Nous croisâmes d'autres villageois sur notre chemin. Quelques-uns nous saluaient, mais tous regardaient les Gamins, surpris de les voir, enfin. Je leur étais reconnaissant de ne pas avoir forcé notre porte pour satisfaire leur curiosité ; les gosses ne l'auraient pas supporté.
Le temps filait bon train.
Nous arrivâmes à la place de la fontaine, et nous nous installâmes sur un banc. Quelques papys jouaient à la pétanque, juste à côté de la terrasse d'un bistrot. Le Soleil tapait fort et ils devaient boire régulièrement leur pastis, mais ils restaient tous debout, coûte que coûte.
La partie se finissait et je fis signe aux gosses de regarder. La dernière boule venait d'être lancée, on compta les points et tout le monde repartit au point de départ, laissant les boules en place ainsi qu'un des joueurs, un très vieil homme, minuscule, avec de longs cheveux de soie blancs, contrastant avec ses lourdes lunettes noires.
« Pourquoi ils le laissent tout seul ce vieillard ? » me demanda la Gamine.
« Parce que c'est lui qui ramasse les boules. »
« Toutes ?! »
« Toutes. »
Le visage de la jeune fille se tordit dans une grimace de dégoût. « Mais... C'est ignoble ! Il tient à peine sur ses jambes, il est tremblant et horriblement vieux ! Ces boules ont l'air super lourdes, et il y en a huit ! Il ne pourra jamais les prendre tout seul. »
« Il le fait pourtant... » dis-je simplement.
« … Vous ne valez pas grand chose, vous les humains. Laisser les sales besognes aux plus faibles. C'est honteux... Mon frère, reste avec le Vieux Gamin. » Et elle partit en direction du vieillard, nous regardions toujours le Gamin et moi.
Elle ne dit pas ''bonjour'', elle prit juste les boules dans ses mains et elle se dirigea en direction des autres joueurs. C'est alors que le vieux posa une lourde main ridée sur l'épaule de la fillette, ce qui la stoppa.
Ils discutèrent ensemble, quelques instants, le vieux passant de l'interrogation à un sourire amusé, et la Gamine de la colère à l'incompréhension. Il pointa son doigt vers le sol, et la Gamine déposa les boules à terre, sans comprendre pourquoi. Et puis le vieillard siffla, et les boules s'animèrent.
Elles se déplièrent doucement, des têtes en acier pointèrent leur bec vers le ciel, poussèrent des cris enjoués et avancèrent sur des petites pattes de moineau. La Gamine regarda bouche bée la procession d'oiseaux d'acier sans ailes qui rejoignaient le groupe de pétanqueurs.
Le Gamin frappa dans ses mains, avec joie. Je lui dis : « Ce sont des kiwis pétés, des boules de pétanque qui sont tellement vieilles qu'elles ont trouvé une âme, comme la majorité des imagos. Celles-ci appartiennent à ce vieillard : Papy Pétard, un de nos patriarches. »
Celui-ci sourit à la Gamine et suivit ses oiseaux en la tirant avec lui. Elle commença à protester, mais le vieillard fit une grimace et se mit en colère, il gronda comme le tonnerre et la Gamine finit par accepter. Alors il recommença à sourire et elle le suivit. Tout le petit groupe l'accueillit en lui tapotant la tête et en lui tirant les joues. La fillette nous implora du regard, mais comme elle voyait que l'on se marrait, son frère et moi, elle rougit et finit par accepter son destin. Et puis elle fut invitée pour une nouvelle partie. Elle se débrouillait comme un pied pour pointer, mais elle tirait très bien, elle dégommait les boules adverses et son coéquipier plaçait leurs boules près du cochonnet.
Ils s'amusaient bien.
« Et bien ! Si ce n'est pas notre berger favori, avec ses petits monstres en plus. Tu as enfin décidé de les sortir de ta baraque. Il était temps ! » venait de dire Tess derrière notre banc, le Gamin se tendit un peu et me serra la main.
« Je te rappelle que la dernière fois que tu as vu la Gamine, tu as pris tes jambes à ton cou. Tu ne voulais pas que je fasse peur à tout le village tout de même ? » Cela la fit rire.
« Je n'aime pas les fantômes, et tu en traînes assez derrière toi. Je ne voulais prendre aucun risque. » Tess frotta les cheveux du Gamin, passa devant nous et s'accroupit pour se mettre à sa hauteur. Au loin on pouvait entendre la Gamine hurler mais Papy Pétard la retenait par le bras : on ne quitte une partie de pétanque sous aucun prétexte. Elle finit par se calmer en dégommant le cochonnet et en l'envoyant valdinguer dans un arbre, ce qui n'empêcha personne de jouer.
« Bonjour toi. » s'adressa Tess au Gamin. « Je m'appelle Tess, je suis la mère de Billy. Ça va ? Le vieux berger est gentil avec vous deux ? »
Tess était une femme de 30 ans et quelques, mate de peau, cheveux bruns et frisés qui étaient tenus en arrière par une queue de cheval. Une version un peu plus délicate de Big Mama, et un peu trouillarde. Il fallait éviter de la surprendre, sinon elle hurlait de peur, mais elle récupérait bien plus vite que nos oreilles.
Le Gamin se serra contre moi, mais il hocha tout de même la tête. Il pointa du doigt Tess en la regardant et ouvrit sa main. Cette dernière parut gênée, ne comprenant pas ce qu'il voulait.
« Il veut savoir comment ça va pour toi. » traduisis-je « Enfin, je crois. » Il hocha la tête. Tess était décontenancée.
« Je vais bien mon petit, merci, mais pourquoi tu ne parles pas ? Le loup t'aurait mangé la langue ?
On l'a regarda tous les deux, ne sachant pas trop quoi dire...
« Il est muet. » dis-je. « Ils n'ont pas voulu me dire pourquoi. »
« Ah... Et tu as un nom mon petit ? » Elle s'adressa à lui directement. Même s'il ne parlait pas elle ne voulait pas le mettre à l'écart.
« Gamin. C'est comme ça que je l'appelle. »
« … C'est réducteur. »
« C'est comme ça qu'il aime que je l'appelle. »
« Toi et ta manie de cacher ton nom... Il fallait que tu adoptes un gosse qui n'en avait pas, et que tu ne lui en donnes un sans aucune saveur. T'es pas possible... »
« J'apprivoise comme je peux, Tess. Je te laisse faire ton boulot avec tes gosses, tu me laisses gérer avec les miens. »
Elle marmonna tout bas. Puis elle retourna son attention sur le Gamin. « Ça te va d'être appelé ''Gamin'' ? » Celui-ci hocha vigoureusement la tête. « Tu ne sais pas lire ou écrire par hasard ? » Il secoua la tête, mais il sourit et me pointa du doigt. « Ah ! Mais le vieux berger t'apprend. C'est bien ça ! »
Je repris la parole. « J'ai commencé avec lui, sa sœur a un peu plus de mal. »
« Il va falloir qu'ils apprennent, c'est important de savoir lire les étiquettes sur les boites de conserve, et lui d'autant plus qu'il n'a pas de moyen pour parler. »
« Je n'ai pas forcément tout mon temps pour leur apprendre, mais je prends toujours au moins une heure le soir. Toujours est-il, ça pourrait les aider qu'ils aillent dans ta classe. Si tu es d'accord... »
Le visage de Tess s'illumina. « Bien sûr que je suis d'accord. Je ne laisserai jamais un enfant livré à lui-même dans ce monde. Il faut les aider à comprendre. »
Le Gamin tira sur les cheveux de Tess, d'un regard interrogateur.
« Ah oui. » reprit-elle. « Excuse-moi mon petit. Je suis la maîtresse du village. J'apprends à tous les enfants à lire et à écrire, les mathématiques, l'histoire, l'art de la récup', et deux ou trois astuces pour survivre en s'amusant. Le vieux berger est un homme sage, mais il n'aura pas forcément le temps de vous donner toutes les clés de la vie. Je suis là pour vous aider, comme beaucoup d'autres dans le village. »
Le Gamin hésita. Puis il donna un coquelicot à sa nouvelle maîtresse. Cela la fit rire.