. Rien n'était laissé au hasard. Ici, les allemands ne cherchaient même pas à  nous cacher, ne serait-ce que quelques minutes, ce qui nous attendait : ceux qui arrivaient avaient déjà de l'expérience en matière de camps et de mauvais traitements.

Margot me prit la main et me conduisit près d'un SS, auquel elle demanda, après nous avoir donné nos noms, ce qu'il fallait que nous fassions. Celui-ci chercha dans son gros registre à la lettre F, et finit par nous trouver.

- Vous devez rejoindre ce groupe-là, à gauche.

Nous nous dirigeâmes donc vers l'immense regroupement de personnes et entamâmes une longue marche, huit kilomètres d'après ce que j'entendis. Après trois jours passés à rester debout presque en permanence, la distance me donna l'impression d'être bien plus grande. Au bout de quelques minutes seulement, Margot, à bout de force, dut s'appuyer sur moi pour continuer à avancer.

Lorsque enfin, nous rejoignîmes le camp, appelé Bergen-Belsen, on nous fit d'abord entrer dans une grande salle ressemblant en tous points - tant par l'atmosphère pesante et angoissante que par la taille - à celle où on nous avait tatouées à Auschwitz. Une fois là, on nous distribua un morceau de tissu sur lequel était inscrit un nouveau matricule pour nous identifier, différent de celui que je portais à mon bras. Je ne daignai même pas y jeter un coup d'œil. Quelle importance ? Cette fois, je comptais bien m'appeler Anne Frank, pas A-25136 ni un quelconque autre numéro. D'ailleurs, je doutais fort qu'ici quelqu'un me demanderait mon matricule.

Les codes étaient quasiment les mêmes qu'à notre ancien camp. Une détenue nous rasa la tête. Dans mon cas, ça ne changea pas grand chose. Ma chevelure poussait très lentement et on distinguait à peine plus qu'un petit nuage flou de cheveux bruns sur mon crâne blanc.

A ma grande surprise, on ne nous désinfecta pas. Celles et ceux qui avaient réussi à conserver des biens matériels pouvaient les garder, ainsi que leurs vêtements. Margot et moi avions toujours notre robe-uniforme d'Auschwitz usée jusqu'à la corde. Personne ne se soucia de nous en faire changer.

Avec un manque de tact évident, je risquai une plaisanterie sur la palette de vêtements à Bergen-Belsen, moins monotone, pour dérider Margot. Mais ma sœur ne cilla pas. Son visage était blanc comme la neige et elle grelottait violemment. Mon sourire s'évanouit sur mes lèvres lorsque je lui demandai si elle se sentait bien. Sa réponse évasive, qui mettait son état sur le compte de la fatigue, me fit pressentir qu'elle était plus mal qu'elle ne voulait bien l'admettre. 

 

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deb3083
Posté le 05/08/2020
c'est peut-être moi mais on sent comme une certaine résignation chez Anne, comme si elle comprenait qu'elle n'avait pratiquement aucune chance de s'en sortir.
sinon, tu dis à un moment " ancienne froideur avec ma mère" : en fait je la ressens toujours cette froideur. elle quitte sa mère pour un autre camp mais sans réelle émotion. Enfin, je ne la ressens pas personnellement
_julie_
Posté le 06/08/2020
Je voulais insérer une nuance entre sa volonté de s'en sortir et un certain désespoir due à une condition de vie très difficile. Elle cherche à garder les pieds sur terre, ce qui est dans sa nature, tout en gardant espoir - ce qui est aussi dans son caractère. Tu avoueras que c'est difficile de ne pas tomber dans le mélodrame ou une certaine absence de sentiments (je ne sais pas si tu as lu Une Vie de simone veil, mais c'est très factuel, assez froid, sûrement parce qu'elle a du faire preuve d'un certain détachement par rapport à la situation pour ne pas flancher. C'est quelque chose qu'on retrouve chez pas mal de survivants.) Je tacherai de rendre sa relation avec sa mère moins froide sans être chaleureuse, car elle ne l'a jamais vraiment été. Merci pour tout ce temps consacré à Terminus, je t'en suis tellement reconnaissante 🙏
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