Chapitre 90 : ... Et après ?

Par Kieren

« Au final, tout le village est hypocrite. »

Nous étions tous les trois sur le flan de la colline, sur le chemin du retour. Le Gamin dormait dans mes bras, sa sœur marchait à nos côtés. Je ne la voyais pas trop mais le brasier en contrebas me permettait de distinguer sa silhouette dans les ténèbres. Nous n'étions que trois ombres, n'existant que par le feu des souvenirs brisés et des promesses plantées.

« Un peu, oui. Mais on ne peut pas encore juger, pas avant le prochain combat. »

« Bah voyons, la bonne excuse. » cracha la Gamine. Elle ramassa quelque chose par terre, et le jeta dans sa bouche. D'après les craquements entre les mastications il s'agissait sûrement d'un escargot. Sa coquille ne servira pas à accueillir de coquelicot. « Et vous, dans tout ça ? »

« Moi quoi ? Ce que j'en pense ? Ce que je fais ? »

« Non. Est ce que vous êtes hypocrite, Vieux Gamin ? »

Je lui tendis un sourire triste. « Bien sûr que je suis hypocrite, ça dépend des jours. Tu ne l'es pas toi ? ». Cela eut l'air de la froisser.

« Non. Jamais ! »

Je lui foutus une claque sur le haut du crâne. « Menteuse. »

« Par rapport à quoi ? »

Je lui saisis alors la tête et me rapprocha de son oreille pour lui chuchoter : « Je ne sais pas... Par rapport aux croyances que tu as inculquées à ton frère alors que tu n'y crois pas toi-même. » Je me relevai alors et annonçai à haute voix : « Par rapport au fait que tu es humaine et que tu te convaincs de ne pas l'être. »

Elle ne sut pas quoi répondre, alors elle se dirigea seule vers la pierre plate, la même où elle s'était endormie avec mon manteau quelques mois auparavant. J'en profitai alors pour déposer son frère dans son lit. Au moment où je m'apprêtai à partir, celui-ci m'attrapa le pan de ma chemise. Il ne dormait pas, j'avais bien fait de chuchoter tout à l'heure.

Il fixait le plafond, les yeux entrouverts. Il ne bougeait pas.

« Tu sais Gamin, tout à l'heure, avant de partir, j'ai trouvé que tu as eu beaucoup de courage de donner un coquelicot à Aïdan, devant le bûcher. Ça a fait peur à tout le monde, y compris à moi, et j'ose à peine imaginer ce qu'a ressenti ta sœur. Tu ne dois pas te sentir mal par rapport au fait qu'il l'ait jeté dans le feu. Tu savais ce que ton geste signifiait, et il a donné une réponse. Est ce qu'il mentait ? Est ce qu'il a répondu sous l'emprise de la colère ? Est ce que tout simplement il ne te connaissait pas assez ? Et de facto : toi non plus ? »

Il ne bougeait pas, il ne clignait même pas des yeux, mais il commença à pleurer.

« On ne peut pas sauver tout le monde à coup de baguette magique. Le village essaye de réparer sa faute depuis des années. IL essaye de se faire pardonner, et de sauver Aïdan, de la colère, de la douleur, et de la solitude... Comme j'essaye de vous sauver tous les deux. »

Il ferma fort les paupières et son visage se crispa. Il ouvrit la bouche et essaya désespéramment d'articuler quelque chose, mais rien ne sortait. Il s'agita de plus en plus, se prenant la gorge puis se frappant le torse de son poing. Un poing si frêle, je le lui pris, délicatement, puis je le mis dans ma barbe. Il se calma, et la caressa, en silence. Sa respiration ralenti, puis sa main retomba sur sa poitrine, et il s'endormit, sans dire un mot.

Je le recouvrai de sa couverture, avant de partir en fermant la porte.

Dehors, entre le brasier et la Lune, le Gamine attendait.

Tu sais fillette, entre ton frère qui ne peut physiquement pas parler, et toi qui laisses tes émotions s'exprimer à ta place, vous faites vraiment la pair.

« Ton frère a essayé de me parler à l'instant. » Elle tendit l'oreille. « Ça ne voulait pas sortir, mais il a essayé. »

« Il n'a pas besoin de parler, je le comprends très bien tel quel. »

« Tu le comprends, ou tu crois le comprendre, mais pas les autres. Et il se sent seul. Tu ne vas pas me dire que tu ne l'a pas remarqué ! »

« Bien sûr que si ! Je le vois bien... Vous croyez que j'en suis responsable ? Vous croyez que je n'ai rien fait pour le changer ?! Il ne m'a jamais parlé, pas plus qu'à quiconque d'ailleurs... Je l'ai vu tout à l'heure, avec les autres enfants. Il essayait de rentrer dans le groupe... Mais ça n'a pas marché, il n'en n'ont pas voulu. »

« Réponds moi honnêtement Gamine ; c'est eux qui l'ont rejeté, ou c'est lui qui s'est isolé ? »

« … Qu'est ce que ça change ? Dans une meute il faut se battre pour trouver sa place. »

« Dans ce cas tu dois l'encourager à aller de l'avant, à aller au delà de son handicap. »

« … Comme vous, Vieux Gamin ? En lui apprenant l'écriture ? … Merci d'ailleurs, ça peut servir. »

« Des outils qui permettent de vivre un peu mieux dans ce monde. »

« … Vous en retirez quoi ? De tout le bien que vous apportez ? Que vous nous apportez ? Dans ce monde ?... »

« Et bien, quand tu vis aussi vieux que moi, jeune fille, tu t'aperçois que tu forges le monde dans lequel tu vis, tu en as une certaine responsabilité, et tu en retires un grand bonheur, quand tu le rends plus beau. »

La Gamine ne me regardait pas, elle regardait la Lune, et les poussières d'étoiles. « Mmmh... C'est bien. Et si vous arrêtiez de mentir, c'est quoi votre vraie raison ? »

« … Compenser le mal que j'ai pu faire tout au long de ma vie, ça soulage la culpabilité. »

« Mais qu'est ce que vous allez vous emmerder avec des remords, Vieux Gamin ? Ça sert à rien, ça ralentit. »

« Parce que tu arrives à te regarder dans une glace sans avoir des sueurs froides, toi ? »

« J'ai des sueurs froides quand je regarde des humains, j'essaye de ne pas en être pour cette raison. »

« Mmmh... Chacun son truc. »

« … Et donc ? Vous vous occuper de nous pour vous sentir mieux avec vous même ? »

« Au début, oui... Maintenant je vous garde parce que vous êtes les enfants que je n'ai jamais pu avoir »

« Donc vous le faites pour vous ? Pas pour nous ?... C'est vrai que vous êtes hypocrite. »

« Tu n'es pas satisfaite de moi, Gamine ? »

« Si ! … Si, bien sûr. »

« Tu as le droit de ne pas l'être, dis le moi juste... Dis le moi aussi si ton frère ne l'est pas. Je ferai en sorte d'ajuster. »


 

Nous restâmes quelques instants sans parler. Le vent donna naissance à une nuée d'escarbilles au dessus du feu. On aurait dit des lucioles... C'est gentil les lucioles... ? Je me sentais las. C'était une longue journée, mais il me semblait avoir fait dans le juste.

« Vous pensez qu'il faut une raison pour aimer quelqu'un, Vieux Gamin ? »

« Tu penses qu'une réponse est nécessaire, Gamine ? »

« … Non … mais j'aimerais comprendre quant même. »

« Pour mieux contrôler tes émotions ? Pour mieux pouvoir choisir ? »

« … »

« Il n'y a rien à contrôler quand on parle d'amour, fillette. C'est comme se questionner sur l'existence de la vie : elle existe, c'est tout, il faut faire avec. »

Elle ne répondit pas, nous regardions tous les deux en contre bas ; elle se pencha et adossa sa tête contre moi.

Moi … Moi je lui frottai sa longue tignasse de mes vieux doigts ridés.

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