Partie II : Moerus1
Sous le châtaignier qui s’étale,
Je t’ai vendu, tu m’as vendu
1984 — Georges Orwell
— Sept mois plus tard —
63.
La marée humaine s’écrase contre les portes du Mur comme une vague sur une digue. La foule, dense, noire, mouvante, s’éparpille pour se reformer et revenir plus forte, pour s’approcher plus près.
Assise près de la fenêtre, Bebbe fait glisser ses mains sur le renflement protubérant de son ventre. Agenouillé devant elle, l’oreille posée contre la chair distendue sous la robe, Lièvre écoute : les hurlements humains se mélangent aux remous des fluides qui fluctuent autour du fœtus.
En bas, les manifestants se font plus pressants : la place du Châtaignier est si pleine qu’on n’en voit plus les pavés, des briques sont jetées, des gens piétinés, des vitres brisées. Deux fois déjà, les enfants du Mur ont ouvert le feu dans la poussière et les cris. Bebbe ferme paresseusement les yeux au rythme de la chaise à bascule qui va et vient au milieu des automates de la serre mécanique.
Les choses changent, c’est ainsi. Elle pose sa main sur la tête de porcelaine.
— Laisse-moi finir mon rapport, je dois faire mon annonce tout à l’heure.
Lièvre détache son visage à regret pendant que Bebbe parcourt la liasse de papiers des yeux : des annonces qui ne changeront rien, qui n’arrangeront rien. Interdire des pamphlets, augmenter le couvre-feu dans certaines zones... À quoi bon ? Juste attiser un peu plus la colère de la population : un peu plus de contraintes ? Un peu plus de révolte !
C’est la fin d’un monde... D’ici peu, la Machine sera noyée. Demain la guerre civile, après-demain, en l’absence de cohésion : la famine, la mort peut-être ?
Ses mains se posent à nouveau sur son ventre qu’elle caresse longtemps et son regard se perd dans les méandres de la Ville Noire.
Là-bas, tout en bas, si petit que même si elle le cherchait elle ne le verrait pas, se trouve un jeune homme blond avec une guitare. Autour de lui, une foule folle se forme et se déforme comme un vol d’étourneaux. La colère et la violence déstructurent les traits des gens, les tirs se font de plus en plus fréquents, mais le jeune homme n’a pas peur. La main accrochée à ses cordes, le sourire chaleureux et les yeux pétillants, il chante :
« Sous le châtaignier qui s’étale
Je t’ai vendu, tu m’as vendu
Je t’ai vendu, tu m’as vendu »
Peut-être ne rentrera-t-il pas ce soir ?
La mort aujourd’hui ou demain la liberté ! »
64.
L’écran de l’ordinateur clignote doucement sur le bureau et son éclat bleuté fait briller tous les yeux qui observent Georges.
FantOme dit : On te voit beaucoup ces derniers temps.
Georges gratte pensivement son menton mal rasé.
Griffon dit : Je travaille davantage qu’avant dans l’onirisme et c’est très fatigant. J’ai besoin de nombreuses pauses.
C’est la vérité, il a exploré l’esprit d’au moins vingt-sept dormeurs cette nuit et il lui en reste encore cinq avant de pouvoir rentrer se coucher à l’heure où d’autres se réveillent. Il peut d’ailleurs s'estimer heureux d’avoir repéré un dormeur d’un autre monde faisant presque toujours le même rêve : un songe offrant une connexion internet stable dans un environnement presque sans risque, mais qui sait ce dont ces énormes chiens bleus sont capables ?
Malheureusement, le type en question ne dort pas beaucoup, mais c’est déjà suffisant pour que Georges puisse entamer de vraies conversations avec d’autres Piliers, et cela sans que Cerf n’en sache rien.
Nimrod dit : Au fait, je me suis permis de faire passer le message aux autres. Personne ne se souvient de ton Changemonde, mais les Piliers ne sont pas réputés pour leur bonne mémoire. Quand ça a plus de cinq cents ans, tout se perd.
Griffon dit : Mais tu te souvenais de moi, pas vrai ? Tu savais qui j’étais lors de notre première rencontre ?
Nimrod dit : Nous nous sommes croisés régulièrement, mais j’ai gardé mes distances. Les Vers de rêves sont à éviter en général.
Griffon dit : Ah bon, pourquoi ?
FantOme dit : À cause de Limbo, ce monde rend fous les Vers dans ton genre. Au bout de quelques centaines d’années, ils finissent par changer. Peu à peu, ils revêtent d’autres formes, oublient qui ils étaient avant et deviennent en quelque sorte des cauchemars errants, en plus dangereux.
Un des énormes chiens bleus lèche l’oreille de Georges avec application et le couvre de bave. Celui-ci essaie de le repousser, sans résultat. Il pense au Griffon : un autre lui-même ayant dégénéré sous le poids de la longévité ? Une créature capable d’enfermer dans l’onirisme toutes les personnes chères à son cœur ? Grenade ? Bebbe et ses clones aussi ?
Griffon dit : Et Lù ? Vous la connaissiez bien ?
Nimrod dit : Ça dépend ce que tu entends par là. Que veut dire « connaître bien » ?
Griffon sourit. Bien que Nimrod ne soit pas une humaine, sa façon de s’exprimer semble très proche de la sienne. Comment connaît-elle sa langue, d’ailleurs ? S’il n’avait pas vu son apparence la dernière fois, il n’aurait pas pu imaginer qu’elle ne lui ressemblait pas. Peut-être que FantOme aussi est un autre type d’humanoïde ?
Griffon dit : Vous étiez amies ?
Nimrod dit : Alliées mais pas amies. Échange de bons procédés. Cela est suffisant en l’occurrence, mais nous étions suffisamment liées pour qu’un silence de cent ans devienne inquiétant.
Griffon dit : Qu’avez-vous fait pour devenir son alliée ?
Nimrod dit : Rien de particulier : j’avais besoin de son pouvoir, elle avait besoin du mien.
Griffon dit : Est-ce que mon pouvoir pourrait vous être utile à un moment ?
Nimrod dit : Je ne peux pas bloquer quelqu’un dans le temps sans être dans le même monde que cette personne si c’est ce que tu me demandes, parce que j’ai besoin de toucher la personne.
Griffon dit : Je comprends, je suis désolé d’avoir été si direct, mais j’ai peu de temps, beaucoup de questions et j’ai besoin de savoir d’autres choses.
Nimrod dit : Oui ?
Griffon dit : FantOme a dit que nous étions tous des Piliers sur ce serveur. Combien sommes-nous exactement ?
Nimrod dit : Je ne sais pas... Beaucoup. Quand on rencontre un Pilier qui n’est pas connecté au réseau, on lui donne les identifiants, c’est la règle. On a besoin de ça pour savoir que l’on n’est pas complètement isolés.
Griffon dit : Comment cela peut-il marcher alors que nous sommes tous dans des mondes différents ?
FantOme dit : C’est parce que le réseau passe par Limbo. Et Limbo est lié à tous les mondes.
Griffon dit : Et quelles capacités ont les Piliers que vous connaissez ?
FantOme dit : C’est varié, difficile à dire.
Nimrod dit : On a beaucoup de Vers de rêves et deux Changemondes : Eli et Lù. Il doit y en avoir d’autres, mais je ne les connais pas. Il y a aussi Epeh, qui arrête le temps pour voler des croquettes.
FantOme dit : C’est un chat, il ne peut pas se connecter.
Griffon dit : Je l’avais deviné. J’en ai déjà entendu parler, d’ailleurs.
Nimrod dit : Il y a aussi Sean. Notre monsieur Météo dont tout le monde se moque.
Griffon dit : Monsieur Météo ?
FantOme dit : Oui, il peut changer le temps qu’il fait, même dans un monde où il ne se trouve pas tant qu’il peut visualiser l’endroit. C’est fou, mais ça n’est pas très utile.
Griffon sent un doute traverser son esprit. Quelqu’un qui modifie la météo dans un univers où il ne se trouve pas ?
Griffon dit : Oui enfin, cela peut sauver ou détruire des vies, tout de même. La foudre, les pluies diluviennes...
FantOme dit : Tu me fais rire. Dans l’ensemble, il n’y a pas grand-chose qui menace vraiment nos vies.
Nimrod dit : Je crois qu’il faisait référence aux vies des créatures vivantes des univers que Sean modifie.
FantOme dit : Oh non... J’espère que t’es pas ce genre d’extrémiste ultra chiant. Les mortels c’est les mortels et nous, c’est nous. En tant que Piliers, on ne gagne jamais rien à trop se mélanger.
Georges sent qu’il se trouve en terrain dangereux. Il préfère changer l’orientation de la conversation.
Griffon dit : Et sinon, autre chose ? Que fais-tu, toi, FantOme ?
FantOme dit : C’est un secret, mais je dois pouvoir balancer d’autres potes. Il y avait cette fille qui portait toute la souffrance du monde sur ses épaules.
Griffon dit : Ça ne ressemble pas vraiment à un don, mais plutôt à une malédiction.
Nimrod dit : C’est presque toujours une malédiction.
FantOme dit : Il y en a d’autres : comment il s’appelle, ce type qui peut se projeter dans l’infiniment grand et l’infiniment petit ? Je n’ai jamais pu le sentir.
Nimrod met un peu de temps à répondre.
Nimrod dit : Je ne sais plus, ça fait trop longtemps.
Griffon dit : Merci pour toutes ces informations, mais il faut déjà que je parte. Je reviendrai bientôt.
FantOme dit : Nous ne pouvons pas promettre que nous serons encore là.
Griffon dit : Je reviendrai le plus vite possible.
Il se déconnecte. Il va lui falloir changer de rêve et recommencer à travailler, ce qu’il ne sent pas trop, ses tempes bourdonnent déjà. L’image se déforme et rapidement le décor d’une immense usine s’installe autour de lui.
Cependant, il n’a pas le temps de la détailler plus, car un bruit strident s’élève et le paysage se brouille presque immédiatement. Georges n’insiste pas, car il s’y attendait : c’est le quinzième aujourd’hui. Il change de rêve aussi vite et ceux-ci s’enchaînent. Parmi eux : deux fausses alertes, un autre brouillage semblable au premier et un rêve un peu étrange rempli de moulinettes à fromage que Georges se promet de retourner voir à l’occasion.
Avant de se réveiller, il se faufile dans le rêve de Loup, c’est devenu une habitude maintenant. Sans surprise, il voit apparaître une plaine rouge et désolée où le sol brûle sous les rayons d’un soleil de plomb ; un homme est affalé dans la poussière. Georges n’a pas besoin de reconnaître Loup, car cela fait plusieurs semaines que celui-ci fait le même cauchemar tous les soirs.
— Il fait noir, dit Loup d’une voix molle et inexpressive.
Il n’y a pas un seul nuage dans le ciel merveilleusement bleu. Il doit être drogué, pense Griffon. Prisonnier et drogué dans une cave on ne sait où... Avec un soupir navré, il écoute Loup marmonner plaintivement, la joue posée contre le sable :
— Il fait noir. J’ai soif.
Griffon n’a plus rien à faire ici, malgré l’horreur de la situation : il sait que Loup est vivant et c’est la seule chose qui compte. Il a déjà essayé de communiquer avec lui, mais le pauvre bougre est dans un état trop pitoyable pour comprendre un traître mot de ce que lui dit Georges.
Le Griffon ne s’est pas montré aujourd’hui et Georges se sent presque déçu. Il avait toujours fui, mais il est peut-être temps de faire face à cette part dégénérée de lui-même, pour que Grenade soit libre.
Le paysage fond et il se retrouve dans la salle circulaire où sont installés ses voyageurs. Ceux-ci émergent doucement, les uns après les autres.
— Alors ? demande une femme à son voisin qui grimace.
— Encore ce bruit infâme ! Tous ces types sont ultra-louches !
Georges se frotte les yeux, récupère la liste qu’il a posée sur sa table de chevet, barre une dizaine de noms et marque des points d’interrogation à côté de tous les autres. Il est mis en échec. À quoi lui servent les informations qu'il obtient des autres Piliers ? À quoi lui sert de se battre aux côtés d'un système qu'il réprouve ? Il s'efforce de se convaincre que quand il en saura plus, il saura quoi faire. En attendant, il se sent minable.
65.
La poussière bleutée brille dans la pénombre.
Chien se penche sur le lavabo et inspire en se bouchant une narine jusqu’à ce que toute la poudre soit rentrée dans ses voies respiratoires. Puis il se redresse, tamponne la porcelaine du lavabo de l’index afin de recueillir ce qu’il reste et lèche son doigt.
Son reflet lui renvoie un visage hagard. Depuis quelques mois, des rides ont envahi les coins de ses paupières et ses yeux se sont enfoncés dans ses orbites. Il resserre nerveusement le col de sa cravate autour de son cou, puis sort dans le couloir qu’il arpente jusqu’à entrer dans la chambre de Cerf.
Ils sont quatre à l’intérieur : Cerf est dans son lit, la respiration sifflante, ses mains robotisées abandonnées sur les draps, les paumes face au ciel. Devant la fenêtre, Rhinocéros observe la ville tandis que de l’extérieur vient la rumeur sourde d’une foule en colère. Chien marche d’un pas incertain vers les chaises disposées autour du lit, là où Carpe et Serpent sont déjà installés.
Rhinocéros se tourne vers lui.
— Enfin te voilà !
Pour seule réponse, la belle bouche de Chien se transforme en un sourire aigre tandis qu’il se laisse tomber sur un siège. La respiration de Cerf vient briser le silence.
— Commençons-nous ? susurre Serpent.
Il a l’air à l’aise, son visage posé dans la paume de sa main et ses longues jambes croisées, il est l’image même de la désinvolture. Rhinocéros soupire et se retourne.
— Très bien, qui ouvre ? Carpe, par exemple, ne perdons pas de temps...
L’homme en question se gratte le ventre, mal à l’aise.
— Je n’ai pas de bonnes nouvelles : il y a deux autres usines en grève du côté du quartier des aéronefs. Nous ne manquons pas de provisions pour l’instant, mais bientôt certains produits seront en pénurie : l’huile, la viande, le sel, le gazole. Si ça continue, j’aurai d’ici peu trois mille ouvriers en grève et j’essaie de gérer ça, mais les résultats n’y sont pas.
Rhinocéros dit :
— Ils vont essayer de nous renverser, ce n’est qu’une question de semaines maintenant, peut-être de jours. Reste à savoir comment nous allons réagir.
— Qu’est-ce que tu proposes ? demande Carpe.
— La même chose que depuis deux ans : nous devons mettre fin nous-mêmes au système que nous avons créé, mettre fin au Mur et ouvrir la Machine au peuple.
Un nouveau silence vient saluer cette proposition ; Carpe se tord les mains, Serpent sourit et Chien s’enferme dans une contemplation muette de ses pieds, les pupilles dilatées à l’extrême. La même angoisse étreint la Famille : que l'espoir est ténu quand le seul but commun est de survivre face à un monde de plus en plus menaçant. Un bruit semblable à un grognement vient briser la gêne. Fébrile, Cerf essaye de se redresser sur les coudes tout en articulant péniblement des syllabes qu’il n’arrive pas à rendre claires.
Quelques secondes plus tard, Serpent est à ses côtés, l’oreille penchée sur les lèvres desséchées. La main robotique du mourant s’accroche à son col et il l’abreuve de ses murmures. Après quelques instants, le sylphe se redresse, le visage étrangement grave.
— Il désire solliciter deux enfants par maison pour le Mur... et si les manifestations ne cessent pas, il en sollicitera plus.
Les épaules énormes de Rhinocéros s’affaissent et son masque blanc reste dirigé vers Cerf tandis qu’un gloussement idiot s’échappe de la bouche de Chien.
— C’est impossible ! s’écrie Carpe. Comment nourrirons-nous tous ces enfants s’il n’y en a plus d’autres pour prendre la relève des travailleurs ?
La voix de Rhinocéros se fait grondante, menaçante :
— Ils ne laisseront pas faire ça ! Vous allez mourir et nous hériterons d’un monde en cendres ! En quoi tout cela vous importe maintenant ? Allez-vous nous détruire tous par orgueil ?
Serpent vient vers lui à une vitesse qui n’a rien d’humain. Sa main se pose sur l’épaule de Rhinocéros et il darde sur lui ses grands yeux mauves. Il ne parle pas, mais Rhinocéros comprend très bien ce que le sylphe souhaite lui dire : « Reste impassible ! Ne sabote pas toute notre patience à cet instant ! Pas avant d’avoir reçu l’ensemble des mots de passe de S.I.T.A.R. ».
Rhinocéros avale sa salive et prononce d’un ton froid :
— Très bien... Très très bien... Si tel est votre désir, père. Je m’excuse auprès de vous pour avoir élevé la voix.
— Il n’y a pas de nouvelles de Loup, n’est-ce pas ? interroge Carpe pour mettre fin au malaise.
Rhinocéros répond :
— Non, tout a commencé par ça d’ailleurs, le meurtre de Morse et la disparition de Loup. Sans lui, la construction de nouveaux androïdes est impossible. Griffon explore ses rêves quotidiennement et nous savons qu’il est en vie, mais dans quel état ? Il semble être enfermé quelque part et drogué régulièrement, sans doute capturé par des rebelles du régime. Espérons juste qu’il sache tenir sa langue et qu’il puisse un jour rentrer.
Mais Serpent le coupe :
— Loup ne s’en reviendra pas, ses accès à S.I.T.A.R. ont été supprimés.
Un énième malaise s’installe et Chien se lève d’un pas chancelant. Ses yeux sont si creusés que son beau visage a l’air d’un crâne.
— Bon... j’y vais... marmonne-t-il d’une voix mal maîtrisée.
Sur son lit, Cerf s’agite alors Chien se retient au chambranle de la porte et lui jette un regard de chiot désemparé :
— Quoi ? Vous vous demandez si je vais obéir, c’est ça ? Deux enfants par Famille ? C’est ça, hein ? Oui, Chien va obéir. Chien va faire ce qu’on lui demande. Vous ai-je jamais tenu tête ? Vous ai-je jamais déçu ? Là, voilà, ne dites rien. Laissez-moi arracher des enfants à leurs parents, et pourquoi ne pas m’ordonner de tuer Loup demain, tiens ? Oui, Chien va obéir, parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Mais pour le moment, il voudrait être seul.
Alors la porte se referme derrière lui, lentement, et le bruit de ses pas, hésitants, s’éloigne dans le couloir. Cerf fait signe à Serpent, qui s’approche avec sa grâce habituelle. Le vieil homme murmure :
— J’aimerais... seul... avec Rhinocéros.
— Vous désirez discuter avec Rhinocéros ?
Cerf acquiesce alors Carpe se lève en silence et quitte la pièce. Serpent reste debout et devant le regard scrutateur de Cerf, il finit par demander naïvement :
— Vous désirez que je sorte aussi ?
Devant le silence du patriarche, un petit rire filtre de la bouche du sylphe.
— N’en déplaise à toutes ces années à vous servir plus inconditionnellement qu’aucun de vos fils, vous ne me concédez toujours pas votre confiance ?
La bouche de Cerf s’étire dans une grimace. Il murmure d’une voix épuisée :
— J’ai entendu parler... d’une autre vie... d’un autre temps... où tu m’as laissé mourir et où tu as vendu ta fidélité à d’autres...
Serpent sourit calmement et conclut avant de sortir :
— Je suppose que je n’ai rien à riposter à cela.
66.
L’oreiller est épais, moelleux et doux ; Grenade n’a pas la moindre envie de se lever. Pas tout de suite, en tout cas. Elle enfonce plus profondément son nez dans le coussin garni de plumes, essaye de se retourner, mais quelque chose de lourd pèse sur sa couette et elle n’arrive pas à bouger les jambes.
Grenade pousse un grognement tandis qu’une chose douce vient lui caresser les oreilles.
Ses yeux s’ouvrent grand : il ne lui faut que quelques secondes pour être parfaitement réveillée et projeter par terre un Andiberry ahuri dont la bouche est à moitié refermée sur un pain aux chocolatines.
— Qu’est-ce que t’essayes de faire ? grogne-t-elle, furieuse, en montrant du doigt le plumeau que le jeune homme tient à la main. C’est pour la poussière !
Juste à côté, dans un lit jumeau, Isonima bâille à s’en décrocher la mâchoire et cache sa tête sous son traversin. Andiberry hausse les épaules et se relève en récupérant son petit déjeuner dans sa bouche ; des miettes tombent comme des flocons sur la couverture de Grenade et elle le fusille des yeux. Andiberry s’exclame, les dents tachées de chocolat :
— Le petit dèj' est servi !
— Tu salis mon lit !
— Si tu t’étais levée toute seule, je n’aurais pas eu à venir !
D’un geste rageur, Grenade repousse la couette en patchwork sur ses pieds et enfile ses lunettes. La pièce est minuscule et la chaleur y est étouffante. Les murs, construits en meubles d’électroménager cassés, ont été recouverts par des tentures rouges et orangées. On se croirait dans une maison de lutins : il y a juste la place pour les deux lits, séparés par une unique table de nuit. Une minuscule fenêtre, qui donne sur l’intérieur d’un micro-ondes, permet de laisser entrer un infime rayon de lumière de l’extérieur. L’ingénieur sort de la pièce et Grenade s’étire avant de le suivre.
L’antre de Dame Gyfu ressemble à un petit labyrinthe construit sous des piles de machines à laver usées. En tournant à un angle, Grenade renverse par mégarde le corps du robot sans tête.
— Fais gaffe ! La maîtresse adore ses vieilleries.
Andiberry l’aide à remettre l’objet en place et Grenade reste fascinée par la trappe, ouverte sur le nid qui occupe la cage thoracique de l'androïde.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Regarde...
Andiberry observe les brindilles : au centre du nid se trouve un minuscule squelette aux os blanchis par le temps.
— Je me demande quel genre d’oiseau c’est...
— Non, pas ça... Là...
Grenade pointe une marque de morsure creusée dans la poitrine du robot. Andiberry hausse les épaules.
— Crois-moi, il vaut mieux ne pas poser de questions...
Après s’être pliés en deux dans un couloir minuscule, ils arrivent dans la cuisine. La bouilloire siffle déjà sur la cuisinière à pétrole et Grenade verse l’eau brûlante sur des agglomérats de mousse jetés dans une tasse en porcelaine. Cela fait sept mois qu’elle vit ici et elle ne s’est jamais sentie autant chez elle que dans cette planque bizarre où tout ressemble à un incroyable capharnaüm. Un tas de pains aux chocolatines trône sur la table et la jeune fille jette un regard en biais à Berry.
— Où est-ce que t’as trouvé ça alors que toutes les usines sont en grève ?
— On a un peu chipé dans les camions à destination de la Machine.
Grenade s’assied à côté de l’ingénieur.
— Et qu’est-ce qui t’amène aussi tôt par ici ?
— J’ai décidé de lâcher le travail. Il ne reste plus beaucoup de temps avant qu’on ne mette en place le plan et il faut que je finisse de réparer mon aéronef. Du coup, je vais m’installer ici jusqu’à ce que tout se termine.
— On a plus de chambre de libre.
— C’est pas grave, je dormirai sur le canapé jusqu’à ce que tu partes pour le Mur pour récupérer le vœu et les souvenirs de Chien ; et après, si tout se passe bien, on aura plus besoin de se cacher.
— Fais comme tu veux, Zozo aurait pu finir de remonter ton bolide.
— Personne ne touche à mon bébé, si ce n’est moi.
Alors qu’elle sirote doucement sa tisane de mousse, Berry lui tire une miette dans le nez d’une pichenette ; Grenade éternue et riposte :
— Oh, ça suffit là ! Tu as le diable au corps ce matin ! Pourquoi t’as pas réveillé Zozo plutôt ?
Berry les retourne fugacement vers le couloir au bout duquel Isonima, dit « Zozo », dort comme un loir, et ses épaules s’affaissent : il avoue.
— Je n’arrive pas à trouver comment l’aborder alors je me venge honteusement sur toi.
— J’avais remarqué ! riposte Grenade en lançant sur l’ingénieur une miette qui rebondit sur son verre de lunettes droit. T’es encore plus chiant qu’Olween quand il a pas eu son café !
— Quand même pas ! se révolte Berry avant d’éclater de rire.
Une hilarité communicative puisque même Grenade le rejoint finalement, bien qu’avec plus de réserve.
— Si tu l’aimes, pourquoi tu ne lui dis pas ?
— Pas si fort ! bondit Andiberry en plaquant sa main contre la bouche de Grenade. Je... Je ne l’aime pas ! Je l’aime bien, c’est pas pareil !
Grenade se dégage :
— Quand j’étais au Mur, on ne faisait pas de distinction entre les gens qui aimaient bien et ceux qui aimaient tout court. Il y avait ceux de l'extérieur, qui pouvaient partager des choses à deux et il y avait des gens comme nous, qui ne connaîtraient jamais ça. Ça ne me paraît pas beaucoup plus compliqué.
Le silence tombe comme un couperet.
— C’est pas chouette ce qui t’est arrivé.
— Pas plus que ce qui a dû arriver à l’un de tes frères et sœurs.
— Mon grand frère...
— ...
— Tu ne peux pas tomber amoureuse ?
— Je sais pas. Il faudrait le vivre pour être sûr, je crois. Je comprends pas bien pourquoi les gens ont ce genre d’interactions. Qu’est-ce qui te plaît chez Zozo ?
Berry fait la moue.
— Je ne sais pas trop... Je le trouve touchant et il a de très beaux yeux.
— Touchant ?
Grenade a l’air dubitative tandis que Berry sourit rêveusement.
— Oui... Il a l’air un peu pur et perdu, c’est comme son obsession débile pour sa potentielle romance avec Lù. Il est incapable d’assumer qu’il préfère les bites alors il s’invente des romances imaginaires avec une fille dont il ne connaît pas le visage.
— C’est pas touchant, c’est ridicule.
Berry ricane tout seul avant de remettre une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Ouais, tu dois avoir raison.
— Après, il en parle plus trop ; quelque part, il doit se rendre compte que c’est n’importe quoi. Enfin bon, ça doit te rendre triste quand même.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Eh bien... Tu dois penser que si t’arrives pas à lui faire assumer qu’il préfère les hommes, c’est qu’il est pas attiré par toi, non ?
Berry arrête de rire. Il se lève et dit :
— T’es trop sincère, j’aime pas ça.
Grenade le suit des yeux tandis qu’il se déplace dans la pièce attenante à la cuisine, une sorte de petite alcôve garnie de coussins où traîne un cinématographe. Berry accroche soigneusement une bobine à l’appareil avant de le mettre en marche : un vieux film en noir et blanc est projeté sur le mur au fond de l’alcôve. L’ingénieur se mure dans un silence contemplatif tandis que Grenade finit paisiblement son déjeuner.
Finalement, Isonima émerge du couloir, le visage sombre et les cheveux noués en un catogan décoiffé.
— Salut Zozo, dit Grenade, tu veux de la mousse ?
— Moui....
Isonima n’a pas le réveil facile et s’assied à côté d’elle sans lui jeter un regard. Au début, il aimait bien Grenade, elle était sympa et pas invasive, mais quelque chose a changé après qu’il a accepté qu’elle regarde dans son passé avec son masque Rebrousseur. Elle était revenue avec quelque chose de concret, c’est vrai : un vœu... son vœu.
« Je voudrais pouvoir connaître mes parents. »
Sauf qu’Isonima n’a jamais connu ses parents et apparemment, l’avatar de sa vie passée non plus. À moins que Bebbe ne soit sa vraie mère ? La seule personne qui pourrait l’aider se trouve assise à la même table que lui, à tremper son croissant dans son jus de mousse, mais elle ne veut rien dire. Grenade a juste refusé tout net de parler de ce qu’elle a pu voir, et cela, peu importe à qui. Sous prétexte que certaines choses ne devraient pas sortir de l’ombre, mais cela concerne sa propre vie, non ? D’ailleurs, pour revenir à cette vie antérieure, il a bien fallu que Grenade remonte le cours de sa vie actuelle ! L’idée que quelqu’un ait pu regarder dans sa tête le rend malade. Le ventre noué, il pose la viennoiserie qu’il vient d’attaquer sur la table, presque intacte.
Par dépit, il finit par se traîner vers l’alcôve et se laisse tomber sur un vieux canapé défoncé à côté d’Andiberry, puis il fixe d’un regard sombre les petites filles monochromes et trop maquillées qui enchaînent des tours de gymnastique et des danses incroyables sur le mur.
— Bien dormi ? demande Berry.
— Ça aurait pu être mieux si l'on ne m’avait pas réveillé de bon matin, marmonne Isonima en glissant une mèche ondulée derrière son oreille. Où est Gyfu ?
— Dehors, elle avait besoin de planer un peu. C’est un jour de rendez-vous.
— D'accord, d'accord. Tu n’as pas déjà regardé ce film, il y a trois jours ?
— Si, mais je ne le regarde plus vraiment. Ça me distrait pendant que je réfléchis.
Si la passion de Berry pour les films muets avait d’abord intrigué Isonima, maintenant qu’il doit se les farcir quasi quotidiennement, il commence à en avoir sérieusement marre. Et celui-là est totalement louche.
— C’est ce genre de petites filles que tu aimes bien ? Laisse-moi te dire que c’est glauque...
C’est idiot comme remarque, et il le sait. Juste une pique un peu gratuite et méchante pour venger son réveil brutal. Berry se grignote la lèvre et répond à voix basse tout en continuant à regarder les gamines se trémousser :
— Tu sais très bien ce que j’aime bien, alors ne joue pas au plus débile.
— On ne va pas reparler de ça...
— Non, on ne va pas le faire, alors tais-toi ou laisse-moi tranquille.
Il a l’air plus triste qu’énervé. Isonima jette un coup d’œil à la cuisine et sursaute en remarquant que Grenade le fixe discrètement, assise à côté d’un Olween pas moins intéressé. Quand est-il arrivé celui-là ?
— Qu’est-ce que vous regardez ? siffle Loup.
Olween et Grenade se retournent aussi vite vers leurs petits déjeuners et le grand barbu demande innocemment de sa voix de ténor :
— Quelqu’un a vu Sunna ? Il n’a pas dormi à la maison depuis un moment...
— Je l’ai vu partir avec sa guitare, il y a quelques jours, dit Berry. Il va finir par rentrer, c’est bien son genre de découcher, au petit jeune.
Olween hausse les épaules et des tas de miettes de pains aux chocolatines dégringolent de sa barbe.
— Pas de quoi trop s’inquiéter pour le moment, mais il y a eu des émeutes assez violentes en ville alors j’espère qu’il va revenir vite. Au fait, comment ça se passe avec tes nouvelles oreillettes, Zozo ?
Malgré son côté ridicule, Isonima aime plutôt bien son surnom.
— Pas trop mal, je crois que Griffon vient de temps en temps. J’essaie de garder tout en mémoire, mais je ne suis pas complètement sûr de moi. Par contre, je me souviens bien du désert. D’ailleurs, je commence à en avoir marre de toujours rêver de la même chose, il ne faudrait pas changer de décor ou de scénar ? Si le rêve est vraiment trop redondant, il va finir par comprendre qu’il y a un problème, non ?
— Je vais t’arranger ça tout de suite, le rassure Olween.
Grenade se tourne vers l’alcôve.
— De quoi vous parlez ?
— On a développé une nouvelle technique pour se protéger de la police du Rêve : au lieu de simplement brouiller les ondes cérébrales, on diffuse un signal différent pour tromper le Ver de rêves. Le problème du brouillage, c’est que ça rendait le dormeur louche aux yeux de la Famille, mais grâce à la nouvelle technique, on va pouvoir se mettre définitivement à l’abri.
— Oh, ça a l’air compliqué, mais c’est génial de réussir à faire des choses comme ça.
— Un peu, on tâtonne pas mal, sourit Berry. Mais on va faire de mieux en mieux.
— Viens avec moi, Zozo, allons regarder cette puce tout de suite.
Isonima suit Olween tandis qu’Andiberry éteint le cinématographe et se tourne vers Grenade.
— On peut en profiter pour vérifier ce qu’on a de côté pour ta mission de demain. Il vaudrait mieux éviter qu’on puisse te reconnaître : on va commencer par te changer de tête.
67.
— Je donne ma carte à Bebbe, je la pose avec mon as de tour et je récupère le bigorneau : je crois bien que je viens de gagner.
De dépit, Griffon jette ses cartes avant de se laisser aller contre la table. Juste à côté, Bebbe pose son jeu en pinçant les lèvres, Mante récupère ses gains, Lièvre ne dit rien et Serpent garde un léger sourire.
— C’est insupportable, c’est toujours Mante qui gagne, soupire Georges désespéré.
— C’est à cause des statistiques, il calcule les probabilités à chaque tour de jeu, explique Bebbe.
Georges relève le nez.
— Hein ? Est-ce vraiment possible ?
Mante penche sa tête de porcelaine.
— Ne le faites-vous pas ?
Georges retombe.
— Bon. D’accord, nous n’avions vraiment aucune chance. Tout le monde n’a pas une machine à calculer à la place du cerveau, mon cher Taïriss.
— Relance-t-on ? demande Serpent.
Georges a vraiment du mal quand le sylphe devient tout orange comme ça, même si l’on ne voit pas son visage, restent toujours ses mains et son cou. C’est étrange, d’autant plus au cours d’une partie de « Salamandre et bigorneaux » où il a perdu d’une façon plus que mémorable. Griffon se lève.
— Pas pour moi. Mon estomac est en train de me rappeler son existence.
Bebbe fait la moue.
— On n’a pas réussi à obtenir de nouvelles cartouches de gaz et tout le personnel est en grève aux cuisines.
— Merveilleux. Fais-je des sandwichs à tout le monde ?
— Je désirerais juste un fœtus de ciboulette, demande aimablement Serpent.
— Je te demande pardon ?
— Disons une pousse novice, alors. Je n’ai pas en permanence l’esprit d’improviser l’allitération propice.
— Parfait.
— Pourquoi est-ce que cela a l’air de te mettre en joie, Griffon ? interroge Lièvre.
Mais celui-ci ne répond pas, trop heureux de pouvoir cuisiner de ses propres mains, pour une fois ; il disparaît par la porte en sifflotant. Un silence s’installe pendant que Bebbe distribue les cartes et seul le murmure des manifestations continue à gronder autour d’eux.
— Tout ceci est absurde, marmonne Mante.
— Et vous n’avez pas pris connaissance des récentes décisions de Cerf, sourit Serpent. La saillie hérissée d’aspérités sur laquelle nous chancelions déjà est en train de s’affaisser.
— Pourquoi ne vous mutinez-vous pas ? Moi et Serpent sommes engagés par un serment et par un programme, mais dans votre cas ? demande Mante.
— Si l'on déserte, Cerf désactivera S.I.T.A.R. et la Machine se refermera sur elle-même, renifla Lièvre. Pas de Machine, pas de tri des déchets ni d’eau potable. C’est ce monde qu’on condamnerait en même temps que nous-mêmes. On espère juste que Cerf donnera ses codes à Rhinocéros avant d’avoir une crise cardiaque brutale.
— Ne devrais-tu pas savoir ce genre de choses, Mante ? soupire Bebbe.
— Je ne sors plus si souvent de mon antre. Cette situation est terrible. Que pouvons-nous faire ?
Il observe en silence cette scène apparemment anodine : les cartes, les visages neutres des joueurs, le bruit de la tempête qui vient dehors. Il ne comprendra jamais les humains.
— Nous ne pouvons rien faire, dit Lièvre. Juste attendre. Et si nous devons mourir bientôt, autant en profiter.
— Arrête de parler de mourir, réplique Bebbe sèchement.
— Qui veut de la mayonnaise dans son sandwich ? crie Griffon en passant la tête dans la pièce.
Comme personne ne lui répond, il insiste :
— Il y a aussi du poulet froid et de la mousse !
— Pense à ma ciboulette, répète Serpent.
— Je prends la main, ajoute Bebbe en récupérant ses cartes et en ignorant son frère.
Serpent plisse les yeux et détaille la femme de la Machine. Son regard est plus froid qu’avant. Il y lit une détermination qui a peu à peu grignoté cet air résigné qui la caractérisait autrefois. La robe métallique qu’elle porte épouse comme une armure son ventre proéminent. Pour la première fois, il la voit comme une mère, une chambre forte, une créature prête à mordre.
Serpent retourne son jeu de cartes. Arf, ce n’est pas terrible. Il commence à trier les épées ensemble, ainsi que les tours et les trèfles.
— Des bigorneaux ? demande Taïriss en posant une carte face cachée sur la table.
Lièvre en ajoute une autre par-dessus.
— Ce jeu est stupide, dit Bebbe. Les bigorneaux vivent dans l’eau salée et les salamandres en eau douce.
— Comment sais-tu ça ? demande Lièvre.
— Je me souviens de la mer... avant la Brume.
— C’est tellement loin, c’est étrange que tu t’en souviennes.
— Je suis un clone ; les souvenirs de la première Bebbe sont ancrés dans ce que je suis. Il y avait la mer et de la pluie sur l’eau, des bigorneaux dans les trous près des rochers aussi...
Serpent écoute. Depuis quand Lièvre et Numéro 7 se tutoient-ils ? Il entame la partie en posant sa première carte d’épée quand Mante clôt le débat :
— Elle a raison. Moi aussi j’ai vu la mer près de Nassau et je me souviens des bigorneaux.
Griffon est revenu avec ses sandwichs et songeur, il jette un regard à sa sœur qui est en train de rafler la mise du tour de jeu.
— Je présente mon écuyer de Tour, dit Bebbe. Qui surenchérit ?
Lièvre, Mante et Serpent posent une carte face cachée, face à celle que Bebbe a également dissimulée.
— Au passage, intervient Serpent, l’air de rien. Ce successeur, ne devrait-on à présent savoir si c’est un jouvenceau ou une jouvencelle ?
Bebbe relève doucement le regard. Du coin de l’œil, Serpent voit que les doigts de Lièvre se sont crispés.
— C’est un garçon, dit la dame de la Machine d’un ton détaché avant d’ajouter : as d’épine.
— Esbroufe, répond Radje calmement.
Elle soulève sa carte et dévoile un as d’épée.
— Bien joué.
Elle lui passe sa mise et la partie continue sous l’œil de Georges qui grignote son sandwich, l’air pensif avant de s'apercevoir qu’il a oublié la ciboulette de Serpent. Le jeu se termine dans un calme relatif sur une énième victoire de Mante.
— On relance la mise ? interroge Serpent.
— Décidément, tu es insatiable.
— J’apprécie les casse-tête et les jeux de société.
Mante croise ses mains sous son masque blanc d’insecte.
— Je dois retourner veiller sur le Chapelet. C’est déjà rare que je m’en éloigne si longtemps.
Lièvre hoche la tête.
— De mon côté, je vais aller m’occuper de la santé de Cerf. Je peux t’aider à redescendre si tu le souhaites.
— Ce serait extrêmement aimable de votre part.
Serpent se lève et déplie sa colonne vertébrale jusqu’au plafond.
— Dans ce cas, je vais descendre dans mon sous-sol, après cette assemblée fiévreuse qui signera potentiellement l’expiration de notre entreprise. Chers voisins de cellule, je vous souhaite une douce soirée. L’un d’entre vous est-il suffisamment sympathique pour réajuster mon masque ? Je suppute qu’il s’est coincé. Oh, merci immensément Taïriss.
Et sur ces mots, Radje s’éloigne du centre du salon. Le simple toucher de sa paume contre la porte déclenche l’ouverture automatique de celle-ci. Le sylphe s’aventure dans le couloir jusqu’à l’ascenseur qui mène à ses quartiers et, songeur, il appuie sa main contre le papier mâché qui constitue son masque. Le fil sur lequel il danse lui paraît de plus en plus mince et l’idée même de l’abîme qu’il survole provoque en lui un flux de Ki. Le bien-être l’envahit et il ferme les yeux tout en s’appuyant contre le mur derrière lui.
L’ascenseur s’arrête dans un léger chuintement, Serpent descend avant d’aller s’installer dans son fauteuil, devant le terminal de son ordinateur. De quelques frôlements de doigts, il allume l’appareil ; les quatre écrans s’illuminent tour à tour. Le sylphe déploie un logiciel et sélectionne une suite de courbes qu’il modifie du bout des doigts. D’un effleurement, il ouvre un tiroir qui est complètement vide à l’exception d’un moineau mécanique.
Radje pianote encore un peu sur son clavier et l’oiseau déplie ses ailes avec un grincement menu, puis le petit robot saute sur la table jusqu’à se retrouver perché sur l’un des écrans, juste en face du visage du sylphe. Sa tête minuscule se penche sur le côté et une voix robotisée murmure :
— Avez-vous un message ?
— Oui. Activation du micro.
— Micro activé.
Serpent s’incline en avant et susurre quelque chose contre l’oreille du volatile mécanique.
— Message enregistré, dit la voix. Voulez-vous réécouter votre message ?
— Ce n’est pas nécessaire.
Le sylphe pianote à nouveau et l’oiseau bondit sur le rebord de la fenêtre. Quelques manipulations de plus et la vitre glisse vers le bas, laissant entrer dans la pièce l’air froid de la nuit. Radje continue son manège, modifiant les courbes qui programment un itinéraire.
Le moineau ouvre ses ailes mécaniques, plonge dans le noir piqueté de lumières et survole la Rivière Bleue. Il va loin, jusqu’aux confins de la ville, il cherche l’un de ses semblables pour lui porter son chant. Il tourne autour de la décharge avant de le trouver : là, le grand oiseau rouge. Il bat des ailes jusqu’à elle et lui délivre son message :
— Une demoiselle, incessamment sous peu. Nous sommes à l’aboutissement.
Accrochée à son fil de nylon, Gyfu cligne des yeux paresseusement tout en se laissant bercer par le ballet des vents. C’est trop tôt. Ils n’auront jamais le temps de tout faire. L’oiseau-machine bourdonne à côté d’elle comme un gros insecte. Elle le regarde et se rapproche du robot d’un mouvement léger.
— Voulez-vous envoyer une réponse ? dit la voix mécanique.
Gyfu pince les lèvres. Quoi qu'il se passe, il lui faut retrouver Lù et quitter cet univers qui ne lui est plus d'aucune utilité. Reprendre le voyage, enfin !
— Nous serons prêts.
Il le faut.
1 « mur » en latin
Coquillettes et suggestions, le retour :
"Depuis quelque(s) mois, des rides ont envahi les coins de ses paupières"
"Il y a deux autres usines en grève du coté (côté) du quartier des aéronefs"
"Si ça continue, j'aurais d'ici peu trois milles (mille) ouvriers en grève."
"Fébrile, Cerf essaye de se redresser sur les coudes tout en articulant péniblement des syllabes qu'il n'arrive pas à rendre clair(es)"
"- Il dit qu'il veut demander deux enfants par familles (famille) pour le Mur..."
"il ne (lui) faut que quelques secondes pour être parfaitement réveillée"
"- C'est pas chouette ce qui t'es(t) arrivé, dit Berry."
"Le bien-être l'envahi(t) et il ferme les yeux tout en s'appuyant contre le mur derrière lui."
1. Hum, ça a pas l'air de s'arranger dans ta Ville Noire... C'est une "belle" image que ce contraste entre les pensées morbides de Bebbe, ce monde agonisant, et la promesse de vie incarnée par son ventre de femme enceinte... Je me demande si ce bébé aura vraiment un avenir, ceci dit o.O
2. J'aime bien l'idée de ce chat inter-mondes, ça créé un drôle de contraste que ce format de discussion banal pour une situation totalement aberrante. Et on en apprend un peu plus sur les Piliers, c'est cool ! J'ai été intéressée aussi par l'introduction de notions plus "idéologiques", avec le point de vue de FantOme vis-à-vis des mortels... (Gulp, d'ailleurs.)
3. Ouch, c'est pas la joie dans la Famille on dirait. Cerf est vraiment horrible ! Surtout que j'ai pas l'impression que ça soit vraiment une solution d'arracher des enfants à leur famille, de commettre encore plus d'atrocités... J'espère que Chien va réagir, et non pas se contenter d'obéir. Il a l'air bien sur le point de craquer lui d'ailleurs o.O
4. Encore un décalage ici, entre les discussions sérieuses, voire tragiques, et la routine de tout ce petit monde... j'aime beaucoup l'impression de camaraderie dans cet extrait en tous cas ! On sent qu'ils ont appris à ce connaître, ça m'a fait sourire !
5. J'aime bien cette scène-là, celle du jeu de cartes aussi. Ça fait bizarre de les voir comme ça, à ne rien faire de précis. Ça contraste un peu avec le début du chapitre, très sombre, mais en même temps ça renforce un peu ce malaise aussi, on a l'impression d'un calme avec la tempête, d'un moment de répis un peu hors du temps au milieu d'une apocalypse inévitable... C'est bwo ^^ Et la fin, d'ailleurs ! Je ne pensais pas que les deux sylphes étaient restés en contact, et je me demande bien à quoi ils doivent se préparer... Ça rend curieux de la suite tout ça !!
1. Haha oui ça commence pas top ce bazar. Quand au bébé, tralalilalala, je spoile paaaaaas!
2. Je me suis vraiment beaucoup amusé avec ce chat (il reviendra de temps en temps, pour qu'ils puissent mettre deux-trois smiley et qu'ils changent leurs pseudo comme sur MSN -as-u connu MSN?-) Quand à FantOme, il traite juste les humains comme les humains (en grande majorité) traite les animaux. Il ne les déteste pas, il peut même les aimer beaucoup pour certain (comme des gens avec leur familier) mais si des miliers d'entre eux meurent, ben c'est comme ça, surtout si ils le font entre eux.
3. Cerf est surtout sénile et fou. Il est trop vieux pour gêrer la situation. Je vais essayer d'insister un peu plus là-dessus. Lièvre pourrait en parler avec Bebbe dans la partie numéro 2.
5.C'est un peu ça: le calme avant la tempête, mais ce genre de passage aide à capter les liens des différents persos entre eux! C'est bien utile!!!
Mon commentaire va être extrêmement décevant parce que j'ai lu ce chapitre hier et en plus comme on entre dans une phase plus "calme" je me prends moins le chou sur des tas de questions, donc pas de tartine en perspective !
J'ai juste noté une évocation de yeux mauves de Radje et du coup maintenant je me demande s'il n'a pas un lien de parenté avec Loup (OUI je recommence avec mes théories foireuses à base de couleur d'yeux ET J'AI MEME PAS HONTE).
Je trouve que ce retour à la "normale" (avec d'énorme guillemets) est très bienvenue après les innombrables questions de la partie 1 et les découvertes de l'interlude. Je m'attendais pas à une ellipse mais finalement c'était une bonne idée ^^ Et puis c'est vraiment cool de voir comment les relations ont évolué dans ce laps de temps.
J'aime particulièrement celle de Loup et Berry ; je trouve que tout est très vrai, de l'obsession du premier pour sa romance avec Lou à la frustration et l'honnêteté touchante du deuxième. Ca promet d'être compliqué entre eux mais je les trouve vraiment choubidous (j'en perds tout mon vocabulaire). Du coup c'est intéressant de creuser un peu la question avec Grenade, aussi (et j'aime beaucoup quand elle dit qu'elle se sent chez elle ; c'est vrai que c'est un coin qui a l'air douillet, et ils commencent à avoir des habitudes et des dynamiques de famille, ensemble ♥)
En parlant de Famille j'ai adoré leur partie de cartes aussi ; c'est vraiment très naturel, et j'aime la façon dont la conversation passe de l'anodin au préoccupant avec l'histoire des codes, la révolte et la ciboulette (sans oublier le nom du jeu qui en soi est merveilleux). C'est que ça devient tendu du slip pour eux, la chute paraît presque inévitable à ce stade...
Mais du coup Radje et Gyfu sont toujours en contact ? Ils s'entraident parce que Cerf va claquer ? Et que Lou est en route ?
Oh et puis c'était cool de repasser à la tchatroom des Piliers (j'aime déjà beaucoup ce qu'on aperçoit de leur "philosophie" à certains, qui se mettent complètement à l'écart des autochtones ; et j'aime que Griffon les défende (brave Griffon)).
Bref, t'auras compris : j'ai encore kiffé. Et je serai bientôt de retour pour la suite !
TROLOLOL. Blablabla, j'entends rien :p.
Je trouve que ce retour à la "normale" (avec d'énorme guillemets) est très bienvenue après les innombrables questions de la partie 1 et les découvertes de l'interlude. Je m'attendais pas à une ellipse mais finalement c'était une bonne idée ^^ Et puis c'est vraiment cool de voir comment les relations ont évolué dans ce laps de temps.
Ca permet surtout de faire pousseer les petits morveux dans les utérus :p.
J'aime particulièrement celle de Loup et Berry ; je trouve que tout est très vrai, de l'obsession du premier pour sa romance avec Lou à la frustration et l'honnêteté touchante du deuxième. Ca promet d'être compliqué entre eux mais je les trouve vraiment choubidous (j'en perds tout mon vocabulaire). Du coup c'est intéressant de creuser un peu la question avec Grenade, aussi (et j'aime beaucoup quand elle dit qu'elle se sent chez elle ; c'est vrai que c'est un coin qui a l'air douillet, et ils commencent à avoir des habitudes et des dynamiques de famille, ensemble ♥)
ah oui, la choubidoutitude de Loup et Berry je la travaille au corps. C'est un peu la façade commerciale de Vn XD. Oui je dis n'importe quoi et je n'ai pas honte. Dans un sens j'avais envie qu'il y ait un petit côté "terrier Weasley" dans ce QG, même si Gyfu mange des petites blattes et qu'elle est une cuisinière fort médiocre (aussi sans pouvoir tenir une cuillère, c'est CHAUD alors on pardonne).
En parlant de Famille j'ai adoré leur partie de cartes aussi ; c'est vraiment très naturel, et j'aime la façon dont la conversation passe de l'anodin au préoccupant avec l'histoire des codes, la révolte et la ciboulette (sans oublier le nom du jeu qui en soi est merveilleux). C'est que ça devient tendu du slip pour eux, la chute paraît presque inévitable à ce stade...
Haha, avec Maël on a trop envie de créer ce jeu en essayant de respecter les trucs qu'ils se disent X). Et quand au nom du jeu, ben, je l'ai trouvé quand j'avais 14 ans alors il ne fallait pas trop en demander. Il y a déjà du mieux par rapport à la fanfic pokémon! Et effectivement on peut dire que c'est tendu du slip mais j'aime pas trop qu'on parle des slips de mes persos comme ça sans préparation. Est-ce une tentative de m'affrioler? (Est ce que j'ai bu pour répondre à ce com? Impossible je suis au travail!)
Mais du coup Radje et Gyfu sont toujours en contact ? Ils s'entraident parce que Cerf va claquer ? Et que Lou est en route ?
Oh ils sont en contact depuis un petit moment. On saura plus tard.
Oh et puis c'était cool de repasser à la tchatroom des Piliers (j'aime déjà beaucoup ce qu'on aperçoit de leur "philosophie" à certains, qui se mettent complètement à l'écart des autochtones ; et j'aime que Griffon les défende (brave Griffon)).
Haha oui. Là je sers vraiment l'histoire mais un jour je ferais un receuil de conversations WTF entre piliers improbables. Et dans l'ensemble je pense que beaucoup de Pilier finissent par considérer les humains comme nous considérons les animaux.
Bref, t'auras compris : j'ai encore kiffé. Et je serai bientôt de retour pour la suite !
Merci beaucoup et j'ai un patient alors ça attendra un peu pour les autres réponses ^^.
C'est moi, celle qui a un don pour ne jamais totalement rattraper son retard xD
Grouh, trop d'amour pour la vie quotidienne, du côté d'Isonima (Zozo, seigneur... xD), Grenade et Berry. J'ai eu un long sourire idiot à l'aveu de Berry sur son amour (pardon, profonde affection :p) pour Isonima. C'était tellement mignon et aussi un peu surprenant. Enfin, j'avais une image de lui d'un homme assuré et flegmatique, que rien n'atteint... mais sa destabilisation à l'honnêteté de Grenade était adorable.
Ils font une chouette équipe, dans leur maison machine à laver <3
J'ai aussi énormément aimé cette partie de cartes (tu as un tel naturel dans les conversations, c'est génial !) ; leurs espoirs d'obtenir les codes avant la mort de Cerf. Eux aussi font une sacré équipe (bon, Radje fait encore son flippant par derrière)
Toujours un gros plaisir de se plonger dans les rouages de cette histoire ! Y'a juste pleins de trucs trop chouettes. La conversation skype-Limbo était top (autant pour l'intégrité de Griffon qui ne veut pas voir les mortels mourir que pour ce déploiement de pouvoirs (j'ai trop ri à leur façon de se moquer de Sean xD))
Les Pilliers sont vraiment à part dans leur façon d'être et de penser. C'est fascinant.
<3 Amour sur ton histoire, meuf
J'ai aussi beaucoup aimé ce morceau de vie. Toute cette période en fait qui s'étend aussi dans les chapitres qui suivent. Ca fait baisser les tensions et sa montre comment ils deviennent tous plus ou moins amis/amoureux/en conflict.
Et j'avais fait un dessin du gros bordel qui traine dans la maison de Gyfu (qui initialement était une boutique qui s'appelait "le griffon" mais je ne me souviens plus du tout du lien avec le perroquet alors j'ai jeté ça au feu).
Je me suis aussi pas mal amusée sur cette partie de carte. J'imais l'idée d'un jeu à la mode et que tout le monde y joue, même les "puissants". Quand à Radje, je me souviens du commentaire de Ethel qui disait qu'elle l'aimait bien parce qu'il ne grenouillait pas XD. Oups...
Et j'étais aussi contente de mettre le skype. surtout qu'on le reverra dans plusieurs annexe avec d'autres persos ^^ mais toujours des pilliers :).
Merci! Gros calins sur toi!!