I-Impossible…
- Tu vas bien ?
Anastae avait bien devant elle la seule elfe élémentaire encore vivante.
Elle était si… différente. Une grande sagesse se lisait dans ses yeux, l’air détaché de tout et de rien à la fois, présente et absente au même moment. Un vague sourire mystérieux sur ses lèvres. Le vent semblait fouetter sa peau et soulever ses boucles de sa propre volonté. Son corps était gracile, et la robe légère qu’elle avait sur elle donnait l’impression qu’elle s’envolait progressivement.
Étrange était le mot, mystérieux suivit. Cette elfe renfermait tous les secrets du monde et Anastae voyait une déesse devant elle. Ses lèvres esquissèrent de nouveau un petit sourire, elle hésita pendant un instant et finit par se lever vers elle.
Ses mouvements étaient silencieux, ses pieds se posaient délicatement dans la terre, s’enfonçaient dans cette dernière sans aucune honte, et la manière dont elle se pencha vers elle la fit presque tourner de l'œil. Bien entendu, l’elfe ne la toucha pas : un quelconque contact avec quelqu’un qui ne partageait pas les mêmes pouvoirs pouvait troubler la connexion qu’elle avait avec la nature.
Anastae trembla, bégaya quelques mots, et se trouva, pour la première fois de sa vie, dans un sentiment d’euphorie étrange. Sa belle voix chantante, douce et claire à la foi, résonna dans la clairière :
- As-tu besoin d’aide ?
- Vous êtes… L’elfe élémentaire ?
Un petit rire jaillit de sa bouche et elle repoussa une boucle bleue derrière son oreille :
- C’est bien moi.
- Putain.
Anastae plaqua sa main sur sa bouche, choquée et déçue d'elle-même d’avoir ce genre de réaction. Seulement, l’elfe élémentaire se contenta de sourire et de s’agenouiller à ses côtés. Lentement mais gracieusement, elle tendit son doigt pour l’enfoncer dans la peau tendre de sa joue, le regard dans le vague :
- Pourrais-tu ne pas dévoiler que j’étais ici ? Je n’aimerais pas créer une quelconque émeute.
- Je vous admire tellement !
La jeune elfe écarquilla ses yeux, étouffa un gloussement. Anastae avait véritablement le sentiment qu’elle avait une déesse devant elle : ce vieux rêve d’enfance qu’elle avait tenté d’enterrer se réalisait finalement ! Cependant, elle avait du mal à croire que tout soit aussi féérique : ce monde cachait beaucoup de choses derrière de beaux sourires.
Mais, pour le moment, Anastae ne pensait pas à cela, elle en aurait tout le loisir tard dans la soirée, dans sa propre chambre, l’esprit plein de rêves.
La jeune fée se redressa, sa belle robe verte légèrement froissée, et continua sur sa lancée :
- Vous ne savez pas depuis combien de temps j’attends de vous rencontrer ! Je crois bien que j’ai lu tous les livres qui concernent les elfes élémentaires, je suis une vraie connaisseuse… Vous m’en voudriez si je vous pose quelques questions ?
- Navrée, mais je n'en ai pas le droit. Du moins dans ce domaine, ajouta- t-elle avec un petit sourire.
L’elfe élémentaire se releva, lissa sa robe blanche, et lui fit signe de faire de même. Anastae ne se préoccupa pas du refus qu’elle venait de subir et suivit son ordre. La jeune fée n’était plus la même : si la fille devant elle lui avait demandé de se jeter dans la rivière, elle l’aurait fait sans aucune question. Elle était complètement hypnotisée et elle savait qu’elle allait s’en mordre les doigts plus tard dans la soirée.
La découverte qu’elle venait de faire sur son entraîneur passa au second plan et elle se demanda, dans une vague de clairvoyance, si elle allait se remettre de ces deux nouvelles. Tout son corps tremblait, son esprit était rempli de mille et une questions qu’elle ne pouvait poser, le cœur presque au bord des lèvres, mais d’excitation.
L’elfe battit de ses longs cils noirs et se racla gorge :
- Pourquoi es-tu venue ici ?
- Eh bien… C’est assez compliqué mais il faut croire que le destin m’a conduit jusqu’ici. Si vous…
- Tutoie moi, sourit-elle. Le vouvoiement me met légèrement mal à l’aise.
- Tu es incroyable, gloussa Anastae. Tu as guidé mes rêves d’enfance, enfin le seul que je n’ai jamais eu, et…
Une grimace glissa sur le visage de la fille en face d’elle.
Anastae se demanda si elle avait dit quelque chose de mal mais après avoir repassé sa réponse dans sa tête, elle ne comprenait pas la réaction de l'elfe. Peut-être était-elle gênée d’avoir quelqu’un qui l'idolâtre… ? Mais elle était la seule elfe élémentaire encore vivante, elle devait se douter qu’elle était une déesse pour ce monde :
- Je n’ai plus rien des elfes d’auparavant, expliqua-t-elle avec un pauvre sourire. Si j’en garde les mêmes origines, ne va pas croire que j’ai des similitudes avec eux. Je suis faible, bien plus que les manuels le font croire ou encore que l’Académie vous force à croire.
Elle tourna sur elle-même, sa robe dévoilant ses pieds nus tâchés de terre. Devant ce lac, elle avait un air magique : si pure, parfaite, sage. Si éblouissante, Anastae savait qu’elle n’était rien face à elle.
Cette dernière lui sourit et argumenta :
- Tu es la dernière créature de ton espèce, tu as tout d’incroyable.
Un bruit de brindille qui se craquait retentit derrière elles. Anastae sentit son sang se glacer en songeant qu’il s’agissait peut-être de Leith qui était venu la chercher après l’avoir vue prendre ses jambes à son cou. Si c’était le cas, il ne fallait pas qu’il voit l’elfe élémentaire : Anastae avait saisi que sa présence devait rester secrète.
Elle recula donc, fit signe à la jeune elfe de faire de même avant de lui indiquer de se cacher derrière un arbre. Seulement, elle esquissa un petit sourire et se contenta de faire le contraire de ce qu’elle disait, très sereine. Sa fine silhouette s’avança vers les arbres et sa voix douce perça le silence pesant instauré :
- Thalion, tu peux sortir de ta cachette.
Un pied sortit d’un arbre, suivit d’un bras pour finalement dévoiler ce certain Thalion qui était le prince ET son entraîneur. Anastae fuya instinctivement son regard, elle ne voulait pas encore réaliser la vérité et en subir les conséquences : pour le moment, elle était aveugle et sourde. Malgré qu’elle ne voulait pas le voir, un petit coup d'œil lui montra son sourire narquois, les mains placées sur ses hanches, cette lourde couronne d’or sur la tête.
L’elfe élémentaire les fixa tour à tour ( Anastae crut mourir quand ses iris oranges se posèrent sur elle ) et demanda :
- Vous vous connaissez ?
- Rien ne t'échappe. Anastae ?
Cette dernière leva sa tête, voulut le foudroyer du regard mais se retint en songeant qu’elle n’était rien face à lui , et lui indiqua d’un mouvement de tête de parler :
- Pourrais-tu ne pas dévoiler qu' Emma se trouvait ici ?
- Emma ?
- C’est mon prénom, précisa la jeune elfe.
Anastae fronça ses sourcils, déconcertée. Elle en était sûre, ce prénom était totalement humain. Des Emma, elle en avait côtoyé à son ancienne école, elle gardait d’ailleurs un bon souvenir d’une petite fille aux yeux verts clairs qui jouait quelquefois avec elle. Cependant, elle ne pouvait rien dire, elle n’était pas censée savoir qu’il s’agissait d’une nomination humaine.
Mais après tout, le monde elfique évoluait constamment, Anastae avait déjà entendu de rares prénoms à tonalité humaine. Cela ne signifiait rien, elle s’emballait juste un peu, d’autant plus qu’elle avait cette merveilleuse elfe devant ses yeux, un rêve d’enfant.
Cependant, elle gardait encore l’esprit lucide, du moins il était redevenu plus limpide après quelques minutes, et elle demanda au Prince, d’un ton qui indiquait qu’elle n’oubliait pas qui il était et quel pouvoir il avait sur elle :
- Serait-ce là…
Elle hésita un instant à le tutoyer :
- Votre part de marché ?
Anastae venait de créer une immense distance entre les deux créatures. Elle lui montrait ainsi qu’elle n’avait apprécié qu’il lui cache son identité si importante et qu’elle avait le sentiment qu’il s’était joué d’elle et l’avait piégée. Anastae n’allait pas le remettre à sa place, elle tenait juste à lui faire comprendre qu’elle n’était pas une idiote et que sitôt sa part de marché remplie, elle partirait aussi loin de lui qu’elle le pouvait.
Même si cela l’obligeait à abandonner ce rêve qui était de voir cette Emma plus souvent :
- Bien sûr que non, répliqua-t-il en lui servant son sourire de chat. Mais je compte sur toi pour ne rien dire, n’est ce pas ? Je t’apprécie beaucoup, Anastae. Ne gâche pas ça.
- M’apprécier, siffla t-elle d’un ton amer mais en se mordant la lèvre de justesse pour ne rien dire de déplaisant.
- Je ne peux pas mentir, ne prends pas cet air méfiant.
Emma s’approcha de Anastae, la fixa une nouvelle fois avec ses yeux (et Anastae manqua de mourir une deuxième fois) pour se tourner vers Thalion, sa bouche rubis entrouverte. Une sorte de mécontentement passa sur son visage et elle protesta contre lui :
- Ne me dis pas que tu lui avais caché le fait que tu sois un Prince ?!
Anastae sentit presque la commissure de ses lèvres frémir. Emma ne savait pas s’énerver : sa voix si douce l’était toujours autant et elle ressemblait à une enfant mécontente de s’être faite piquée son jouet. Mais cela devait lui être propre, les elfes élémentaires étaient des guerriers, les plus grands que ce monde n’ait jamais porté.
Thalion roula des yeux :
- Je n’ai pas précisé ce petit détail, il est vrai.
- Mon Prince, déclara alors Anastae. Vous m’avez énormément aidé à me perfectionner dans certains domaines et je vous en suis reconnaissante. Je vous rendrais donc votre part du marché mais après cela… Restons en là.
- Cela ne change rien, répondit-il en haussant ses épaules. Que je sois Prince ou non n’est pas un souci.
- Pour vous peut-être. Mais pour moi, cela est un vrai problème.
Si son père venait à découvrir qu’elle avait passé du temps avec le Prince, dans une tenue plus que déplorable, un arc dans la main et transpirant de la tête aux pieds, elle subirait sans doute une grande colère. Anastae n’avait pas envie de connaître cela, d’autant plus qu’elle devait renouer les liens.
Elle n’avait toujours pas parlé à son frère mais elle était déterminée à le forcer à avoir une discussion avec elle.
Emma se tourna une nouvelle fois vers les deux autres et Anastae observa une nouvelle fois cette magnifique créature tout droit sortie d’un roman d’aventure :
- Vous semblez avoir des choses à vous dire, je vais peut-être…
- Inutile, répondit Anastae. Je vais partir, mon cavalier doit m’attendre. Emma…
Elle prit une grande inspiration :
- C’était incroyable de te rencontrer. Sincèrement.
Emma sourit, visiblement touchée :
- De même.
Elle s’approcha lentement et, toujours sans la toucher, lui chuchota à l’oreille :
- Pour les questions que tu veux me poser, on pourra peut-être s’arranger un jour, mais en toute discrétion.
- Oh mais tu…
- J’insiste.
Anastae lui offrit son sourire le plus rayonnant, ce qui devait correspondre au plus triste de ceux de Luciana, et après un dernier regard, tourna les talons pour retrouver son cavalier qui devait se demander ce qu’il lui avait pris. Pendant le court chemin, elle prit une grande inspiration et leva les yeux vers le ciel noir pour tenter de comprendre ce qu’il venait de se passer.
Une nouvelle nausée la saisit quand elle se rendit compte de ce que représentait pour elle : un nouveau secret à cacher, de nouveaux mensonges qui allaient sortir de sa bouche pour rester en vie. Seulement, désormais, Anastae pourrait mourir avec une certitude : celle qu’elle avait accompli une partie de son seul et plus grand rêve.
Anastae poussa une nouvelle fois des buissons et se retrouva dans la cour. Son regard chercha de suite Leith, qu’elle trouva en train de parler avec des elfes, un verre dans la main. Une part d’elle s’en trouva rassurée en constatant qu’il n’avait pas tenté de la suivre et qu’il avait continué la soirée comme si de rien n’était.
La jeune fée s’approcha de lui et esquissa un léger sourire pour les autres elfes présents avec lui. Leith haussa un sourcil et finit sa coupe remplie en une seule gorgée, l’air passablement énervé :
- Ah, tu es enfin de retour.
- Je devais parler à quelqu’un, contra-t-elle, ce qui n’était pas totalement faux.
- Leith, demanda un des elfes. Qui est cette jeune fée ?
Il eut un début de sourire malicieux et tendit une coupe à Anastae qu’elle accepta en haussant ses sourcils :
- Ma cavalière. Bon, les gars, je vous laisse. J’ai quelque chose à voir avec elle.
Il tenta de saisir Anastae par la taille mais elle lui adressa un regard foudroyant. Leith soupira, posa sa coupe, et lui fit signe de le suivre, ce qu’elle fit après un dernier petit regard pour ses “amis”. Il avait des raisons d’être énervé, elle l’aurait sans doute été, mais il ne fallait pas qu’il oublie certaines règles qu’elle avait instaurées.
Anastae était celle qui avait le cerveau en feu de toutes les révélations qu’elle venait de subir, elle n’était pas sûre de pouvoir dialoguer clairement trop longtemps. Pourtant, ce fut elle qui pris la parole :
- Navrée de t’avoir laissé tout seul.
- C’était très malpoli mais, heureusement, je ne suis pas rancunier.
- Alors quel est le soucis ?
- Le problème est que tu t’es enfuie dès que tu as vu le Prince.
Elle sentit son sang se figer mais aucune émotion ne transperça sur son visage. Le mensonge monta dans sa gorge, la brûla, elle eut même le sentiment de s’étouffer pendant un moment et une douleur vive surgit dans son corps quand sa langue le formula :
- Cela n’avait rien à voir avec lui.
- Tu déformes la vérité.
- Non.
Elle ne la déformait pas, elle mentait.
Anastae soupira, s’appuya contre un buffet. Elle se sentit ridicule, vêtue d’une belle robe, se disputant avec son cavalier, une épée de Damoclès au-dessus de sa tête et la gorge brûlante de son précédent mensonge. Sa belle-mère lui avait dit de ne rien faire de travers, une nouvelle fois, elle avait échoué. Elle devait juste espérer que Leith ne lui dise rien.
Pour lui faire passer sa colère, elle tendit sa main :
- Oublions cela. Et danse avec moi.
Leith fixa sa main pendant quelques secondes pour finalement la saisir et la ramener contre lui. Malgré l’énervement, elle le laissa passer ses mains sur sa taille, enfouir son nez dans ses cheveux et planter un baiser sur ces derniers. Anastae savait qu’il était en train de la toucher aussi audacieusement devant tout le monde, mais si elle voulait qu’il se calme, il fallait qu’elle fasse un pas vers lui.
Ses joues rougirent malgré elle : jamais elle n’avait été touchée de la sorte par un elfe et ce serait mentir de dire qu’elle ne ressentait rien face à ces mains qui la touchaient si délicatement. Mais rapidement, l’envie de lui décocher une droite surgit dans son esprit et elle dut planter ses ongles dans les paumes de ses mains pour se retenir de lui donner un crochet.
Leith l’entraîna alors une nouvelle fois sur la piste de danse et la fit danser jusqu’à ce qu’elle ait mal au pied, qu’elle soit assoiffée et que ses cheveux se détachent des épingles qui les retenaient auparavant. Deux heures plus tard, ils étaient assis et Anastae massait ses pieds douloureux, ses talons jetés loin devant elle, légèrement éméchée par les verres qu’elle venait de boire.
Elle passa ses doigts dans ses cheveux blancs totalement libres et lécha ses lèvres pour enlever le rouge à lèvre et dévoiler des lèvres pâles :
- Je suis exténuée…
- Tu as plus d’endurance que je ne le pensais, sourit-il.
- Je danse et combat depuis mon plus jeune âge, répliqua-t-elle. Bien entendu que je suis endurante.
- Tu souhaites rentrer ? Il commence à se faire tard.
Lentement, Anastae se leva, décidant ainsi qu’elle voulait rentrer chez elle. Les coupes qu’elle avait bues commençaient à lui monter et elle ne savait pas vraiment comment elle pouvait réagir sous un trop plein de boissons elfiques. Leith l’aida à monter dans la calèche et elle s’assit sur les sièges en velours en soupirant.
Elle constata que Leith la fixait avec un air étrange et sans qu’elle ne tente de comprendre pourquoi, elle demanda d’une voix légèrement éméchée :
- Que se passe-t-il ?
- As-tu apprécié cette soirée ?
- Plus que je ne le pensais, répondit-elle honnêtement. Je pourrais dire qu’elle était… bien.
Un nouveau petit sourire jaillit sur ses lèvres, ses yeux brillaient. Sans doute n’aurait-elle pas dû lui avouer qu’elle avait, d’une certaine façon, apprécié sa compagnie, mais pour le moment, elle se fichait des conséquences. Elle rêvait seulement de son lit et de son oreiller.
Leith changea de place pour être à côté d’elle et planta un baiser sur sa joue. Anastae le regarda et enfonça son doigt dans son torse :
- Demande moi avant de faire cela.
- Excuse-moi. J’étais pris dans le moment.
- Ce n’est pas une raison, grommela-t-elle en croisant ses bras.
Il sourit puis entoura ses épaules de son bras tout en lui demandant du regard s' il pouvait se le permettre. Anastae aimait bien sa veste, elle était plus confortable qu’elle ne le paraissait, et ce fut donc pour cette raison qu’elle s’appuya dessus et ferma ses yeux.
Elle avait dû s’assoupir pendant quelques minutes car Leith la secoua doucement pour lui faire signe qu’ils étaient arrivés chez elle. Anastae bailla, s’étendit et descendit prudemment jusqu’à ce que son cavalier ne la soulève comme il l’avait fait à l’aller :
- Tu es bien enjôleur, remarqua-t-elle.
- Je profite juste que tu aies accepté de passer du temps avec moi, seul à seul.
Il lui saisit la main pour la conduire à sa porte et, intérieurement, elle l’en remercia : ses jambes étaient en compote ainsi que ses pensées. En cet instant précis, Leith aurait pu faire ce qu’elle voulait d’elle qu’elle n’aurait même pas réagi. Anastae sentit ses jambes trembler, sa cheville se plier alors qu’elle perdait l’équilibre sur ses hauts talons.
Cette situation était pathétique et montrait à quel point elle n’avait pas l’habitude de boire mais Leith ne s’en préoccupa pas et se contenta de la rattraper en passant un bras autour de sa taille. Anastae haussa un sourcil, eut un sourire malicieu et finit par déclarer de sa voix pâteuse :
- Que veux-tu moi ?
- Une belle histoire.
Sans qu’elle ne comprenne, elle vit ses lèvres se rapprocher des siennes. Bien que ce mouvement fut lent, pour lui laisser le temps de se détourner ou de l’incendier, Anastae remarqua seulement son frère, Meludiz, qui s’avançait vers eux, l’air furieux.
Sa soeur ne prêta donc pas attention à la chaleur de sa bouche et de son souffle et se contenta de sourire à Meludiz, naïvement :
- Leith, déclara sèchement ce dernier. Que fais-tu ?
- Je raccompagne Anastae.
Sur ces mots il l’aida à se redresser et cette dernière continua d’avancer : elle n’était pas vraiment en état d’avoir une discussion avec son frère pour le moment. Si les deux elfes voulaient s’énerver l’un contre l’autre, cela ne la concernait pas. Meludiz ne pouvait pas s’opposer contre Leith, pas s’il ne voulait pas subir les foudres de leur père et tout le monde savait que jamais il n’oserait le mettre en colère.
Anastae fit un signe d'au revoir à Leith, ce dernier lui répondit en lui envoyant un baiser, et ouvrit la lourde porte de la demeure. Une pixis l’y attendait, un petit sourire sur les lèvres, et Anastae lui confia son châle :
- Vous avez passé une bonne soirée, mademoiselle ?
- Elle était plutôt… surprenante. Mais je m’y suis amusée. Et toi ?
- Elle est loin d’être finie, répondit poliment la servante.
Anastae bailla.
Elle savait très bien que les serviteurs n’avaient pas le droit de dévoiler ce qu’il pensait de leur travail ici mais si cette pixis avait dû passer les dernières heures à obéir aux ordres de sa belle-mère, elle ne pouvait que la plaindre et comprendre.
Si elle s’en souvenait bien, cette pixis avait une famille nombreuse, elle l’avait déjà entendu en parler avec une autre servante. Anastae comprenait donc qu’elle n’avait plus qu’une envie : les retrouver :
- Rentre chez toi. Je vais me coucher et ma famille doit déjà dormir. Tu n’es plus d’aucune utilité ici.
- Mademoiselle, je ne peux…
- Je vous en donne l’autorisation, si quelqu’un vient à vous faire une quelconque remarque, venez me voir et je leur expliquerai. Vous avez ma parole.
La pixis lui sourit, s’empressa de se diriger vers le sous-sol réservé aux servants et servantes. Un nouveau bâillement franchit la barrière de ses lèvres et elle songea qu’elle ferait mieux de vite se coucher si elle voulait être capable de se lever le lendemain pour se rendre au lac avec Luciana.
Anastae rentra dans sa chambre, balança ses talons dans un des coins de cette dernière. Elle se tortilla pendant quelques secondes pour enlever sa robe verte et lança cette dernière sur son paravant et enfila sa robe de chambre légère. Un bref regard dans le miroir lui indiqua qu’elle aurait bien besoin de brosser ses cheveux mais ses jambes la conduisirent vers son lit où elle s’allongea dans un soupir.
Elle avait rencontré l’elfe élémentaire… Celle qu’elle avait toujours considérée comme un beau conte de fée. Elle s’était pourtant trouvé devant elle, lui souriant, il n’y a même pas quelques heures. Étonnement, Anastae ne se l’était pas représenté aussi fragile. Pour elle, il s’agissait d’une femme forte, qui portait le poids du monde sur ses épaules et pourtant elle avait eu l’air si… Perdue, mystérieuse, inoffensive, si… gentille. Le prénom de l'elfe résonna une fois dans ses oreilles : Emma. C’était un joli prénom, étrangement il lui correspondait. Anastae décida donc de ne pas se poser plus de questions à ce sujet, elle en avait déjà bien assez.
Ce Thalion, qui était en réalité un des Princes, qui l’avait entraîné tous les midis en cachette, qui avait bien manqué de découvrir son don. Son père aimait qu’elle côtoie les elfes du même monde qu’elle mais il avait été clair sur le fait qu’ils ne devaient pas s'approcher trop près de la famille royale. Il avait sans doute ses raisons et Anastae n’était pas prête à les contrer.
Malgré elle, un pincement au cœur la saisit quand elle songea qu’elle ne reverrait plus son entraîneur qui avait réussi à lui tirer quelques sourires et à lui procurer ce sentiment de liberté. Comme si rien ne pouvait l’atteindre quand elle était avec lui, désormais elle savait d’où provenait ce sentiment.
La lumière des étoiles lui chatouilla les yeux.
Ses rideaux n’étaient pas tirés et personne ne viendra le faire pour elle. Lui restait-il assez de motivation pour se lever alors qu’elle était enfoncée dans ce matelas incroyable ? Elle leva une de ses jambes et souleva légèrement sa robe de chambre, dévoilant une cuisse pâle. Son regard s’attarda sur une cicatrice qu’elle gardait d’un ancien entraînement avec son père. Ce dernier ne faisait pas dans la dentelle et ne l’avait pas épargné alors qu’elle le suppliait d’arrêter, seulement âgée de 11 ans.
Ses yeux se fermèrent lentement et sa main agrippa un des oreillers pour poser sa tête dessus. Très vite, la deuxième vint arracher la couette de son lit pour s’enrouler dedans, comme dans un cocon. Le noir se faisait :
- Anastae ?
Elle hurla et se redressa dans son lit, envoyant sur l’intrus son oreiller, sa main cherchant frénétiquement une arme quelconque pour se défendre. Puis, après quelques secondes, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait que de Meludiz, son oreiller dans sa main.
Soulagée, mais énervée, elle siffla :
- Tu es devenu complètement fou ? Comment tu es rentré, ma porte était…
Elle tapa sur son front du plat de sa main :
- Bête question, tu t’es téléporté. Qu’est ce que tu viens faire ici ?
Il hésita pendant un instant, se balança sur ses pieds, pour finalement avoué du bout des lèvres :
- Je viens t’avertir au sujet de Leith… Ce n’est pas un elfe romantique et plein d’amour qu’il a pu te faire voir… Il veut seulement…
- De belles histoires, coupa-t-elle son frère. Je suis au courant. Leith n’est certainement pas un elfe rempli de bonnes intentions et je le sais.
Il la fixa, interloqué :
- Mais si tu le sais… Pourquoi…
- Pour notre très cher père. Il veut que je me trouve un fiancé, un elfe riche, ce qu’est Leith. Si je donne l’impression de m’y intéresser, il me laissera tranquille pendant un moment et peut-être que je remonterai dans son estime.
Anastae savait qu’il ne dirait rien à leur père. Aussi distant qu’il était avec elle, il ne voulait pas prendre le risque de mettre leur père en colère, qu’il croit qu’il déforme la vérité. Elle s’assit plus confortablement et profita que son frère se trouve devant elle pour commencer cette conversation :
- Meludiz. Il faut qu’on parle. Avec Luthias également mais… déjà avec toi.
- De quoi veux-tu parler, siffla-t-il. Je vais…
- Non, s'écria-t-elle.
Elle sentit une émotion remonter le long de sa gorge, saisir cette dernière, l’étrangler pendant un moment alors que ses yeux se voilaient et que son esprit s’embrouillait.
D’un seul coup, elle voyait l’indifférence qu’elle provoquait pour sa famille, leur regard qui ne se posait sur elle que pour la réprimander. Si autrefois, elle s’en moquait, il était temps de faire changer leur relation et de commencer à reconnaître qu’elle faisait partie de cette fichue famille :
- Je sais que je suis étrange, que j’ai l’air de me moquer de ce qui m’arrive, mais depuis quelque temps, je veux changer. Je veux qu’on devienne un peu une famille, qu’on se parle, qu’on rit ensemble, qu’on se dispute. Depuis que je suis ici depuis mes sept ans, je ne me sens pas à ma place mais je me suis rendue compte récemment que j’ai le droit d’exister. Meludiz, je sais que…
- Tu te fous de moi.
Les yeux de son frère étaient glaciaux, sa mâchoire était crispée, il tremblait.
Il disparut : pour réapparaître, à genoux sur son lit. Anastae cligna des yeux, sursauta quand il la saisit par le col de sa robe de chambre, tenta de faire quelque chose alors que le tissu commençait à lui irriter la peau. Elle saisit son poignet, recula mais il serrait trop fort :
- C’est bien toi qui n’a pas voulu que je te tende la main alors que nous étions encore enfants ? Qui me tournait le dos à chaque fois ? Qui me regardait toujours de haut comme si tu savais tout sur moi et que je ne connaissais rien de toi ? Tu faisais tout pour t’éloigner de nous, et jamais, jamais tu m’entends, je n’ai pu seulement réussir à te décrocher un sourire ! Je pensais que tu étais traumatisée mais père nous a assuré que tu ne te souvenais pas de ton enlévement et que tu étais incapable de lui dire ce qu’il s’était passé. Je n’ai pas connu ma petite sœur pendant sept ans et quand je la retrouve enfin, je ne vois qu’une petite fée qui nous fuit et qui ne veut pas nous aimer et accepter notre amour !
Anastae avait le souffle coupé, tant par ses paroles que par sa poigne de fer.
Jamais elle n’avait eu son point de vue, jamais elle n’avait pensé que lui aussi en souffrait et qu’elle n’était pas la seule victime de ce qu’il s’était passé dans son enfance. Anastae avait eu raison de penser à elle, mais elle aurait dû prendre en compte qu’elle n’était pas seule.
Meludiz se rapprocha d’elle :
- Et maintenant tu me demandes de te donner de la considération ? De t’aider à reconstruire cette famille ?
- Je…
- Tu crois vraiment qu’un petit discours pourra effacer toutes ces dernières années ? Tu as passé toute ta vie ici à réagir comme si nous n’étions pas ta famille,continua t-il. Navré, mais c’est trop dur pour moi de passer aussi facilement outre.
Il secoua sa tête :
- On est déjà une famille sans toi, Anastae.
Anastae trembla, une sueur froide remonta le long de son dos, elle vit le rêve de sa mère s’éloigner juste avant de se rendre compte qu’il s’agissait également du sien. Le visage de sa mère remplaça celui de Meludiz, tâchée de sang et qui lui souriait pour la dernière fois.
Elle plissa ses yeux pour tenter d’effacer cette vision, bien qu’elle était encore floue. Le bas de sa robe de chambre dévoila ses cuisses constellées de cicatrices et elle sentit Meludiz poser son regard sur ces dernières. Mais Anastae ne pensait qu’aux paroles de son frère, de cette prise de conscience.
Le souffle lui manquait alors que Meludiz fixait ses cuisses et elle siffla, dans une dernière respiration :
- J-Je ne peux plus respirer.
Meludiz la lâcha immédiatement, elle tomba en arrière et massa sa gorge douloureuse. Ses yeux se posèrent sur lui, sa bouche s’ouvrit pour laisser passer des mots, mais rien ne sortit. Elle voulait lui dire ce qu’elle avait vécu, pourquoi elle s’était comportée ainsi, ce que son père lui faisait subir au quotidien, son don, son meurtre. Mais sa langue ne bougeait pas et Meludiz n’allait certainement pas l’attendre.
Ce dernier quitta son lit, serra ses poings et après un dernier regard indescriptible, il disparut de sa chambre.
Anastae se redressa, perdue.
Puis la colère reprit le dessus. Une colère contre elle-même, une colère contre sa mère qui l’avait abandonnée dans un monde dont elle ne connaissait rien, une colère contre son père et sa violence, une colère contre ses frères qui pensaient qu’elle ne faisait pas partie de cette famille.
Sa main balaya sa table de nuit, faisant tomber la cruche remplie d’eau qui s’effondra au sol et sa lampe qui se cassa en mille morceaux quand elle rencontra le parquet.
Anastae passa sa nuit à penser, une nouvelle fois, la tête entre les mains, des larmes dans son coeur mais incapable de les faire couler.
C'est un point très agréable !