CHAPITRE 9

Le 14 juillet 1683, palais de l'archevêque, Toulouse

Dans le grand bâtiment de Monseigneur, les domestiques et les gens d'Église se croisaient dans les couloirs, chacun avec sa besogne et allaient là où les portaient leurs souliers, habitués, eux, à les conduire au lieu de leur travail.

En son cabinet de travail, l'archevêque de Toulouse feuilletait d'un regard inattentif les plis qu'on lui adressait et qui le désintéressaient. Monseigneur de Montpezat de Carbon(1), prélat occupé par des affaires de plus grandes importances à l'instar de celles qui se tournaient sur la scène versaillaise auprès d'un roi puissant, l'importaient davantage que des cris populaires. Toutefois, la voix populeuse pouvait lui attirer la gloire et dans ce cas de figure-ci, la voix du peuple était la mélodie la plus tendre à l'oreille d'un Monseigneur.

Du bruit se fit entendre par-delà les murs décorés de tableaux immenses, des toiles d'Histoire, et ne surprit point le prélat qui attendait une visite, laquelle était arrivée dans la cour. Dehors, un suisse se précipita vers le carrosse épiscopal et déploya le marche-pied du transport afin de permettre au voyageur de sortir avec toute la dignité de son statut. Un évêque apparut et suivit le maître d'hôtel dans le bâtiment et le quitta devant la porte derrière laquelle l'attendait Monseigneur. En entrant dans le cabinet de travail, l'archevêque de Toulouse accueillit avec les politesses d'usage son confrère, qui les lui rendit avec tout autant de civilité qu'il les lui avait données.

— Avez-vous fait bon voyage ? demanda l'archevêque.

— Bien, s'il on en croît le temps clément dont j'ai bénéficié, mal, parce que le trajet fut d'un inconfort sans nom. Certaines routes ne sont point carrossables et m'ont obligé à prendre les traverses !

— J'en suis navré, il n'était pas dans mon intention de vous molester, repartit l'archevêque d'un ton ironique.

— Ne prenez guère cet air désolé, c'est, déclama l'évêque emphatique, un chemin de croix comme un autre et j'aime autant celui-là, il est fort court en distance. 

Le trait d'esprit de l'évêque fit sourire son hôte et celui-ci lui proposa de s'asseoir dans un fauteuil douillet, car il était exclu de faire patienter debout un gentilhomme, et ce gentilhomme-là avait le bon ton d'être également une main du Seigneur ; aussi, faute grave que d'abandonner l'évêque à ses vertiges et à ses jambes fourbues. Son invité l'avait si justement formulé, il avait surmonté avec grandeur son chemin de croix, ainsi, il était inutile de lui faire grimper tout de suite le Golgotha des jeux politiques de salon.

À cet instant, entra un valet de pied en livrée qui apportait des rafraîchissements sur un plateau d'argent aux armes des Montpezat de Carbon. D'un geste de main gantée, affable, l'hôte proposa à l'évêque, d'une part, un carreau moelleux pour faire reposer ses pieds et d'autre part, un éventail fin de plusieurs alcools. L'évêque remercia l'archevêque pour sa sollicitude et accepta le carreau pour, disait-il humblement, ses chevilles qui avaient souffert de l'effort du voyage et qui étaient douloureuses de la distance parcourue, immobiles dans le carrosse... L'archevêque veilla à ce que le carreau fut apporté promptement et revint sur la question du breuvage. Celui qui remporta les faveurs de l'invité fut un choix on ne peut plus régional : un vin de Gaillac, ce qui fit un pied de nez au Bordeaux que l'on délaissait sur le plateau d'argent et qui, depuis Mathusalem, était un rival du coq(2) du Midi. Après s'être repu du plaisir du vin, l'archevêque décida d'entreprendre son confrère et le fit sans renoncer au délice d'un trait d'esprit.

— Mon cher de Maupeou(3), votre épiscopat vous satisfait-t-il ?

— Bellement. Avec quelques projets d'envergures, elle ne siéra que mieux à mon profil.

— Je suis bien aise de l'apprendre ! Faites-vous donc une charge à votre pointure, répondit l'archevêque en souriant dans sa moustache.

— Une grande pointure me siérait divinement, Monseigneur.

— Une grande pointure, évidemment, répéta le premier amusé par son camarade. Castres sera à votre mesure !

Avant de reprendre, l'archevêque de Toulouse attendit que l'évêque de Castres, dont le diocèse touchait le sien, avala sa gorgée de Gaillac, ville qui elle, était dans le diocèse d'Alby : invitée impromptue de cette table épiscopale qui goûtait décidément fort le Midi.

L'archevêque de Toulouse se leva et alla jusqu'à son secrétaire, y prit un pli et revint s'asseoir à la place qu'il avait désertée.

— Un consul de province m'a écrit pour me demander un soutien... dit-il évasivement en tapotant du doigt le pli que ce consul lui avait envoyé.

— Un problème de mœurs ? demanda l'évêque de Castres, sourcil levé.

— Nenni.

— Un problème de police ? repartit l'évêque de Castres, l'œil intrigué.

— Non pas, presque. 

— Un problème de justice ?

L'archevêque de Toulouse sentit que son interlocuteur allait prendre mouche s'il ne sortait pas de son expression laconique de circonstances et lui fit grâce d'une réponse qui tenait en plus de trois mots.

— À vrai dire, un peu des trois.

— Ah ! dit l'évêque de Castres embêté par le brouillard de l'archevêque. Cela vous mine, je le vois.

— Effectivement, reprit Monseigneur de Montpezat de Carbon. C'est que je ne sais comment répondre à ce bon homme qui me fait une belle démonstration de zèle envers ma mitre, toutefois, je suis gêné de lui commander quelque chose.

— Mon Dieu, est-ce si grave ? s'enquit sur le champ l'évêque de Castres en faisant rubis sur l'ongle.

— C'est emmêlé que cette affaire-là, un chat ne déroulerait pas facilement la pelote de laine sans en arracher des fils.

— À ce point !

— Mon cher de Maupeou, évidemment, sinon pourquoi vous aurais-je fait déplacer dans la hâte, vous qui êtes si frais dans votre emploi d'évêque ! Vous avez à peine eu le temps de tâter le moelleux de votre trône épiscopal que je vous fais courir la poste ! Cela n'est certes pas pour vous parler des gazettes du pays !

L'évêque de Castres saisit dans ce rappel, que la raison de sa visite n'avait pas été justifiée par le prélat dans le pli qu'il lui avait adressé, et l'archevêque de Toulouse comptait la lui dévoiler séance tenante. Seulement, cela ne se ferait point sans quelque souci de narration, l'histoire semblait être alambiquée.

— Mon cher de Maupeou, reprit l'archevêque de Toulouse avec un soupir de cardinal car il n'y avait que les cardinaux qui en poussaient avec cette trempe-là. Mon cher de Maupeou, je sais que vous êtes en commerce avec l'ancienne demoiselle Dreux d'Aubray cadette, est-elle toujours dans votre amitié ?

L'évêque de Castres fut attrapé par la demande on ne peut plus directe et était stupéfait que Monseigneur de Montpezat de Carbon fût au fait de sa correspondance avec cette charmante créature qu'il connaissait depuis la fin de l'enfance. Monseigneur de Maupeou vit dans l'information que lui révéla l'archevêque l'étendue de ses pouvoirs et il était manifeste de la façon éclatante avec laquelle Monseigneur de Montpezat de Carbon gérait les affaires qui étaient dans son intérêt. C'était tout autant un éclat qu'une leçon dont l'évêque de Castres ne rechigna l'enseignement sans le manifester. Celui-ci se prit d'être jaloux en cette heure de n'être point un archevêque et songea dans la même fabulation ce que seraient les pouvoirs d'un cardinal et ma foi, à ses yeux, il considéra que la puissance cardinalesque lui irait divinement...

— Monseigneur, dit l'évêque de Castres, il est vrai, cette personne et moi-même bavardons.

— À la bonne heure ! Voilà qui est pour le mieux !

— Monseigneur attend quelques entreprises de ma part auprès de l'ancienne demoiselle Dreux d'Aubray ? demanda-t-il tout étonné, du moins en apparence.

— Précisément !

Voilà que le plan de l'archevêque de Toulouse se dessinait pour l'évêque de Castres, bien que ce dernier eût bien du mal à en voir encore les contours.

— Je souhaite de vous que vous alliez dans la ville de ce petit consul de province.

— Quel est le lien entre ce petit consul et l'ancienne demoiselle Dreux d'Aubray ? souleva-t-il avec justesse.

— La localité de la ville, Monseigneur. Je veux que vous vous rendiez à Villenouvelle dans le Lauragais pour y appeler au bon sentiment d'amitié que vous entretenez avec elle afin de démêler en mon nom et dans l'intérêt du Royaume, l'affaire dont le petit consul m'a fait part et qui lui donne la migraine.

— C'est que c'est là une grande entreprise et le mari de l'ancienne demoiselle Dreux d'Aubray est un homme possessif, sanguin, jaloux de tout homme, même de ceux en robe. L'approcher, c'est me faire martyr par amitié.

L'archevêque de Toulouse dessina un sourire un brin moqueur sur ses lèvres et patienta que son visiteur intègre la nouvelle en ses entrailles, dénuées, manifestement de l'orgueil que la robe épiscopale pouvait conférer.

— Du nerf, voyons ! Vous êtes évêque ! Ce seul état devrait faire flancher votre baron de Lamezac. Sinon rappelez-lui l'obéissance qu'il devrait avoir à la « robe » comme vous dites, elle ne fait pas de bruit quand on la porte, mais son poids écrase et voile l'éclat de certaines armures vétustes...

— C'est que Monseigneur sait tout, ma parole ! s'exclama-t-il en entendant le nom de l'époux de l'ancienne demoiselle Dreux d'Aubray.

— Un archevêque est l'œil de Dieu, Monseigneur, par conséquent, rien ne m'échappe !

L'évêque de Castres musela une répartie qui n'aurait point flattée la tournure de son esprit et parla autrement qu'il voulût le faire.

— Vous forcez mon respect, Monseigneur...

L'archevêque de Toulouse fit fi de cette phrase à peine susurrée et fausse, et enchaîna à brûle-pourpoint, campé sur son idée.

— Je veux que vous vous rendiez au plus vite à Villenouvelle et que vous ergotiez la baronne de Lamezac au sujet de la mort de sa fille, tragédie qui a ébranlé le village.

— Mon Dieu ! La baronne me l'a en effet écrit, dit-il en se signant, paix à cette âme pure. Mais, que ce passe-t-il pour qu'un consul vous écrivît en telle hâte ?

— Ceci, répondit l'archevêque de Toulouse en lui tendant le pli qu'il avait reçu du premier consul de Villenouvelle.

L'évêque de Castres l'attrapa et le lut, la curiosité avide.

« À monsieur l'Archevêque de Toulouse,

Monsieur l'Archevêque de Toulouse,

Je voulais vous prévenir de quelques faits qui mériteraient d'être portés à votre attention. Le 26 juin en l'an de grâce 1683, la jeune demoiselle Louise de Lamezac, fille du baron de Lamezac, est décédée, endeuillant notre petite ville de Villenouvelle. Sa mort subite nous a amené à penser que la faiblesse de sa nature fut seule cause de son trépas... Seulement, le jour de son enterrement des bruits étranges ont couru dans le cortège funèbre et se sont amplifiés avec les jours. Chaque sujet de Sa Majesté tient une version différente, mais toutes se regroupent en un point : la baronne de Lamezac.

Cette dame que certains savent être de la portée des Dreux d'Aubray, tristement célèbre pour une affaire qui a pris tout Paris. Moi-même je n'appris que le malheur et l'opprobre du funeste destin de madame de Brinvilliers, sœur aînée de la baronne de Lamezac, qu'en prêtant mon oreille aux ragots. Ce dont je fus au fait Monseigneur, c'est que tout parisien a craché sur le portrait de la Brinvilliers aussitôt son corps décapité et brûlé ! Cette vérité me donne le grand frisson... et je crains ce que j'entends murmurer autour de moi au sujet de madame de Lamezac...

Mon Dieu... Si je me permets Monseigneur de vous enlaidir la vue avec la réminiscence de la Brinvilliers, c'est qu'avec la baronne de Lamezac, elles ont un peu point de commun : le poison.

Monseigneur, parmi les bruits qui courent dans la ville, d'aucuns pensent que la baronne y est pour beaucoup dans la mort subite de sa fille... Ils se racontent sous le manteau qu'elle a été empoisonnée par sa propre mère... D'autres parlent de quelques choses de pire et de plus secret... quelque obscurité qui n'a été pas nommée et qui pourtant vit sur les lèvres et dans les yeux de ceux qui savent plus qu'ils ne peuvent ou n'osent le dire. Le baron de Lamezac est imperméable aux tentatives du baile et de mes confrères consuls pour tirer ce point épineux au clair, et même l'assesseur civil éprouve de la peine à voir au-delà de la carapace de ce seigneur... Pour l'heure, nous ne pouvons arrêter personne... les preuves nous manquent. Les bouches demeurent trop closes...

Si je vous écris Monseigneur, c'est que ces choses secrètes, si elle sont avérées, ne sont pas catholiques et tout ce qui n'est pas catholique est diabolique... Ces choses-là sont de votre ressort... Aussi, je prie humblement Monseigneur d'envoyer quelqu'un éclairer cette affaire...

Sieur Cantalauze,

premier consul de Villenouvelle. »

— Oh ! s'exclama l'évêque de Castres. Voilà une affaire bien sombre en effet !

— C'est pourquoi, je vois d'un bon œil votre amitié avec la baronne de Lamezac. J'imagine qu'elle n'ignore point ces rumeurs et sera fort aise de trouver dans son sillage, un ami vers qui elle pourra s'épancher et alléger le poids de son âme, si culpabilité il y a. Entendez, mon cher de Maupeou, que je ne souhaite pas que mon diocèse s'illustre par des obscurités trop éclatantes... Paris a donné le ton avec cette maudite affaire des poisons... Je ne saurais donner cours à une copie de cette affaire-là chez moi !

L'évêque de Castres se tut un moment et reprit avec aplomb.

— La baronne ne pourrait commettre un tel acte. Elle était mère et aimait énormément Louise, l'accuser de parricide est grotesque.

— Cela, c'est à vous de le prouver, répondit l'archevêque de Toulouse en le fixant d'un regard perçant. La baronne n'est pas dans les meilleurs auspices, sœur de la Brinvilliers et mort subite de sa fille, ne font point une auréole bénie sur sa tête. Maintenant, puisque les dés sont jetés, je laisse les cartes entre vos mains et attends vos rapports avec impatience.

GLOSSAIRE : 

(1) Joseph de Montpezat de Carbon (1615-1687), archevêque de Toulouse de 1674 à 1687.

(2) L'emblème de Gaillac.

(3) Augustin de Maupeou (1647- 1712), évêque de Castres de 1682 à 1705.

 

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