Chapitre 87 : Confidences

Par Kieren

Le Soleil nous réchauffait le ventre, et l'eau nous caressait fraîchement le dos. Des libellules vertes et bleues se posaient parfois à côté de nous, essayant de nous consoler ; la Gamine n'essayait même pas de les manger.

Nous ne disions rien.

Il y avait beaucoup à dire mais nous ne disions rien. Nos coquelicots traînaient dans un coin. Ils ne devaient sans doute pas traîner dans l'eau, sans doute.

Nous entendîmes des bruits de pas sur les roches instables de la rivière, avec quelques rires et chansons. Je ne levai même pas la tête pour savoir de qui il s'agissait, je n'étais pas d'humeur, les Gamins non plus d'ailleurs. De toutes façons ils ne nous avaient pas vus. Ils allèrent s'installer contre les orgues basaltiques, de grandes colonnes en pierre hexagonales qui formaient la paroi de la falaise, et ils commencèrent à jouer de la musique. De la trompette et de la guitare.

C'était une chanson joyeuse, et je sus de qui il s'agissait : « Simon et Vanessa. Frère et sœur, orphelins, enfin je crois, ils n'ont jamais dit d'où ils venaient. Ils doivent avoir la vingtaine maintenant. Simon joue de la trompette et Vanessa chante avec sa guitare. »

« Vous avez déjà tué des humains, Vieux Gamin ? » me demanda la Gamine, sans me regarder.

« … Oui. »

« Beaucoup ? »

« … Énormément. »

« C'est bien. » affirma t-elle. Quelque chose se coinça dans ma gorge, sans doute mon âme.

« En quoi est-ce bien de tuer des gens, Gamine ? »

« Cela montre que vous êtes fort, et que vous n'avez pas peur de prendre des risques. »

« Les risques sont énormes lorsque l'on tue, Gamine. On perd une partie de soi à chaque fois. C'est terrible. »

« … Je n'en suis pas sûr. Moi je trouve que l'on s'y habitue. »

Oh, mon Dieu... « Pourquoi avoir tué, Gamine ? »

« Mmmh... Pour protéger mon frère. Pour me défendre. Pour me nourrir. J'en suis assez fière. »

« Moi je n'en suis pas fier. »

« Pourquoi ? Vous avez déjà été mauvais ? »

« … Je n'ai pas toujours été bon. »

« Le referiez-vous aujourd'hui ? »

« … Non... Jamais. »

« … Pourrais-je vous tuer si jamais cela vous arrivait à nouveau ? »

« … Tu en auras toute ma gratitude, Gamine. »

« Magnifique. »

Une ombre me cacha du Soleil, il s'agissait de celle du Gamin. Il me regardait sans trop d'expression dans les yeux.

« Je suis désolé » lui dis-je.

Il eut un sourire navré, mais doux malgré tout.

« Je ne suis pas la meilleure personne pour m'occuper de vous. »

Il fit « non » de la tête et se mit en boule à côté de moi, se servant de mon bras comme d'un oreiller.

« Je trouve que vous faites un job très correct pour l'instant, Vieux Gamin. Vous êtes bien meilleur que les autres humains que nous avons croisé. Vous êtes le seul à vous être vraiment occupé de nous. »

« Vous n'avez pas dû chercher beaucoup. »

« Ce n'est pas vrai. C'est juste que nous n'avons trouvé personne qui aurait été bien pour nous. »

« Et vous n'avez rien choisi de mieux qu'un vieil assassin pour vous tenir compagnie ? »

« Les autres étaient faibles, lâches ou cupides. Ils ne nous auraient rien apportés, au mieux, voir ils nous auraient tout pris. Nous avons besoin d'être forts pour survivre dans ce monde. »

« Vous avez aussi besoin d'amour... »

Le Gamin me serra le bras.

« Ça aussi vous nous l'apportez... Je... »

« Oui ? »

« Je ne pensais pas que cela aurait pu être possible. »

« Pourquoi donc ? Tu t'en veux de quelques chose ? » Cela la fit rire.

« M'en vouloir ? Pour avoir fait quoi ? Tuer des humains ? Vous plaisantez, Vieux Gamin. Je vous l'ai dit : j'en suis fière. C'est pour cela que je suis étonnée qu'un humain comme vous puisse avoir de l'amour pour moi. Pour mon frère je comprends, il ne vous a rien fait ; mais moi, moi j'ai fait. »

« C'est mal. »

« Ah ouais ? C'est mal ? C'est mal de tuer un humain, c'est ça que tu dis le Vieux ? Mais merde alors ! C'est la réplique la plus innocente et la plus ridicule que j'ai entendu sortir de ta bouche. Sérieusement ? De la part d'un chasseur qui n'hésite pas à tuer pour trouver sa nourriture ? Tu le connais pourtant l'ordre naturel des choses : « les forts mangent les faibles » et « le nombre fait la force ». Tout le monde sait ça. Alors vous formez des familles, et vos familles forment des meutes, comme tous les animaux. Et comme tous les animaux, vous éliminez les plus faibles de la meute afin que les plus forts puissent manger, pour devenir encore plus forts. C'est normal. C'est dans l'ordre des choses. Mais ce qui n'est pas dans l'ordre des choses : c'est que vous ne l'assumez pas !

Vous vous dites « tuer c'est mal », « la violence appartient aux faibles » et du coup vous vous décorez de bons sentiments pour vous dire que vous êtes au dessus de ça, vous êtes meilleurs que les animaux. Mais bordel de chiasse, vous êtes pire que la plus lamentable merde de limace que j'ai vu de toute ma vie ! Vous faites quoi quand vous paniquez ? Vous faites quoi quand la famine, les brigands ou l'ennui frappent à votre porte ? Vous faites quoi de vos chef qui accusent, jugent et condamnent l'humain qui a agit de son plein gré ? Pour protéger celui qu'il aime ? Vous regardez le jugement passer et vous vous en battez les couilles ! C'est pas vous qui avez jugé. Vous êtes pas responsables ! C'est lui qui a coupé la tête du voleur, moi j'étais pas d'accord, mais j'ai pas pu prendre les armes pour le défendre, parce que c'est mal ! Vous n'êtes qu'une bande de couards, faibles et hypocrites. Incapables de guider vos propres vies, et encore moins d'accompagner ceux que vous aimez !

Alors, quand je vois sortir de la bouse une personne de ton acabit, le Vieux, qui a tué, et qui tuera encore pour défendre ce qui te semble juste, alors oui ! Je veux apprendre de toi ! »

« … Merde alors. Quelle passion ! Je suis impressionné, Gamine. C'est un très beau mensonge déguisé. Je reste sur mes acquis, c'est mal. »

« De quoi !? »

« Tu mens. C'est mal. »

« D 'où je mens ? Dis moi que c'est pas vrai ce que je viens de dire ! »

« Non, non, c'est vrai. Ton analyse sur la violence et la force est plus que tangible. J'ai moi même défendu ce point de vu avec hardiesse quand j'étais jeune, cela m'aidait à oublier que je m'en voulais. »

« Je ne m'en veux p... »

« Énormément. Parce que tu as fait des choses que tu n'assumes pas. Parce que c'est plus facile d'accuser les autres que de se regarder en face. C'est normal. C'est humain. »

Cela lui fit mal. Elle ne disait rien, alors je tournai la tête sur le côté pour l'observer. Elle était tétanisée, accroupie dans l'eau, les yeux exorbités et dirigés vers moi. Elle voulait répliquer mais rien ne sortait. Elle finit par balbutier : « C'est humain ? », son frère pâlit quand il la vit.

« Oui c'est humain. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu ne l'as pas digéré. »

« C'est humain ? » demanda t-elle un peu plus fort. Il fallait que je sois rapide et précis. J'avais tiré une flèche, il fallait finir le travail.

« Tu te caches toi même. Ça arrive. Il n'y a pas a en avoir honte. »

« C'est HUMAIN !? » cria t-elle, debout face à moi. « Vous n'avez pas peur de mourir, vous ! »

« Qui essayes tu d'impressionner avec tes menaces ? Qui essayes tu de convaincre ? Moi ? Toi ? Ou ton frère ? »

« Laissez mon frère en dehors de ça ! » hurla t-elle, en sortant son éternel couteau de sa poche.

« Alors tu tues aussi pour cacher la vérité ? Encore un mort dont tu seras fière. Mais tu as raison ; laissons ton frère en dehors de tout ça. » Je me tournai vers lui, faisant semblant de ne plus voir la fillette. « Gamin, ta sœur et moi avons besoin de discuter, cela risque de ne pas être agréable, éloigne toi un peu, d'accord ? »

Celui-ci était terrifié, mais il refusait de me lâcher : il savait que sa sœur ne prendrait pas le risque de m'attaquer s'il restait à côté de moi.

« Ça ira petit. » lui dis-je doucement, en lui frottant les cheveux.

Il leva son regard, fixa le mien, et s'enfuit en courant.

Une pierre me fonça dessus, je la réceptionnai avec ma main valide, et je m'en servis pour dévier la lame qui fonçait sur mon cœur. La Gamine cracha et sauta en arrière.

« Je vois que tu aimes bien la technique de la déconcentration ; fillette. Tu attends que je regarde ailleurs pour frapper. Mais tu me l'as déjà fait ce coup. Essaye encore. »

Elle tourna autour de moi, dans la rivière. Elle soufflait entre ses dents serrées, folle de rage. Elle se déplaçait lentement, déclenchant des feintes pour m'impressionner, mais je savais qu'elle allait m'attaquer quand j'aurai le Soleil dans les yeux. Je préparai mon lancer.

Elle finit effectivement par sauter dos au Soleil, et elle sauta haut. Mais avant qu'elle ne pu m'atteindre, mon caillou percuta son poignet, déséquilibrant sa prise sur le couteau, que je finis par le lui faire tomber d'un coup du plat de ma main. Je fis mine de la saisir par la gorge, alors elle esquiva sur le côté et j'en profitai pour reprendre son arme. Je l'examinai, devant sa mine dégoûtée.

« Couteau de chasse, lame inoxydable. Vingt deux centimètres, Vingt cinq à l'origine si j'en juge par l'épaisseur et les marques d'usure. Ancien, important, et bien entretenu. Sûrement un cadeau ou un butin spécial. Tu y tiens, alors je ne le détruirai pas. Mais tu n'en auras plus l'usage à partir de maintenant. Tu t'es mal conduite aujourd'hui Gamine. Tu es punie ! »

« Allez vous faire foutre ! Rendez le moi ! »

« Tu n'en as pas besoin. Montre moi comment tu te débrouilles à mains nues. »

Elle se baissa pour prendre un caillou, mais je lui aspergeai les yeux d'un coup de pied dans l'eau. Elle paniqua, et tenta de donner un coup à l'aveugle. Elle me rata largement, et je lui balançais une claque qui résonna contre les pierres.

« À mains nues j'ai dit ! Et puis c'est quoi ce vieux réflexe d'attaquer au lieu de te défendre ou d'esquiver ? Tu vois rien, tu te protèges ! C'est pourtant évident que tu ne me toucheras pas ! »

« Ça va comme tu veux, Monsieur à la longue barbe ? » me demanda Vanessa qui observait la scène avec son frère, curieuse et un peu inquiète.

« Ça va ma grande, ça va. J'apprends juste à la Gamine à se battre. Ça lui fait du bien ! » Celle-ci profita de ma réplique pour m'attaquer de nouveau au genou, avec le caillou. J'écartai alors les jambes et les refermai sur son poignet, bloquant la pierre.

Elle essaya de la retirer et j'en profitai pour lui en retourner une, sur la même joue. Elle lâcha la pierre et tituba en arrière. « Mais tu as la tête dure ! J'ai dit à mains nues ! Et arrête les attaques surprises ! Je t'ai déjà dit que ça ne marchera plus avec moi ! »

« Raah ! Ça fait mal ! » cria t-elle, la joue en feu.

« Évidemment que ça fait mal ! Tu pensais que j'allai attaquer autre part ? Regarde ma main ! » lui dis-je en exhibant mon membre ficelé de bandages. « Je peux pas l'utiliser, je l'ai bousillée pour te protéger. Tu l'as oublié ? »

Elle se stoppa dans son mouvement pour prendre une nouvelle pierre, elle commença à pleurer en prenant une position de combat. « Non, non, je ne l'ai pas oublié. »

« Et tu crois que c'est du respect que d'attaquer celui qui te protège avec un couteau ou des pierres ? »

« Vous ne me respectez pas ! »

« D'où je te respecte pas ?! »

« Vous ne respectez pas... ce qui est juste pour moi ! Ce en quoi je crois ! »

« Tu crois en des vérités générales pour excuser ta conduite ! C'est lâche ! Et tu vaux mieux que ça ! »

« Ce n'est pas vrai... » bredouilla t-elle.

« Tu vaux mieux que ça ! »

« Ce n'est pas vrai ! » elle commençait à trembler, elle avait les yeux fermés, mais cela ne pouvait arrêter ses larmes.

« Regarde toi ! Regarde le monde ! Regarde droit devant toi, et attaque ! Avec grâce et dignité ! »

Elle ouvrit les yeux, hurla et se jeta sur moi. Elle m'assena une pluie de coups, au torse, aux jambes, aux pieds, au plexus, aux cotes ; elle laissa mon bras blessé tranquille. C'était une attaque frontale, sans réflexion, que je pus bloquer du mieux que je pouvais. Elle hurlait, ses yeux ne montrait pas de colère, seulement de la peine et de la peur.

Et puis elle continua. Je ne pouvais pas répliquer, et je n'en avais pas besoin. Ses coups faisaient mal, mais elle s'épuisait. Et au bout de quelques temps, elle ralentit. Je finis par attraper ses deux mains, et je levai la mienne, qui était blessée.
La Gamine ne put dégager quoique ce soit pour se protéger, alors elle arrêta de respirer, ferma les yeux, et attendit le coup.

Je refermai alors mon bras blessé sur ses épaules et la serra contre moi. « Voilà. Là c'est mieux. Là je suis fier de toi. »

Elle respira un grand coup et recommença à trembler. « Pourquoi ? Je ne vous ai même pas touché. »

« Tu as joué franc jeu, avec un ennemi qui jouait franc jeu lui aussi. Tu as été honnête, droite dans tes pompes. Tout le monde n'en est pas capable. »

« Alors à quoi ça sert ? Lâcha t-elle en reposant sa tête contre moi. Je vis le Gamin se rapprocher timidement. Je lui souris.

« À se sentir bien. »

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