Chapitre 9

Par Taranee
Notes de l’auteur : Voici l'avant-dernier chapitre de cette histoire courte,
bonne lecture !

9

 

̶ Si je connais les familles riches de la région ? Oui, certainement… répondit Ange, Mais d’où sort cette demande ?

̶ Mon enquête avance, s’exclama Noah, je pense que je tiendrai bientôt le coupable !

Ils étaient assis dans un petit salon du manoir, depuis lequel ils voyaient le parc en contrebas. La domestique au service du jeune garçon avait préparé du thé et quelques gâteaux. Dès qu’il était rentré au manoir, Noah avait parlé à Ange pour lui demander les renseignements qui lui étaient nécessaires, mais avant toute réponse, l’enfant avait insisté pour qu’ils prennent le temps de s’installer et de se reposer. La journée allait sur sa fin, et l’on voyait déjà la nuit poindre. Quelque soient les renseignements qu’il put obtenir, il ne pourrait rien faire avant le lendemain.

̶ À part moi, il y a quatre personnes aux environs qui pourraient correspondre à ce que tu cherches, Noah. Enfin, selon mes dernières informations : cela fait un petit moment que je ne me suis pas tenu au courant de ce qu’il se passait en dehors de Khotaô…

̶ Dis toujours, cela m’aidera certainement.

Ange lui écrivit alors sur un papier le nom et l’adresse de chacun des quatre potentiels suspects. Tous vivaient en effet non loin du village, dans d’autres hameaux perdus. Noah remercia son jeune ami pour son aide et monta directement se coucher. Il était encore bien tôt pour dormir et ils n’avaient pas encore dîné, mais les allers-retours de la journée l’avaient fatigué. Aujourd’hui, il avait plus avancé dans ses recherches que depuis son arrivée à Khotaô. Il s’endormit aisément, satisfait du travail accompli ; et s’il rêva, il ne s’en rappela pas, si ce n’est que Noé vint le visiter dans son sommeil.

            Le lendemain à l’aube, il était déjà prêt à partir et il attendait dans le vestibule que Clée termine de se préparer. Ange venait de se réveiller, et d’un ton somnolent, leur recommanda de faire attention sur la route. Ils partirent avant que le soleil ne fût complètement levé, et arrivèrent au domicile de la première personne en début de matinée. En fait de demeure, on en avait vu de plus reluisantes. Si la maison était grande, elle paraissait pour moitié abandonnée, et ne donnait pas envie de s’y aventurer. Mais lorsqu’ils frappèrent à la porte, quelqu’un vint tout de même leur ouvrir. C’était un homme maigre, émacié, même, et échevelé. Il portait avec lui le poids de ses années et se tenait un peu courbé, comme si ce poids était trop lourd pour lui. Il les accueillit avec sollicitude, s’assurant de leur confort. Malgré tout, Noah se sentit mal à l’aise lorsqu’il entra dans le salon à la suite de leur hôte.

            La pièce était immense, mais poussiéreuse, et baignée d’une lumière grise sinistre. Elle était plutôt vide, et certains meubles étaient recouverts de draps blancs. Il restait tout de même deux banquettes sur lesquelles l’homme et ses invités s’installèrent. Il ne leur fut pas servi de boisson, ni de collation, et pendant un moment s’installa un silence pesant. Les mains sur les genoux, l’homme se tenait dans une position raide, et n’osait pas regarder les nouveaux arrivants dans les yeux. Enfin il demanda :

̶ Alors… En quel honneur… ?

̶ Nous aimerions vous poser quelques questions sur une affaire que nous essayons d’éclaircir en ce moment. lui répondit Noah.

L’homme se montra plein de bonne volonté, et accepta de répondre à leurs questions, même qi elles semblèrent parfois lui causer de la souffrance.

            Il était un nouveau bourgeois qui avait fait fortune dans un commerce quelconque et avait réussi à se mêler à la population aristocrate. Il avait rencontré quelque fois le jeune Ange ainsi que ses parents, et menait somme toute une vie simple. Il n’y a pas si longtemps, son commerce avait fait faillite, et il avait dû se séparer de la plupart de ses biens. Il n’avait pas pu se résigner à vendre la maison, aussi l’avait-il gardée. Mais dans l’incapacité de recueillir les fonds pour s’en occuper convenablement, il avait dû en laisser une partie à l’abandon.

̶ Je suis ruiné, ajouta-t-il, toutes les pièces de ma maison ressemblent à celle-ci.

Il désigna vaguement le salon dans   lequel ils se trouvaient en souriant amèrement. Clée finit alors par sortir le morceau d’étoffe de sa poche et le tendit à la lumière de la lampe à gaz posée sur la table basse.

Reconnaissez-vous ceci ? écrivit-t-elle dans son carnet.

L’homme réfléchit un instant, puis secoua la tête. Il avait vendu la plupart de ses effets personnels pour se maintenir à flots, et il ne se rappelait aucun habit qu’il possédât et qui avait cette couleur bleu sombre. L’entrevue se termina. Les deux jeunes gens n’avaient plus de questions à poser. Lorsqu’ils sortirent de la maison, le soleil était à mi-chemin du zénith. L’homme les salua gravement et les regarda partir dans l’allée. La carriole qu’ils avaient empruntée pour venir les avait attendus de mauvais cœur : le cocher paraissait de mauvaise humeur d’avoir été ainsi laissé à les attendre. Noah promit d’augmenter le prix de la course, tout en s’inquiétant du peu d’argent qu’il lui restait dans son porte-monnaie.

            Leur escapade continua donc, et ils visitèrent les deux personnes suivantes, qui habitaient non loin d’ici. Il leur fallut moins de temps de trajet car ces deux-là habitaient dans le même village. Mais les entrevues s’allongèrent car tous deux connaissaient mieux les de Gard : la famille du jeune garçon, et ils voulurent prendre de ses nouvelles. L’un des deux connaissait la légende de la bête, et c’était la raison pour laquelle il avait déménager de Khotaô, et l’autre insista pour que Noah et Clée restent manger, comme le soleil avait déjà dépassé sa position la plus haute. Malgré le temps que cela leur faisait perdre et l’envie qui le démangeait de contrevenir aux règles de l’hospitalité, Noah accepta l’invitation et demanda si le cocher, qui les attendait toujours, pouvait lui aussi entrer manger. Si l’homme paraissait au bord de l’explosion à force de les attendre dehors, il parut les pardonner au moins un peu devant le repas auquel ils eurent droit. Repas qui s’éternisa jusque dans le milieu de l’après-midi, quand Noah réussit enfin à signifier à son hôte qu’ils devaient se dépêcher car ils avaient encore une personne à voir. En effet, si les trois premières personnes qu’ils avaient visité habitaient non loin du village et les unes des autres, la dernière se trouvait un peu plus éloignée : à une heure de route environ.

            Une fois dans le fiacre, Noah poussa un soupire découragé en se laissant tomber sur une des deux banquettes.

̶ Je pensais qu’on parviendrait à coincer la bête avec ce bout de tissu, mais aucun d’eux ne contient ne serait-ce qu’une seule part d’ombre. Si on se trouvait à une distance aussi rapprochée de la bête, il serait impossible de ne pas sentir que c’est une ombre, n’est-ce pas ?

Peut-être qu’il faut élargir nos recherches : ce serait trop simple avec seulement quatre suspects…

̶ Pas si simple que ça visiblement, répondit le jeune homme à sa camarade.

Le voyage se passa, pour le reste, dans le silence, et ils parvinrent chez leur dernier suspect en fin d’après-midi.

            C’était une femme charmante. Elle vivait dans une demeure qui, si elle ne brillait pas par sa taille, se démarquait par l’élégance et le raffinement avec lesquels elle avait été décorée. Elle voulut bien faire rentrer Noah, mais eut une hésitation en découvrant Clée.

̶ C’est un genre de relique ? demanda-t-elle, un monstre ? je ne veux pas de ça chez moi.

̶ Il n’y a pas de danger. Elle est là pour m’aider.

Après un ultime regard en biais, la femme accepta finalement de les laisser entrer tous les deux.

La conversation ne donna rien et prit beaucoup de temps. Persuadé qu’il trouverait bien quelque chose, Noah et Clée l’avaient interrogée sur tous les aspects de sa vie et de sa relation avec les parents d’Ange et le village de Khotaô. Mais arrivés en début de soirée, ils n’avaient rien obtenu. Ils avaient bien essayé de montrer le morceau de tissu à la femme, mais elle leur avait répondu qu’il ne lui disait rien. C’est donc dépités qu’ils sortirent finalement de chez elle. Le soleil se couchait, le froid s’installait. Au moment où ils parvinrent devant le portail de la maison, Noah vit que le cocher s’en était allé. Lassé de les attendre à chaque escale, il avait emporté avec lui l’argent déjà obtenu, les laissant ainsi sans moyen de transport pour revenir à Khotaô. Heureusement, il y avait un village non loin. Peut-être là-bas trouveraient-t-ils un moyen de retourner à Khotaô, ou au moins une auberge où passer la nuit… Ils se mirent donc en route, en espérant parvenir au village le plus proche avant la nuit.

̶ Quelque chose me chiffonne, Clée… commença Noah alors qu’ils s’éloignaient de la demeure.

La jeune fille ne répondit pas, mais Noah savait qu’elle l’écoutait.

̶ On aurait dû trouver quelque chose, non ? La bête est une personne riche, qui habite pas loin du village.

Pas loin du village… Mais cette femme qu’ils venaient de voir commençait à être loin de Khotaô… Il avait fallu une heure de carriole pour venir du précédent suspect jusque chez elle… Pourtant, Noah avait bien demandé à Ange de lui indiquer les personnes riches qui résidaient près de Khotaô. Assez près, en tout cas, pour y aller à pied en prenant un peu de temps, ou à chevale en étant plus rapide. S’agissait-il d’une erreur de la part du jeune garçon ? Avait-il mal compris la demande ? Noah réfléchissait, et soudain, une phrase prononcée par l’enfant lui revint en mémoire : « À part moi, il y a quatre personnes aux environs qui pourraient correspondre à ce que tu cherches. »

̶ Mais bien sûr ! s’exclama Noah en réalisant son erreur : Clée, j’ai été aveugle tout ce temps alors que c’était juste sous mes yeux !

L’intéressée lui jeta un regard interrogatif.

̶ C’est Ange, la bête ! Oh, Clée, j’aurais dû m’en douter ! Il y avait des choses étranges depuis le début ! Sa réticence à parler de la bête, les bruits, le soir, ce n’était pas parce qu’il travaillait : il se transformait ! Et le manteau, il a été déchiré lorsqu’il se transformait ! Clée, Ange a voulu nous éloigner du village ! Il faut qu’on y retourne au plus vite !

Sur ces mots, il s’élança en courant sur la route. Mais il dut très vite se rendre à l’évidence : courir ne servait à rien alors que Khotaô était à plus d’une heure de route. La nuit tombait, et c’est dans les heures les plus sombres que la bête s’en prenait à ses cibles. Qui allait-elle choisir ce soir ? Ange, oh, Ange ! Pourquoi n’ai-je pas compris plus tôt ? C’était trop tard ! même s’ils parvenaient à atteindre le village le plus proche, ils ne pourraient pas empêcher le meurtre qui allait avoir lieu… Et après ça, même s’ils revenaient à Khotaô, nul doute qu’Ange aurait disparu ! S’il avait tenu à les éloigner, c’était certainement parce qu’il comptait prendre la fuite ce soir-là, continuer ses massacres quelque part ailleurs, sans jamais se faire arrêter par qui que ce soit… Noah se laissa tomber dans l’herbe du bas-côté, et lorsque Clée voulut le tirer par la manche pour le forcer à se relever, il se dégagea faiblement.

̶ Je suis désolé, Clée, fit-il dans un rire amer, c’est fini, c’est déjà fini : je ne peux rien faire, ici…

̶ Alors nous n’avons qu’à retourner au village.

̶ Impossible, nous n’avons pas de…

Noah s’interrompit dans sa phrase et leva le chef, pour tomber nez à nez avec Michaël, qui descendait tout juste de sa monture. Le jeune comédien lui lançait un regard de connivence, accompagné d’un sourire malicieux.

̶ Mais qu’est-ce que tu fais là ?!

̶ Je vous ai suivis, pardi ! Je me suis encore fait la malle pendant les répétitions : Fernand va vraiment me tuer cette fois ! Mais je vous ai perdu de vue et j’ai mis un peu de temps à vous retrouver. Mais trêve de bavardages : montez.

Noah ne se le fit pas dire deux fois. Être à trois sur un cheval était loin d’être bon pour la monture, mais elle réussit tout de même à se mettre au grand trot. Dans la nuit qui défilait, le vent effleurait leurs joues en les faisant rougir. Sur le trajet qui les mena à Khotaô, Noah expliqua à Michaël la résolution de l’enquête et la réalisation du piège que leur avait tendu Ange. Le comédien, de son côté, leur révéla que, lorsqu’il les avait vus monter dans un fiacre, il avait eu l’intuition qu’il devait les suivre. Il s’était alors discrètement éclipsé du camp et avait préparé un des chevaux qui tiraient les caravanes avant de se mettre en route. Les rattraper n’avait pas été si compliqué, la diligence se déplaçant sensiblement moins vite qu’une monture seule, mais, en essayant de faire attention à ne pas se faire remarquer, il avait fini par perdre la carriole de vue et avait dû les chercher un peu avant de les retrouver sur la route, non loin de la dernière demeure qu’ils avaient visitée.

            Arrivés près du village, ils arrêtèrent le destrier et en descendirent. Ils rejoignirent les premières maisons le plus vite qu’ils le purent. Il n’y avait aucun éclairage dehors et ils trébuchèrent plusieurs fois. Le cœur de Noah battait la chamade, il sentait les gouttes de sueur couler le long de son dos. Les trois comparses avaient cessé leur course et, arrêtés au milieu de la place de la fontaine asséchée, ils tentaient désespérément d’entendre quelque chose, un bruit, qui put les guider pour trouver la bête. Ils jetaient des regards de tous les côtés, espérant repérer quelque chose d’anormal. Et ce fut Clée qui l’aperçut la première. Elle tendit soudain le doigt dans une direction, en donnant un coup de coude à Noah pour attirer son attention. Le jeune homme se retourna juste  à temps pour voir une immense silhouette s’engouffrer dans une maison par la porte d’entrée. Sans réfléchir, il s’élança vers la maison, ses deux camarades à sa suite. Noah n’était pas très sportif, et il eut tôt fait de se faire rattraper puis dépasser par Michaël, qui arriva le premier devant la maison. À l’intérieur, la bête, penchée vers trois enfants, semblait prête à les dévorer. Le monstre avait une forme indéfinie. On aurait pu l’assimiler à un énorme loup, mais aussi à un ours, ou à un humain, dans la façon qu’elle avait de se tenir debout. Mais Noah n’eut pas le temps d’y réfléchir plus longtemps, car la bête levait une griffe pour l’abattre sur les enfants dans un coup mortel. Les trois bambins ouvrirent de grands yeux, et l’un d’eux s’apprêta à crier, mais son cri mourut dans sa bouche lorsque Michaël, surgi de l’obscurité, se jeta sur la bête, lui plantant fermement un couteau dans ce qui devait être son épaule.

            Le comédien tomba, et se rattrapa dans une roulade agile, avant de se remettre debout, juste à temps pour esquiver le coup de patte de la bête, dont l’attention s’était détournée de ses cibles initiales. Noah réussit à lui porter plusieurs coups sans importance, mais il n’arriva pas à esquiver l’un de ses coups de patte, et se retrouva projeté à travers le salon de la maison. Il alla s’étaler contre la table d’où il ne se releva pas immédiatement. La bête s’avançait vers lui, comme une sentence de mort, et toujours sonné, le comédien se tenait la tête en essayant tant bien que mal de se relever. Tout à coup, Michaël parut remarquer quelque chose sur le mur du fond de la pièce. D’un bond rapide, il décrocha une hache suspendue au mur, et se tourna vers la bête avant de lui sauter dessus. Cette dernière tenta de le faire partir, mais en vain. Michaël restait fermement accroché. Pressant ses genoux autour du cou de la bête, il éleva sa hache, et l’abattit sur la tête du monstre d’un coup sec et puissant. Mais il rata son attaque et la bête réussit enfin à se débarrasser de lui. Le comédien retomba au sol, et cette fois, ne parvint pas à se relever. Noah vit les griffes de la bête scintiller sous le clair de lune qui entrait par la fenêtre, juste avant qu’elle n’abatte sa patte sur Michaël. Mais Michaël ne fut jamais touché par cette attaque, car soudain, le monstre s’effondra sur le sol, inconscient. Michaël réussit à se dégager des débris qui étaient tombés sur lui et se releva, la hache à la main. Il s’approcha de l bête, doucement, un vague sourire aux lèvres, comme un prédateur qui aurait réussi à acculer sa victime. Il allait la tuer. C’est ce que son regard disait, hurlait. Il allait l’achever, maintenant. Ce regard rappela vivement à Noah celui qu’avait le jeune homme lorsqu’il avait froidement assassiné une ombre au fond d’une impasse. Noah fut tout à coup plus lucide qu’il ne l’avait jamais été.

̶ Michaël ! cria-t-il : Arrête !

En même temps qu’il prononçait ces mots, il se jetait sur le jeune homme, le faisant tomber. Ils roulèrent tous les deux sur le sol, mais Michaël fut plus rapide à se relever. Il reprit sa marche comme un trajet inéluctable vers le meurtre. Mais, sans même se relever, Noah s’interposa entre lui et la bête, accroupi par terre. Il leva la tête vers le comédien.

̶ Cesse. Je t’interdis de la tuer ! C’est un humain avant tout, il s’agit d’Ange, c’est un enfant !

̶ Ça ? Un enfant ? fit Michaël dans un rire teinté de folie : Allons bon ! Tu ne peux pas croire ce que tu viens de dire, Noah.

Et il reprit sa marche en bousculant le jeune homme. Néanmoins, Noah tendit la main, et réussit à attraper la cheville de Michaël, qui manqua de tomber. Ce dernier se retourna, furieux, et attrapa Noah par le col.

̶ Tiens-toi en dehors de tout ça, Noah. Tu voulais trouver la bête ? Tu l’as trouvée. Maintenant, puisque tu refuses de prendre les mesures qui s’imposent, c’est à moi de la tuer.

̶ ne fais pas comme si c’était ton devoir ! Tu brûles d’envie de la massacrer ! Tu adores ça ! Je ne te laisserai pas faire.

Avec toute sa force et sa rapidité, Noah attrapa le manche de la hache que tenait Michaël, et le tira brusquement vers lui. Mais Michaël était plus fort et plus rapide. Il lâcha subitement Noah, qui retomba par terre, sans pour autant défaire sa prise sur le manche. Il y eut une lutte pour la possession de la hache. Noah tenait l’outil à deux mains, essayant vainement de le tirer vers lui, tandis que Michaël le maintenait fermement de son côté. Soudain, Michaël fit une chose à laquelle Noah ne s’attendait pas : il lui donna un coup dans le plexus solaire. Le souffle coupé, le jeune homme n’eut d’autre choix que de lâcher l’arme. Il perdit l’équilibre et s’effondra sur le sol, plié en deux, tandis qu’il voyait Michaël lever sa hache bien haut, au-dessus du cou de la bête, plus fragile que le reste de son corps. La hache s’abaissa. Il y eut un bruit sourd, et ce fut Michaël qui s’effondra, sans avoir terminé son attaque. Derrière lui apparut Clée, un tisonnier à la main, qu’elle tenait encore en l’air après avoir frappé Michaël à la tête. Noah la remercia dans un souffle mais, incapable de reprendre sa respiration ou de se relever, il dut ramper jusqu’à la bête. Là, il lui saisit la main.

̶ Regarde, Michaël : je ne vais pas la tuer, car je peux faire autre chose.

Et il ferma les yeux.

            Il fut plus aisé d’atteindre l’état de sommeil dans lequel il devait se trouver pour utiliser son pouvoir maintenant qu’il touchait directement la bête. Il était entré dans son esprit. Il était dans le corps d’Ange, le petit garçon contrôlé par la bête, bien trop forte pour qu’il lui résiste. Et la bête se tenait là, prenant de plus en plus de place dans son esprit, de plus en plus puissante et irrésistible. Elle était trop grande, Noah ne pouvait pas simplement la faire disparaître, et elle prenait trop de place dans la vie de l’enfant. Alors au lieu de soigner complètement Ange, comme il l’avait prévu, il en ferma la bête à double tour, dans un coffre au fond de son esprit. Il la scella pour plus qu’elle n’apparaisse. Et bien qu’elle restât toujours présente, elle ne présentait plus aucun danger pour le garçon.

            Lorsque Noah ouvrit les yeux, Ange était redevenu Ange. Le jeune garçon ouvrit les yeux à son tour, et ceux-ci s’humidifièrent presque immédiatement. Il attrapa le bras de Noah avec la poigne désespérée que seul un enfant pouvait avoir.

̶ Je ne voulais pas ! s’exclama-t-il entre deux hoquets, Ce n’était pas mon intention, je ne voulais pas faire du mal à tous ces gens, je ne voulais pas tuer mes parents, j’ai perdu le contrôle, la bête était là, et je ne pouvais pas résister, je suis désolé Noah ! Je ne pouvais rien dire, c’était un secret, c’est mon cher ami qui m’a ordonné de faire ça ! Il a dit que quelqu’un serait intéressait par la bête, il a dit que tout se passerait bien si je parvenais à t’éloigner à temps ! Il m’a dit que c’était le dernier massacre, et après je pouvais partir, oh, Noah, je suis tellement désolé !

D’abord, Noah eut une foule de questions à poser. Ange venait de parler de ses parents. Leur massacre était donc de son fait ? Était-ce un effet de la transformation ? Une perte de contrôle, une perte d’empathie, qui l’aurait poussé à assassiner ses parents ? Depuis quand Ange était-il la bête ? Et en qui se trouvait-elle avant d’être dans Ange ? Dans le corps d’un de ses parents ? La bête serait donc une ombre qui prendrait possession des humains et se transmettrait de manière génétique de génération en génération ? Puis, alors qu’il se posait ces questions, une tournure attira son attention dans les phrases embrouillées du garçon : « Mon cher ami ».

̶ Ange, tu viens de parler de ton cher ami ? lui demanda Noah, que quelque chose taraudait.

Le garçon acquiesça.

Un ami… Non, son cher ami. C’était ce qu’il venait de dire. C’est comme ça qu’il l’avait désigné. Pourquoi ? Parce que c’est comme ça que cet ami s’était présenté.

̶ Qui est cet ami, Ange ? Dis-moi, où as-tu rencontré ton cher ami ? Comment t’a-t-il contacté ? Comment s’appelle-t-il ?

̶ Une lettre… C’est un très vieil ami, que je connais depuis très longtemps. On s’était perdus de vue mais il m’a retrouvé récemment et m’a recontacté.

Un vieil ami, perdu de vue. Recontacté récemment… Qu’est-ce qui n’allait pas dans cette histoire ? Qu’est-ce qui avait attiré l’attention de Noah ? Le jeune homme réfléchissait, quand soudain, ses yeux se posèrent sur la poche droite de son manteau, dans laquelle se trouvait encore la lettre de son ami J. La lettre de son ami. De son vieil ami. Oui, quelque chose commençait à remonter dans son esprit.

̶ Cet ami a-t-il signé la lettre de son nom ?

̶ Non… souffla le jeune garçon. C’était… Une initiale.

Une initiale. Comme J. Noah voulut pousser un rire. Évidemment, comment avait-il pu ne pas le voir plus tôt ? Quelque chose clochait avec J. Ce ne pouvait être un ami d’enfance, car Noah ne pouvait pas l’avoir rencontré. Jamais. Il avait le souvenir d’avoir rencontré J, et pourtant, pourtant il était certain d’avoir passé son enfance au manoir du philanthrope. Il était retenu prisonnier là-bas, il n’en était jamais sorti, jusqu’à sa fuite. Il n’avait jamais rencontré personne d’autre que le Philanthrope et son fils. Il ne pouvait pas avoir eu d’ami. C’était impossible. Dans ce cas, quels étaient ces souvenirs qui remontaient à la surface de son esprit lorsqu’il lisait la lettre que lui avait envoyé son « cher ami » ? Il n’eut pas le temps d’y réfléchir plus, car il entendit soudain des pas. Peu après, plusieurs personnes entraient dans la maison. Ils étaient en uniforme et semblaient prêts à se battre. À leur tête, une jeune femme, pas très grande, mais assurément musclée. Noah reconnut cette escouade avant même que leur cheffe ne se présente.

̶ Je suis Odette, du bureau des Vagabonds. Nous sommes venus constater les dégâts dans le village et intercepter la bête.

Elle s’avança vers Ange sur ces mots, et comme Noah se plaçait devant l’enfant en position de défense, elle reprit.

̶ Veuillez vous écarter de cet enfant, jeune homme. Il s’agit d’une ombre dangereuse, qui peut se transformer à tout moment.

̶ Il n’en sera rien ! s’exclama Noah, puis, après une hésitation : Je m’en suis occupé moi-même, il ne causera plus aucun souci, désormais.

La jeune femme parut décontenancée un moment, mais son visage se ferma.

̶ Navrée. Les règles sont les règles. On m’a donné l’ordre d’emmener le jeune garçon.

̶ Mais vous n’étiez jamais intervenus dans les affaires de Khotaô.

̶ Nous n’avions reçu aucun signalement, le bureau des vagabonds n’a pas d’yeux partout : nous sommes trop peu nombreux.

Elle ne chercha pas à s’expliquer plus, et saisit le petit bras d’Ange. L’enfant ne se débattit pas vraiment, mais il tourna vers Noah deux yeux agrandis par la peur tandis qu’on l’emmenait vers l’extérieur de la maison.

̶ Attendez ! cria le jeune homme : Vous ne pouvez pas l’emmener comme ça ! Je vous ai dit qu’il ne représentait plus aucun danger : j’ai scellé la bête !

Un homme se retourna dans la troupe et revint vers lui. Il aurait été plus avisé de parler d’adolescent, car il paraissait plus jeune que Noah, qui devait avoir vingt-et-un ans, s’il se souvenait bien.

̶ Tu as scellé la bête ? fit le jeune homme, à la fois narquois et dubitatif.

̶ Oui.

̶ C’est impossible. On ne peut pas soigner les possédés.

Noah serra les dents. Il avait le choix entre tenter de sauver Ange des griffes du bureau en révélant ses secrets, ou se protéger lui-même et laisser Ange à son sort. Au moment où il choisissait de sacrifier sa tranquillité, une main lui attrapa le poignet, et Michaël se plaça devant lui.

̶  Ne faites pas attention. Il essaie seulement de protéger son jeune ami. Il est inquiet, c’est tout.

En entendant la voix du comédien, la femme, Odette, se retourna et revint vers eux. Elle le jaugea du regard, puis :

̶ Le Tueur. Que fais-tu dans le coin, avec ce jeune homme et la bête ?

̶ Simple réorientation, Odette : je suis devenu acteur maintenant. Et toi, comment marchent les affaires ?

La jeune femme ne répondit pas. À la place, elle se tourna vers Noah.

̶ Vous, je ne vous ai jamais vu avant, mais vous semblez savoir certaines choses. Sachez néanmoins que vous pouvez tout de suite abandonner vos préjugés sur le bureau des vagabonds : nous ne sommes pas là pour tuer la bête, mais pour la protéger, autant que pour protéger le village. Nous ne lui ferons pas de mal.

Noah s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais Michaël l’en empêcha.

̶ Laisse, elle dit la vérité. C’est mieux pour l’enfant.

À contrecœur, Noah dut cesser de protester. Il regarda le bureau des vagabonds s’en aller, escortant le jeune Ange. Puis il remarqua que Clée s’était cachée dans un coin sombre. Elle avait eu raison : que se serait-il passé si le bureau l’avait vue ? Il l’aurait emmenée, elle aussi ?

            Lorsqu’ils furent seuls, Michaël laissa échapper un soupir.

̶ C’est terminé.

Noah repensa aux paroles échangées avec Ange à propos de son « cher ami ».

̶ Non, ça ne fait que commencer, répondit-il, pensif.

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Aoren
Posté le 24/12/2024
Bonjour !
Les fils de l'intrigue sont enfin démêlés : Ange était en réalité un monstre. Mais le mystère autour de J. ne fait que s'épaissir... Ça me semblait assez logique qu'Ange soit en réalité la Bête, et que J. soit derrière tout ça, mais le dénouement me semblait un peu précipité, en particulier l'arrivée du bureau.
C'est déjà l'avant-dernier chapitre, et l'enquête est terminée, même s'il reste quelques questions en suspend. Est-ce qu'il y a encore assez de temps pour que je puisse espérer une romance entre Michaël et Noah :) ?
Bon réveillon et merci pour ce chapitre !
Taranee
Posté le 24/12/2024
Salut !
Ce n'est pas la première fois qu'on me dit que le dénouement de mes histoires est précipité, pourtant je ne vois pas vraiment ce qui est trop rapide... En réalité, quand j'ai commencé à écrire l'histoire, je ne savais même pas qui serait la bête, j'ai inventé le personnage d'Ange et l'ai fait intervenir dans l'histoire avant d'en faire la bête, après, j'ai modifié quelques éléments pour laisser de minuscules indices qui pourraient guider le lecteur.
L'enquête est terminée, et en effet, ce n'est pas dans le dernier chapitre que l'on verra naître une romance entre Noah et Michaël ! ^^

Par contre, l'histoire en elle-même est loin d'être terminée et continue après l'épisode de Khotaô, comme je l'ai dit ! Qui sait ce qu'il se passera entre ces deux-là dans un avenir plus ou moins proche ? XD
En tout cas, tes commentaires récurrents me convainquent de continuer d'écrire cette histoire et de poster de nouveau une histoire courte !

Cependant ce ne sera peut-être pas pour tout de suite !

Bon réveillon à toi aussi !
Vous lisez