Chapitre 9

Notes de l’auteur : chapitre réécrit

J’ai toujours été une rêveuse, la tête dans les nuages, maladroite à mes heures. Pourtant ce matin-là, tout paraissait pire. J’étais fatiguée, épuisée même et… terrifiée. Le moindre bruit, le moindre rire me faisait sursauter. J’avais continuellement l’impression que le Dieu des Cauchemars allait surgir d’une ombre, n’importe laquelle, peut-être même la mienne.

Assise à la table du petit déjeuner avec tout le monde, je regardais devant moi comme ailleurs. Mes yeux me brûlaient et j’étais certaine que des cernes y pendaient allègrement. Je soupirai. Ces maudites taches noires qui me dansaient devant les yeux ne semblaient pas vouloir disparaître.

À côté de moi, Marietta me lança un regard. Je sentais son inquiétude alors même que je commençais à somnoler. Ma nuit avait été beaucoup trop courte à mon goût.

— Tout va bien ? me glissa-t-elle.

Je sursautai en sentant sa main se poser sur mon épaule. Quelques regards se posèrent sur moi. Instinctivement, je tirai sur la manche de ma robe. Ne regarde pas mon poignet, suppliai-je intérieurement. Ne regarde pas, ne regarde pas… Je me tournai vers ma sœur, un sourire mal assuré aux lèvres.

— Oui, tout va bien.

— Tu n’as pas… hésita-t-elle tout bas.

— Non, la coupai-je, un peu trop sèchement sans doute.

Elle ouvrit de grands yeux surpris, je soupirai.

— J’ai juste mal dormi, repris-je plus doucement. Tout va bien, je t’assure.

Je reportai un regard sur mon assiette et la repoussai. Je n’avais aucun appétit. À ce geste, toutes les têtes se tournèrent dans ma direction et un silence gênant s’abattit.

— Je ne me sens pas très bien, lançai-je avant que quiconque ne me pose de question. Je préfère me retirer.

Et, sans attendre de réponse, je me levai et quittai la pièce.

Dans mon dos, j’entendis les murmures de mes sœurs me suivre. Elles semblaient toutes sincèrement inquiètes. Adaline qui n’a pas faim ? Adaline qui a mal dormi ? Un mauvais présage ? Je soupirai, la gorge nouée. Si elles savaient… Il fallait que je sorte de là.

Dehors, je sentis l’air frais de novembre me picoter la peau. J’inspirai profondément, expirai, puis m’écartai à grand pas du manoir, traversant avec raideur les jardins aux jolies buissons taillés.

Depuis mon réveil, j’avais la sensation tenace que quelqu’un m’observait. Et la clé d’Asling sur ma poitrine me semblait si lourde, si chaude… Je n’avais pas pu me résoudre à la laisser dans ma chambre. Gemma et Georgia avaient déjà passé mes placards en revue pour s’habiller ce matin, je ne pouvais pas les laisser me la voler. Père les emmènerait sûrement bientôt chercher de nouveaux vêtements pour remplacer la grande partie qu’elles avaient calciné. Mais, d’ici là, je garderai la clé sur moi.

Le bruit des vagues s’écrasant sur les rochers me fit tourner la tête. Le vent souffla, écartant mes mèches brunes. Je n’avais même pas pris la peine de les attacher. Quelques mètres sur ma gauche, la terre s’arrêtait net pour plonger dans l’océan. Père nous disait toujours de faire attention lorsque nous marchions près de la falaise, le vent y était changeant et plus facétieux que Zéphyr lui-même. Il nous avait raconté qu’un jour, l’un de ses cousins avait failli tomber à cause d’un courant ascendant. Il n’avait plus jamais mis les pieds au manoir.

Je me dirigeai vers la falaise, comme hypnotisée et m’arrêtai juste au bord. La vue était splendide sur le vaste océan. Mais, quand mes yeux glissèrent en contrebas, sur les roches tranchantes qui perçaient les vagues furieuses, je reculai d’un pas. Tomber d’ici, c’était la mort assurée. Je m’en écartai et, à la place, me dirigeai vers l’escalier creusé dans la roche jusqu’à cette petite bande de sable qui longeait la falaise jusqu’aux digues du port.

Là, le vent y était nettement plus doux, me soufflant les embruns comme autant de caresses salées. À cet endroit, je me sentis mieux, plus calme. Le bruit des vagues qui glissent sur le sable, son ressac régulier… tout ça m’apaisait.

Je marchai sur la plage, regardai l’océan. Tant de chose tournaient dans ma tête…

Je retirai mes chaussures et enlevai mes bas. En avançant dans l’eau je tressaillis sous l’assaut des vagues glacées sur mes chevilles. Je relevai les yeux sur l’horizon.

— Que suis-je censée faire, Rihite… murmurai-je.

Dans le ciel, des nuages commençaient à s’accumuler. Je sentis mon cœur se serrer de chagrin alors que de vieux souvenirs me revenaient, remontant à la surface comme autant de bulles de savon. La nostalgie qui m’envahit m’était si douloureuse.  

Mon regard se posa sur les vagues qui léchaient mes pieds. Après un instant où je n’entendis que le vent souffler à mon oreille, où mes pensées s’évanouirent comme un rêve au matin, j’avançai. D’abord un pas, puis un autre et encore un autre jusqu’à ce que l’eau entoure ma taille comme un second corset. Je me laissai bercer un instant par ses remous. Puis, alors que je voyais l’orage se former dans le ciel, à des lieues de là, je plongeai, m’immergeant complètement.

Je frissonnai. L’eau glissait sur ma peau, imbibait mes vêtements jusqu’à mordre ma chair. Sous la surface, je fermai les yeux, me laissant doucement submerger par les souvenirs qui m’assaillaient. J’avais tellement envie de le revoir, d’entendre sa voix… J’avais besoin de mon frère.

Un souvenir se détacha des autres. Je le sentis lentement me revenir, puis exploser dans ma mémoire en un flash de couleurs éclatantes. Je me retrouvai à l’âge de dix ans, assise sur cette même petite plage où je m’étais isolée pour bouder, fixant l’océan avec une sévérité d’enfant. Je me souvenais de cet instant, de la colère qui m’animait alors. J’entendais déjà les bruits de pas dans le sable qui s’approchaient, puis la silhouette qui se laissa tomber à mes côtés. Et, avant même de tourner la tête, je sus qu’il s’agissait de Rihite.

Je lui lançai mon regard le plus noir. J’étais furieuse. Je voulais qu’il me laisse tranquille, je voulais pleurer en paix. Mais au lieu de partir, il me sourit de ce sourire si doux et plein d’amour qui me manquait tant.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est que cette tête, Adaline ?

Il me semblait si grand, si fort. Invulnérable. Je l’imaginais toujours à mes côtés, me protégeant contre vents et marées.

— Calista n’arrête pas de se moquer de mes cheveux, avouai-je du bout des lèvres en jouant nerveusement avec mes mèches.

— Ah bon ? fit-il d’un air étonné, comme s’il n’avait pas assisté à la scène un millier de fois. Et qu’a-t-elle bien pu dire pour te mettre dans un état pareil ?

— Elle dit que mes cheveux sont tout plats et sinistres, qu’on dirait que Zaros a pleuré sur ma tête tellement ils sont moches !

— Et tu penses que c’est vrai ? demanda-t-il avec toute la patience et la douceur que je lui connaissais.

Je me détournai en faisant la moue, mes joues de petite fille rougies.

— Elora ronchonne toujours quand elle me coiffe, rien ne tient dans mes cheveux… Ceux de Calista sont beaux eux, ils brillent comme les étoiles et sont aussi doux que le velours, alors que les miens sont ternes et moches et…

Rihite toussa un rire dans son poing. Je me tournai vivement vers lui, scandalisée. J’en avais les larmes aux yeux de colère mais surtout de honte.

— Ce n’est pas drôle !

— Excuse-moi, Petit Rêve.

Il me sourit et me souleva pour me déposer sur ses genoux, écartant une mèche de cheveux de mon visage d’enfant. Comme je regrettais de ne plus l’entendre m’appeler ainsi…

— Tu ne devrais pas écouter ces bêtises, me dit-il avec un sourire tendre. Moi je les aime bien comme ils sont tes cheveux. C’est vrai qu’ils ne brillent pas autant que ceux de Calista, mais ils ont la même couleur que les miens et ça c’est bien, non ?

Je l’observai un instant. Si mes cheveux, même à l’époque, étaient plus raides que la Justice, les siens, du même brun sombre, étaient constamment en bataille. Je me souvenais des longues heures qu’Elora avait passé à essayer de les lui coiffer, sans succès. Comme si les dieux eux-mêmes avaient décidé que cet enfant de la tempête serait toujours coiffé comme s’il en avait affronté une.

Décidant qu’il avait raison, j’opinai. Il m’importait peu de ressembler à mes sœurs, être semblable, même un tout petit peu, à ce frère que j’admirais tant me suffisait.

— Et puis, poursuivit-il avec un sourire de chat, Calista a peut-être de beaux cheveux, mais toi, tu as quelque chose d’encore plus beau. Tu veux savoir ce que c’est ?

Je hochai vivement de la tête. Rihite me sourit et passa ses grandes mains sur mes joues.

— Toi, tu as les plus beaux yeux de la famille.

— C’est vrai ? demandai-je pleine d’espoir.

— Oui, Adaline, assura-t-il avec un regard encore plus tendre en repoussant mes cheveux derrière mes oreilles. Les plus beaux du monde.

Et il plaqua un baiser sur ma joue.

J’éclatai de rire.

— Les tiens aussi sont beaux, assurai-je avec un grand sourire.

— Merci, me répondit-il en faisant mine de s’incliner. Allez, viens, rentrons à la maison.

Il se releva et me souleva dans ses bras, me serrant tout contre lui. Dans sa nuque, je souriais, rassurée, heureuse.

Quand j’ouvris de nouveau les yeux, ce fut pour sentir un bras s’enrouler autour de ma taille et me tirer en arrière. Je perçai la surface en toussant et me retournai, soudain paniquée. Quand mon regard se posa sur la personne qui venait de me remonter, j’ouvris de grands yeux hallucinés.

— Rhen ? Mais qu’est-ce que vous…

Vous, qu’est-ce que vous faites ? m’invectiva-t-il en me ramenant jusqu’au rivage.

En regardant autour de moi, je découvris à quel point je m’étais éloignée de la plage. Un frisson me parcourut en réalisant que les courants avaient bien failli m’emporter au large.

Quand nous eûmes pied à nouveau, Rhen me lâcha. Essoufflée, je sortis de l’eau. Les pans de ma jupe me collaient aux jambes tandis que ma robe, gorgée d’eau de mer, pesait une tonne. En relevant les yeux, je surpris Rhen en train de se rhabiller. Je ne l’avais pas remarqué sur le coup, mais il avait retiré ses bottes et sa chemise pour plonger me retrouver. En me souvenant de son corps à moitié nu pressé contre mon dos, je sentis mon visage s’enflammer.

Alors qu’il renfilait sa chemise, je remarquai un symbole tatoué à l’encre noire à la base de sa nuque : une étoile à sept branches. Ce dessin me semblait familier, où l’avais-je déjà vu ? Je m’apprêtais à poser la question quand Rhen me jeta sa veste que je reçu en pleine figure. Je la retirai rageusement, prête à l’incendier quand il me devança.

— Enfilez ça avant de prendre froid, poursuivit-il sèchement en chaussant ses bottes. Et par les dieux, que faisiez-vous dans l’eau par ce temps ? demandait-il alors que je passais sa veste sur mes épaules en grelottant.

L’habit était bien trop grand pour moi, mais il était chaud et douillet. Je me surpris à m’y blottir. Il y avait aussi l’odeur de Rhen, c’était doux et réconfortant, étonnamment agréable même.

— J’ai bien cru que je ne parviendrai pas à vous rattraper, dit-il finalement, me ramenant à la réalité. Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous cherchez à mourir ?

— Quoi ? Non ! Je…

Je détournai les yeux, rouge de honte. Pouvais-je vraiment lui avouer qu’il n’y avait qu’ici, bercée par les vagues et les embruns, que je me sentais proche de mon frère ?

Rhen attendait. Mon regard se porta sur l’océan. Je m’assombris.

— Je voulais parler à mon frère, avouai-je enfin.

— Liam est au manoir, fit-il remarquer, perplexe.

Je serrai les poings.

— Mon autre frère, dis-je péniblement. Il…

Je déglutis, les yeux brûlants. Mais était-ce à cause du sel ou des larmes ?

— Rihite est mort il y a longtemps, lâchai-je en passant devant lui pour attraper mes bas et mes chaussures.

Je me dirigeai vers l’escalier de pierre.

— Je viens souvent ici pour lui parler.

Rhen me suivis jusqu’au manoir sans mot dire. En nous voyant arriver dans le hall, trempés et gelés, Marietta se précipita vers nous.

— Par les dieux, Adaline ! s’exclama-t-elle paniquée. Mais que t’est-il arrivé ?

En l’entendant, mes autres sœurs, Liam et quelques domestiques passèrent la tête par différentes portes pour voir ce qu’il se passait. J’eus la folle envie de soupirer et de leur dire d’aller voir ailleurs. Mais je m’abstins. À la place, je me tournai vers Marietta qui semblait à deux doigts de se ronger les ongles.

— J’ai glissé dans l’eau, répondis-je simplement. Rhen m’a repêchée.

Je n’avais pas besoin de le regarder pour sentir son regard sur moi. Sans doute se demandait-il pourquoi je mentais. Pendant un instant, je me demandai s’il allait me contredire. Mais il n’en fit rien, accueillant plutôt avec un certain malaise les remerciements de ma sœur avant qu’elle ne reporte son attention sur moi.

Comme il n’y avait rien à voir, tous les curieux du manoir retournèrent à leurs occupations et je pus enfin respirer normalement.

— Viens par-là, tu vas attraper froid, me dit Marietta en retirant le manteau de Rhen pour m’enrouler dans une serviette.

Elle passa un bras autour de mes épaules, me frictionnant pour me réchauffer avant de me conduire à l’étage.

Dans l’escalier, je jetai un dernier regard en arrière. Gideon s’affairait autour de Rhen, lui passant également une serviette sur le dos. Rhen, lui, ne me quitta pas des yeux. La confusion brillait dans ses prunelles de glace mais je n’avais pas la force de lui expliquer quoi que ce soit.

En me détournant, pourtant, j’eus une étrange impression. L’image de son tatouage me revint en mémoire. Meryl avait peut-être raison, il y avait quelque chose d’étrange chez lui. Mais quoi ?

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Tac
Posté le 10/09/2022
Yo !
J'imagine que ce tatouage d'étoile va jouer un rôle important... J'espère qu'Adaline va poser des questions à Meryl, a priori c'est la personne la plus proche dans son entourage qui est la plus susceptible d'avoir la réponse ou de la trouver !
Je trouve dommageque tu aies déjà fait mention de la différence capillaire entre Calista et Adaline : la scène souvenir a, je trouve, du coup moins d'effet. Elle ne faitque répéter un truc qu'on sait déjà. Idem pour le frère "parfait" : la scène est parfaite pour illustrer les relations dans la fratrie, malheureusement c'est une chose qui a déjà été dite et redite dans le début. Je trouve que c'est domamge, car la scène fait un bon show don't tell, elle a du potentiel.
Plein de bisous !
Zephirs
Posté le 21/08/2022
Salut !

J’ai trouvé ce chapitre très touchant. Il se lit terriblement vite et est, comme d’habitude, très bien écrit.

Je n’ai pas compris pourquoi Rhen est venu la chercher. Il passait dans le coin ? Il l’a suivi ? Ça fait un peu forcé, je trouve. Ce point est peut-être à retravailler.

Le flashback était sacrément cool, et cette réplique m’a fait beaucoup rire :

« qu’on dirait que Zaros a pleuré sur ma tête tellement ils sont moches ! »

Quelques remarques :

Je m’en écartai et, à la place, me dirigeai vers l’escalier creusé dans la roche jusqu’à cette petite bande de sable qui longeait la falaise jusqu’aux digues du port. => jusqu’à une petite bande

– C’est vrai ? Demandai-je[,]l’espoir faisant briller mes prunelles. => manque une virgule

Voilà, je n’ai pas grand-chose de plus à dire. x)
Le cauchemar à l’air de l’avoir sacrément affecté quand même, c’est chaud ! :o

Un plaisir !
À bientôt:)
Le Saltimbanque
Posté le 03/06/2022
Et c'est pour ça qu'il ne faut jamais rater son petit dej.

Sinon, très bon/beau chapitre... mais qui me fait revenir à deux défauts que j'ai mentionné précédemment.

Déjà, les points de suspensions. Mon dieu, j'ai l'impression que ce chapitre en déborde. Je ne sais pourquoi j'aime pas ça, mais je trouve que ça "tue" le style. Un ou deux, pourquoi pas, mais là j'ai l'impression qu'il y a en plus d'une dizaine.
Je sais que tu as déjà écrit toute l'histoire avant que je commente dessus, donc il y a peu de chance que ça change dans les chapitres suivants, mais voilà. Très curieux d'avoir l'avis d'autres gens dessus.

Aussi, Rihite. Le flashback est ici magnifique, vraiment. MAIS comme je suis un peu en surchauffe de "Rihite me hante tellement" depuis quelques chapitres, je pense que ce chapitre ne m'a pas frappé autant qu'il le devrait. Ça m'a un peu fait un "encore Rihite ??" ici.
Perso, tu as assez bien transmis dans ton texte comment Rihite manque à Adaline à ce point : toute mention du grand frère dans les prochains chapitres peut être enlevée.

Sinon, petite commentaire sur Rhen. Je trouve très naturel qu'il engueule Adaline de son comportement. Il ne cherche pas à être un beau prince charmant ici, ça sonne très juste.

voili voilou
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