Chapitre 9

Par !Brune!

Ils étaient arrivés en vue d’Alhezte au milieu de la nuit. Comme les fois précédentes, le sable et le vent ne les avaient pas quittés d’une semelle. Éreintés par leur journée de veille, les trois adolescents avaient lutté contre l’impérieux désir de s’arrêter là, et de dormir sur la pente moelleuse des dunes, mais les conditions climatiques les avaient rappelés à l’ordre et ils avaient continué, maintenus par la corde qui leur enserrait la taille, guidés par le trio de tête formé de Charcot et ses hommes.

La fillette avait insisté pour marcher à leurs côtés. Rompue aux longs itinéraires dans le désert, elle avait refusé avec orgueil la proposition du commandant de monter dans une luge. Néanmoins, la fatique conjuguée aux jours de jeûne qu’elle avait subis l’avait très vite empêchée de suivre le rythme imposé par le groupe. En outre, ses vêtements, composés d’un large pantalon recouvert d’une tunique et d’un foulard noué autour du visage, ne la protégeaient pas aussi bien que les tenues de survie des marcheurs. Au cours d’une halte, Estelas l’avait convaincue d’accepter l’offre de Charcot et l’enfant, blottie contre son chien, avait bientôt sombré dans un profond sommeil.

Les colons avaient vu les premières crêtes percer la ligne d’horizon alors qu’ils parcouraient une grande plaine sèche parsemée de cailloux qui avait peu à peu succédé au paysage de dunes. Arrivés au pied du massif, ils avaient immédiatement entrepris l’ascension, malgré la fatigue, luttant courageusement pour tirer les lourds traîneaux sur les chemins blancs et poudreux que le vent transformait en tunnels de poussière. Leurs corps éreintés par une longue nuit de marche souffraient de la cuisante étreinte du soleil qui enflammait leur peau en dépit des protections de survie ; cependant, ils avaient continué à fouler, centimètre par centimètre, la sente immaculée, soutenus par l’espoir d’une proche délivrance. Elle était arrivée à la mi-journée sous l’apparence d’une large plate-forme que dominait une excavation naturelle. Les soldats l’avaient vu surgir au détour d’une voix encaissée et l’endroit, isolé, presque invisible, avait convaincu le commandant d’y établir le campement.

En silence, les marcheurs avaient défait leur paquetage et investi, par petits groupes, l’antre hospitalier avant de boucher l’entrée avec des couvertures isothermes pour se préserver de la chaleur. Comme leurs compagnons, les adolescents avaient déroulé leur sac de couchage et sombré aussitôt dans un sommeil brut, dénué de rêves. Pourtant, peu de temps après, Milo s’était réveillé avec le sentiment désagréable qu’on l’épiait ; accroupie à ses pieds, la gamine l’observait, tenant entre ses mains une des combinaisons que les ados avaient ôtées avant de se glisser dans leur duvet vaporeux. Assis à ses côtés, le chien attendait, tranquille, ses grandes oreilles dressées comme des radars.

— Tu es un bon toutou, mais t’as une haleine de chacal, vieux ! Allez ! Ouste ! protesta-t-il lorsque l’animal vint subitement lui lécher la joue.

La fillette sourit, puis se pinça le nez en faisant mine de respirer une très mauvaise odeur.

— T’es drôle ! s’esclaffa-t-il tandis que l’enfant, un doigt posé sur la bouche, désignait leurs camarades assoupis. Confus, le grand brun arrêta immédiatement de rire et jeta un œil à la dérobée ; le soleil qui filtrait les housses de l’entrée enveloppait les corps au repos d’une douce lumière et l’étoffe qui ondoyait délicatement sous l’effet de la chaleur, dessinait sur les visages endormis de gracieuses arabesques.

— T’inquiète, ça pionce un max, là-dedans ! Ça te plaît ? ajouta-t-il en pointant l’habit que la petite tenait toujours entre ses mains.

Elle acquiesça, en souriant.

—  C’est une cotte qui protège des fortes températures. Celle-ci a au moins cent ans ! Elle est faite à base de pétrole comme la toile tendue derrière toi.

L’enfant fixa, un court instant, la couverture de l’entrée, puis haussa les épaules en signe d’ignorance.

—  Tu sais pas ce que c’est ? Le pétrole était une ressource naturelle qui était très utilisée dans le monde d’avant. Avec on faisait rouler des voitures, voler des avions et l’on fabriquait plein de choses, comme ces combinaisons. Celles-ci nous ont été léguées par nos ancêtres pour…

Milo se rappela tout à coup qu’il ne devait faire aucune allusion à la grotte devant la fillette.

— Laisse tomber ! C’est pas intéressant ! reprit-il, un peu embarrassé.

La gamine fronça les sourcils, l’air intrigué.

— Regarde ! poursuivit-il pour détourner son attention. Chaque face de cet habit a une couleur et une propriété différentes. Le côté or protège d’une éventuelle hypothermie tandis que l’autre, en reflétant les rayonnements infrarouges, maintient le corps à bonne température. C’est cool, hein !

Milo sourit, fier de l’effet que son petit discours produisait sur sa jeune interlocutrice. De mémoire d’élève, il ne se souvenait pas avoir perçu un tel intérêt dans les regards de ses camarades, lors des séances d’exposés que leur imposait Pons.

—  T’en veux une, toi aussi ? 

Elle hocha la tête, mutine et les perles d’ambre qui garnissaient ses longues tresses s’entrechoquèrent mollement.

— Je te promets d’en parler au commandant. Tu me ferais une faveur, en retour ?

— Oui, fit silencieusement l’enfant.

— Apprends-moi la langue des signes.

***

Perché sur le toit de la caverne, Donald Alberti admirait la vallée. De temps en temps, il sortait de sa contemplation pour noter quelques mots à l’intérieur d’un carnet à spirales, attentif et appliqué comme un jeune étudiant. Jean Charcot qui l’avait subrepticement rejoint l’observait, quelque peu troublé par son comportement ; alors qu’après cette marche éprouvante, tous avaient accepté, avec soulagement, le répit qu’il leur avait accordé, le géologue, lui, avait couru jusqu’au sommet pour examiner les lieux.

Le militaire abandonna Alberti et jeta un regard préoccupé sur la combe ; en quinze années d’exploration, il était venu maintes fois jusqu’au massif d’Alhezte, mais jamais il ne l’avait franchi. Aujourd’hui, il allait enfin percer le mystère de ses parois de gris chaud qu’il avait découvert avec ravissement, le jour où, jeune soldat, il effectuait une mission de reconnaissance avec ses camarades de la brigade.

D’un geste rapide, il ajusta ses jumelles et inspecta le paysage étendu à ses pieds ; le vallon formait un bassin garni de broussailles protégées du soleil par l’ombre de la montagne dont la cime aiguë piquait l’azur, telle la flèche acérée d’une église. Encerclée par les flancs de calcaire et de granite mêlés, la minuscule cluse semblait coupée du monde, immobile et déserte. Apercevant la silhouette d’un nid dans le creux d’un rocher, l’officier passa à la loupe les falaises abruptes, scruta le ciel pur, sonda les hautes herbes de la ravine, mais aucun volatile n’apparut dans son champ de vision. Toutefois, l’examen lui permit de repérer, accroché à la base d’Alhezte, un village bordé de remparts qui paraissait abandonné ; « Il faudra que j’y envoie une escouade », pensa-t-il, vigilant tandis qu’il se rapprochait du géologue, toujours absorbé par son étude.

— Bonsoir, professeur !

— Oh ! Bonsoir, commandant. Je ne vous avais pas entendu. Vous venez me tenir compagnie !

— Si vous le permettez.

Donald Alberti acquiesça en silence, invitant Charcot à s’asseoir.

— Je n’en suis qu’au début, commença-t-il, avec vivacité, mais les informations que j’ai collectées corroborent nos théories concernant le Grand Effondrement. Il a été plutôt rapide ; quelques dizaines d’années seulement. Voyez-vous ce vallon ? Soixante ans avant que nos ancêtres rejoignent Entias, il était encore recouvert de pâturages. Chèvres et brebis y paissaient tranquillement. Là-bas, sur les coteaux, il y avait des vignes et derrière, au nord, on cultivait le maïs.

— C’est difficile à croire… murmura l’officier.

— N’est-ce pas ? La fonte des glaciers a réchauffé les océans et modifié les courants marins qui régulaient le climat. Les zones tempérées se sont asséchées, entraînant une série de mutations.

— C’est ce qui s’est passé ici, j’imagine !

— Oui. Les exploitations agricoles se sont déplacées vers le nord quand les paysages ont commencé à changer. Les gens ont fini par quitter leurs terres, brûlées par le soleil et l’Ortan.

—  L’Ortan ?

—  C’est le nom du vent saturé de poussière que nous endurons depuis le départ.

— Nous le subirons encore longtemps ?

Donald Alberti haussa les épaules, la mine dubitative :

— Je l’ignore, mais nous devrions être à l’abri le temps de traverser le val.

— Quel est le chemin le plus court pour y arriver ?

—  La voie menant au fortin que vous voyez en bas. Cependant, elle est très accidentée. Il serait imprudent de la descendre de nuit. Surtout avec les luges !

— Combien de temps pour atteindre le fort ? questionna Charcot qui paraissait ne pas avoir entendu la recommandation du professeur.

— Je dirais entre cinq et six heures. À condition d’être un alpiniste chevronné.

— Mes hommes sauront faire.

— Eux, oui, mais pas les autres membres de l’équipe, insista le géologue.

Charcot garda le silence un moment, le regard fixé à la pente. Puis, semblant réfléchir à haute voix, il demanda :

— Et si nous l’empruntons de jour…

— Impossible ! Songez qu’il fera près de cinquante-cinq degrés à midi ! avertit le scientifique.

— Nous avons les combinaisons.

— Marguerite pense qu’elles sont trop vieilles pour endurer ces températures.

— Il n’y a donc pas de solution ! s’exclama l’officier que les réponses du chercheur exaspéraient.

—  Détrompez-vous ! Il y a toujours une solution. Accordons-nous juste un peu de temps.

— Du temps ! Si seulement nous en avions…

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Carole38
Posté le 26/08/2023
Rebonjour Brune,
J'aime beaucoup la façon naturelle que tu as d'introduire des explications scientifiques qui permettent au lecteur de comprendre ce qui s'est passé "avant". Bonne idée, le dialogue entre le géologue et le militaire !
!Brune!
Posté le 27/08/2023
Bonjour Carole,
Merci pour ce sympathique commentaire ; c'est toujours enrichissant d'avoir le retour des lecteurs !
J'espère que la suite de l'histoire te plaira.
À bientôt !
Baladine
Posté le 20/08/2023
Bonjour Brune !
Encore un chapitre agréable. J'aime beaucoup le passage où Milo échange avec la fillette, je lui trouve plein de douceur. Hâte de voir comment l'aventure se poursuit, et de découvrir ce village dont l'officier se méfie tant....
Toujours un plaisir de te lire,
A très vite!
!Brune!
Posté le 21/08/2023
Coucou Claire et encore merci pour ta lecture et tes commentaires toujours bienveillants ;-)
À bientôt !
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