Chapitre 89 : À l'origine du feu

Par Kieren

« Ça fait beaucoup de coquelicots quant même. »

« Tous les villageois les ont déposés, et il y en a beaucoup par villageois. »

« Donc on ne les garde pas pour nous ? On doit les planter dans ce carré de terre entre deux baraques ? »

« Seulement ceux que l'on vous a offert, le reste finit sur le tas de paille. »

« Ceux que vous avez pas donné, vous les mettez sur la paille ? Au milieu de la place ? Il s'agit d'un autel ? » Le Gamin dressa l'oreille à la question de sa sœur.

« On peut dire ça comme ça... »

« Vous avez l'art de répondre pour ne rien dire, Vieux Gamin. »

« Parfois les actes sont plus importants que les paroles. Allez planter vos coquelicots, et prenez quelques graines au passage, il faudra en replanter pour l'année prochaine. »

Les gosses commencèrent à bouger quand soudain : « Attendez les Gamins ! Vous n'allez pas me dire que vous oubliez tonton Riton quant même ! » dit ce dernier en posant ses grosses paluches sur leur tête. La fillette feula, mais son frère se retourna et serra Riton dans ses bras.

« Salut camarade. Je me demandai si on allait finir par te croiser. »

« Oooh tu sais, vieux bonhomme, il s'agissait tout de même de dire « bonjour » à tout le monde dans le village ; quant bien même c'est plaisant, cela prend un petit peu de temps. Ah ! L'amitié... Cela prend de la place » et il déchargea tout un panier d'osier remplit de coquelicots, il devait en avoir une bonne centaine. Il farfouilla quelques instants dans le panier avant d'en dégager trois qui portaient des colliers de cœurs en papier avec nos noms dessus, et il nous les donna avec un grand sourire.

La Gamine hésita en regardant la fleur dans ses mains, puis elle partit sans rien dire pour aller la planter, son frère donna à Riton un coquelicot et il partit rejoindre sa sœur, je lui en donnai un aussi.

« Étrange tout de même... Très étrange : je donne trois fleurs et je n'en reçois que deux » déclara Riton en regardant ses mains de manière pensive.

« Billy lui a expliqué la signification derrière les coquelicots. Sans doute n'a t-elle pas envie de promettre ce qu'elle n'est pas prête à offrir. Cela reste honnête. »

Riton sourit en entendant cela « Mais non ce n'est pas ça : j'ai donné plus que je n'ai reçu, cela fait de moi un homme généreux ! »

« … Tu es vraiment mauvais pour le commerce. »

« On parle de commerce du cœur, mon vieil ami. Cela est infiniment plus complexe que le commerce de marchandises. »

« Sans doute... Allons planter la récolte de notre cœur alors. »

« Après toi alors ! » dit-il en souriant.


 

Une fois notre forfait accompli, nous nous installâmes à l'une des nombreuses tables en périphérie de la place. Nous mangeâmes en compagnie de Théo et de Sifil, ces derniers nous ayant rejoints sur la place du village. Riton était resté avec nous, j'aperçus sa femme rire avec ses amies, ils ne s'adressèrent aucun regard.

La nuit apparaissait mais l'ambiance était à la fête. Des lanternes illuminaient la place, des enfants jouaient dans les rues avec un ballon, le Gamin partit jouer avec eux, tandis que sa sœur les surveillait de près. Cela dura un temps, pas très long, et puis le Gamin s'isola, on lui fit moins de passes. Et puis, plus du tout. Il revint nous voir, la tête basse. Il ne fit aucun geste et ne tenta pas de communiquer, même avec sa sœur ; mais celle-ci lui prit quant même la main.

Théo ne vit rien, il continuait de me parler de sa commande d'insectes pour ce soir. Sifil regardait le Gamin, puis elle plongea sa patte dans son écharpe, et en dégagea une feuille blanche. Elle se mit à la plier, à lui donner forme, et elle en fit un oiseau. Elle donna cet origami au Gamin, dans ce mutisme qu'ils partageaient. Celui-ci y jeta un coup d’œil, et il serra Sifil dans ses bras. Elle retourna le geste. Ils en firent toutes la soirée.


 

Puis, le brouhaha cessa, et tous les regards se portèrent au centre de la place, là où était entreposés la paille et les coquelicots orphelins. Aïdan était devant et fixait les fleurs, derrière son masque. Tout le monde le regardait en chuchotant.

« Qu'est ce qu'il fait là lui ? » me demanda la Gamine, irritée.

« Il est là où il doit être. Il est la raison même de cette fête. »

La Gamine fronça les sourcils. « Un gars aussi taciturne pour une fête aussi joyeuse ? C'est n'importe quoi ! »

« … Cette fête n'a pas d'origine joyeuse. Comme vous l'a dit Billy tout à l'heure, nous sommes assez isolés dans la République, les bandits s'en prennent assez souvent à nous. »

« Ils nous prennent pour du bétail. » enchérit Théo. « Ils attendent quelques années que l'on remplisse nos greniers, puis ils viennent pour tout nous piquer, en nous laissant juste ce qu'il faut pour que nous survivions. »

« Il fut un temps où la République nous aidait, nous protégeait. Mais aujourd'hui, elle a périclité. Elle est bouffée de l'extérieur, et de l'intérieur. Alors nous devons nous protéger tout seul. Et les bandits n'aiment pas la résistance. Un père voulut protéger sa famille le jour de la dernière razzia, il lança un cocktail Molotov sur leur chef. Les bandits n'apprécièrent pas. Mais alors pas du tout. »

Aïdan ouvrit sa sacoche et en sortit délicatement un scarabée transparent, gros comme mon poing. Il le caressa un peu, puis il lui pointa du doigt les coquelicots sur la paille. L'insecte s'envola, et commença à briller, à briller d'une lumière rouge, puis blanche, étincelante. Et il projeta une boule incandescente de son abdomen. À l'instant où cette dernière heurta les fleurs, une gerbe de flamme haute de deux mètres englouti les coquelicots qui n'avaient pas été offerts.

Les flammes se reflétèrent sur le masque d'Aïdan, elles étaient tellement fortes que certains détournèrent le regard. Pas les Gamins.

« Les bandits enfermèrent la famille dans leur maison, et ils y mirent le feu. Ils obligèrent les villageois à regarder. »

« Je n'étais qu'un gosse quand c'est arrivé » continua Théo. « Mais les cris... Les cris !... Je les entends encore certaines nuits. »

« Mais vous n'avez rien fait ?! Vous ne vous êtes même pas battus ?... Même pas toi, le Vieux ? » demanda la Gamine, en grinçant des dents.

« On ne peut pas être partout à la fois, Gamine. J'étais en voyage à cette époque. Mais non, les villageois n'ont pas osé. Pas pu. Pas eu le courage de se battre avec des fourches et quelques carabines contre des fusils mitrailleurs. »

« Des quoi ? »

« Des armes qui donnent un avantage certain sur qui que ce soit. Des armes très coûteuses que l'on ne trouve que dans la capitale, ou dans les marchés noirs.

Ils n'ont pas tenté. Et maintenant ils s'en veulent. C'est pour ça qu'on fait cette fête aujourd'hui. Pour garder en mémoire que l'on a besoin les uns les autres, pour survivre, et ne pas se défiler.

On plante les coquelicots que l'on a reçu là où il y avait une maison qui a brûlé autrefois. On brûle ceux qui n'ont pas trouvé d'amis. Jusqu'à ce qu'Aïdan soit satisfait. »

« Pourquoi Aïdan ? Qu'est ce qu'il a avoir avec tout ça ? »

« … C'est le fils, le seul rescapé du massacre. »

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