Chapitre 9

Emilie était brisée. Depuis trop longtemps, peut-être depuis toujours. Elle se battait sans cesse pour sa propre survie, malgré l’absence de danger extérieur. Chez elle, le danger venait de l’intérieur. Elle n’était en sécurité nulle part.

Cela, je ne le comprends que maintenant, à 66 ans. J’ai compris que pour Emilie, la vie représentait une épreuve bien plus dure que la mort.

Elle a dû être soulagée, quand elle a rendu son dernier souffle.

***

Akira, 23 ans

« Akira ?

- Bonjour maman.

Ma mère s’écarte pour me laisser rentrer. Je n’ai prévenu personne de mon retour. La surprise se lit sur son visage.

- Je ne savais pas que tu rentrais aujourd’hui.

- Moi non plus.

Elle fronce les sourcils mais ne dit rien.

- Emilie va bien ? demande-t-elle.

- Pas vraiment. Je…

Je me mords la lèvre. Je ne peux pas me mettre à pleurer, pas maintenant.

- Pourquoi es-tu rentré ? Lisa nous a dit que…

- Emilie m’a dit de partir. Je n’ai pas eu le choix.

Ma mère ne réagit pas tout de suite. Elle s’assied dans le canapé, se sert un verre d’eau.

- C’est dommage. Vous vous entendiez bien.

Je baisse la tête. Je ne veux pas pleurer. Je ne peux pas pleurer.

- C’était sympa, là-bas ?

Je relève la tête. Ne comprend-elle rien ?

- Elle m’a dit de partir, maman. Et tu me demandes si c’était sympa ?!

Ma mère hausse les sourcils :

- Pas besoin d’être agressif ! Je te pose juste une question. »

Je me rends compte à ce moment-là qu'on n’a jamais su se comprendre elle et moi. Pourtant c'est ma mère, et je l'aime. Mais je ne sais pas pourquoi, c'est comme à travers une vitre, on pose nos mains l'une contre l'autre, on croit se toucher et pourtant quelque chose nous sépare.

***

Je passe une semaine terré dans ma chambre. Ma mère n’ose pas venir me voir. Mon père, lui, vient me parler. Il est doux, comme toujours, ne me force à rien. Il m’apporte les repas, vient jouer aux dames avec moi le soir, me fait écouter de la musique. Il mesure toute la peine que j’ai en moi. Il la comprend.

Samedi, alors que je suis assis sur mon lit en train de lire, il entre sans frapper, le sourire aux lèvres :

- Lisa a appelé. Elle vient te voir.

Je soupire. Je ne me sens pas prêt à affronter Lisa avec son caractère flamboyant et son honnêteté qui me heurte. Mon père ouvre les fenêtres pour aérer ma chambre.

- Tu ne peux pas te cacher pour toujours. Ça ne sert à rien. C’est le temps qui te guérira, pas l’isolement.

Voyant que je ne réagis pas, mon père s’accroupit devant mon lit pose sa main sur ma joue.

- Tout ira bien, Akira. Tu as l’impression que ta vie est détruite mais elle ne fait que commencer.

Je lui réponds par un faible sourire. Ses yeux brillent, je perçois l’immense bonheur que ce simple sourire lui procure. Il m’ébouriffe les cheveux et s’exclame :

- Allez, va prendre une douche, dépêche-toi !

Je ne lève pas tout de suite.

- Je te conseille de ne pas faire attendre Lisa. Tu sais comment elle est quand tu es en retard !

***

Je me lave, je rase ma barbe de trois jours, refait mon lit, dépoussière ma chambre. J’appréhende la venue de Lisa. C’est pourtant ma meilleure amie. Cela fait un mois que je ne l’ai pas vue. Je ne sais pas si je vais trouver les mots pour lui expliquer ma situation. Je ne sais même pas si je vais ne serait-ce qu’essayer de lui en parler.

En bas, la sonnerie retentit. Je me lève, me fige. J’attends. La voix de Lisa retentit en bas. Je l’entends rire. Son rire me réchauffe le cœur. J’avais presque oublié à quel point j’aime son rire. J’entends les marches de l’escalier craquer. J’entends la porte de ma chambre s’ouvrir brusquement. Dès que Lisa m’aperçoit, son visage se fend en un grand sourire. Elle court vers moi et se jette dans mes bras. Je l’enlace sans réfléchir. Son parfum envahit mon nez, ce parfum si cher dont elle se vante en permanence. Elle se recule, sourit encore. Puis elle m’enlace à nouveau.

- Assieds-toi, m’ordonne-t-elle.

Je m’exécute.

- Je te préviens, je n’accepterai aucune excuse concernant la manière dont tu m’as ignorée pendant ces dernières semaines !

- Je… Désolé.

- Excuses non acceptées.

Lisa continue à s’activer, toujours debout. Elle saisit une figurine sur un meuble, la repose. Replace la chaise devant mon bureau.

- Enfin, tu es rentré moins tard que ce que je pensais, donc c’est un bon point.

Nous y voilà. Le moment où je lui explique la raison de mon retour. Où je lui dis qu’Emilie m’a brisé le cœur.

- Il y a un film qui a l’air bien au cinéma, en ce moment. Tu m’y emmèneras ?

- Lisa…

- Je paierai mon billet, t’inquiètes pas ! Je sais que tu es fauché.

- Lisa, je…

- Oui ?

- Je ne suis pas rentré de mon plein gré.

- Comment ça ?

Je déglutis difficilement. Je sens déjà les larmes me monter aux yeux.

- C’est Emilie… Elle m’a demandé de partir, elle…ne voulait plus me voir.

Lisa s’assied à mes côtés :

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas. C’est ça le pire. Je ne comprends même pas.

- Elle exagère ! s’écrie Lisa.

- Ne dis pas ça. Tu ne la connais pas.

Lisa reste stupéfaite devant le ton dur que je viens d’employer.

- Akira, je…

- Tu ne peux pas comprendre.

Enfin, je me mets à pleurer. Il fallait bien que ça arrive. J’essuie rageusement mes joues.

- Tu l’as toujours détestée.

Un silence pesant s’immisce entre nous. Enfin, Lisa murmure :

- Je suis désolée Akira.

Mes sanglots redoublent.

- Tu ne l'es pas.

Elle s'approche, doucement.

- Je suis désolée.

Pour la première fois, elle ouvre les bras, et c'est moi qui pleure.