Après une semaine de prostration – une fausse année révolue, une éternité de bouffées de chaleur, d’angoisses et de nausées –, Freddie s’était résignée à prendre une douche. Elle aurait dû se douter que Lindhal attendait le premier signe de renoncement pour se montrer : quand elle quitta la salle de bain, encore ruisselante d’eau et assommée de désespoir, elle le trouva assis au pied du lit dans une robe de chambre à rayures. Il semblait avoir de nouveau perdu l’habitude de se raser, mais ses yeux hagards portaient davantage les stigmates de l’abattement que de la drogue.
Coudes plantés sur ses genoux relevés, il fit un signe vers le fauteuil sans considérer Freddie, pas pour qu’elle s’y asseye, mais pour qu’elle suive son regard. Le portrait de Romie y était toujours dressé dans un drapé de tissu bleu.
— Si tu veux savoir si je l’aime ou pas, ma réponse est prête, maintenant, cracha Freddie.
Elle ne savait plus si elle parlait de la peinture ou du peintre, mais ça revenait probablement au même.
— Et je veux partir d’ici.
— T’as pas encore toutes les cartes en main pour prendre cette décision, répondit Lindhal.
— Tu m’enfermes dans ma chambre !
Elle avait cruellement conscience du ridicule de ses paroles, du ridicule de la scène : une femme de quarante-trois ans s’insurgeant comme une adolescente contre la punition injuste d’un parent de vingt ans son cadet. Freddie n’avait pas le luxe de se laisser distraire, cependant :
— Tu me mens et tu me manipules et tu pensais quoi ? Que quand j’aurais tout découvert, j’aurais envie de rester ? Je veux…
— J’ai toujours été épaté par son sourire. La joie et la compassion qu’elle dégageait… c’était à peine croyable.
Freddie ravala son venin, abasourdie. Lindhal fixait Romie droit dans les yeux.
— Comment quelqu’un d’aussi malheureux peut faire autant attention aux autres ? Comment quelqu’un qui se sent vide et inhumain peut être aussi gentil et patient ? Elle me demandait toujours comment j’allais et si j’avais pas eu peur de l’accabler je lui aurais répondu honnêtement. Elle m’aurait écouté.
— Alors tu… Tu connaissais Romie ?
Ses propres mots lui semblaient creux, dénués de signification. Freddie n’avait toujours pas bougé.
— J’ai établi le contact avant de commencer l’expérience, dit Lindhal. Il fallait que je puisse comparer les effets entre l’avant et l’après. Je l’ai repérée sur l’infosphère, elle semblait avoir des prédispositions. On a commencé à discuter et on est devenus copains.
Freddie ne voulait pas y croire et encore moins affronter les preuves dont le portrait était truffé : fragments de ville et de souvenirs que seul un confident aurait pu connaître.
La voix de Romie résonna au fond de Freddie comme dans un puits : « Mes amis me comprennent, eux. Pourquoi pas toi ? » Elle ne l’avait pas prise au sérieux, ni dans ses cauchemars ni dans la réalité. Romie n’avait pas d’amis en dehors du cercle restreint de leurs collègues, du moins le croyait-elle. Jamais Freddie n’aurait pu envisager que l’exception soit Lindhal.
Et voilà qu’elle était jalouse de sa sœur morte.
Freddie s’écroula sur sa chaise de bureau.
— Elle me parlait tout le temps de toi, continuait-il, des bons moments que vous passiez ensemble et qui la faisaient toujours hésiter à passer à l’acte. De votre père aussi. Elle savait à quel point vous l’aimiez et ça la rongeait de culpabilité.
Freddie tremblait, tiraillée entre l’envie de tout apprendre et de le faire taire sur-le-champ. Combien de temps avaient-ils communiqué ? Quels mensonges Lindhal avait-il brodés pour gagner sa confiance ? Et Romie, que lui avait-elle dit au sujet de son aînée, exactement ? Qu’elle répondait à son malheur par la brusquerie ? qu’elle n’avait jamais hésité à user de chantage pour la dissuader de se tuer ?
Avait-elle évoqué son futur suicide dans le confort et la sécurité illusoire d’un forum infosphère ? Et Lindhal, attiré par son désespoir comme un requin humant le sang… pourquoi s’intéressait-il à la dépression adolescente ?
— De quelle expérience parles-tu ? demanda Freddie, la voix nouée.
— Modification de la chimie interne, en intervenant à distance sur certaines puces Juven.
Freddie songea au laboratoire. Les éléments s’agençaient dans son esprit, mais elle ne parvenait toujours pas à en saisir le sens. Quand elle comprit enfin, son corps ne lui semblait plus être qu’un sac de peau empli de nausées.
— Tu as piraté la puce de ma sœur ?
« Dis non », pria Freddie en pensées. « Dis non maintenant. »
— Je voulais qu’ils retrouvent le goût de « l’assez », répondit Lindhal. Le contentement de la fin, l’accomplissement, tu vois ? L’envie de conclure et l’envie de faire les choses à fond avant de devoir tirer sa révérence.
— Tu voulais qu’elle ait envie de mourir.
— Oui.
— Tu l’as tuée.
— Oui.
Il se frotta les yeux du talon de ses vieilles mains.
— Je voulais pas. Je te jure, je voulais pas. Ni Romualda, ni tous les autres avant elle. Pas comme ça. Ils devaient juste devenir plus fous et plus sages et puis se dire qu’ils en avaient assez vu et fait à quatre-vingt-dix balais. Mais ça marchait pas. Ça marchait jamais. Ils se sont tous suicidés trop tôt sans prendre la peine de vivre.
Freddie voulait qu’il se taise, maintenant ; qu’il disparaisse, qu’il emporte ce tableau et ses larmes avec lui. Mais elle n’arrivait même plus à battre des paupières.
— Tous les précédents gris-morts que j’ai sélectionnés m’ont donné un coup de pouce, que ce soit pour accéder aux puces sans bouger d’ici ou pour récolter les résultats, continua Lindhal. D’autres comme toi, des gens proches de ceux dont j’avais trafiqué la puce, qui les ont aidés, ou couverts, protégés comme ils ont pu et qui ont été condamnés pour ça.
Il rit. Un rire de dément qui se mêla un instant aux souvenirs de Freddie : au froissement de l’air que Romie avait troué en se délivrant, aux sanglots de sa sœur qui s’était assurée que personne ne la retienne, que personne ne les surprenne, que personne ne témoigne. Plus tard, on trouverait son corps désarticulé dans les entrailles de la cheminée et Freddie ne nierait rien.
— Vous aidez des gens qui veulent mourir à mourir et on vous condamne à mort, disait Lindhal. On marche sur la tête, non ? J’ai essayé de le faire comprendre aux débiles qui édictent ce genre de loi, mais ils ont rien voulu entendre. Leur argument, c’est la valeur de la vie. Si vous la valorisez pas assez pour tenter de la préserver coûte que coûte, alors vous méritez pas la vôtre.
— Et tous ces gris-morts, tu leur as offert des peintures ?
Sa question était absurde. Sa jalousie était absurde. Pourquoi ne pouvait-elle pas s’ôter ces rescapés de la tête ? Pourquoi en voulait-elle à Romie d’avoir noué des liens avec Lindhal ? Il avait kidnappé Freddie. Il avait tué sa sœur. Il lui semblait que le concept de haine n’englobait même pas ce que Freddie ressentait à son égard.
— Pas que des peintures, répondit-il finalement. Des sculptures, des origamis, des pièces de théâtre… ça dépendait ce qu’ils préféraient. C’était le seul moyen que j’avais pour les remercier. Pour essayer de dire des choses trop importantes pour être dites.
— Comment as-tu fait pour que personne ne parle ?
C’était plus simple, en fin de compte : l’interroger sur des faits cliniques et détachés. Si Freddie s’autorisait à imaginer Romie penchée sur son terminal au milieu de la nuit, tapant frénétiquement des messages au seul ami qui ait jamais compris et entériné ses pulsions morbides, elle n’était pas certaine que Lindhal ressorte de cette chambre en vie.
C’était stratégique, aussi : si Freddie apprenait quel moyen de pression Lindhal avait utilisé sur ses précédents complices, elle pourrait tenter de s’y soustraire.
— Aucun gris-mort ne savait ce que je faisais, dit-il. Ils venaient les uns après les autres à plusieurs années d’intervalle et ils travaillaient chacun sur un tout petit bout du projet. J’ai tout compartimenté pour qu’ils puissent jamais avoir la vue d’ensemble. Sauf toi.
Aurait-elle dû se sentir flattée ? C’était ce que le regard triste de Lindhal semblait insinuer. Freddie se laissa presque tomber à genoux devant lui et Lindhal réprima un élan infime, comme s’il avait voulu la prendre dans ses bras. Elle tenta de le scruter jusqu’au fond de l’âme et demanda :
— Pourquoi ? Pourquoi voulais-tu que les gens finissent par avoir envie de mourir ?
Elle s’en fichait. Oh, par Ixtab et Buluc Chabtan, elle se foutait complètement des prétextes et des motivations de Lindhal. Mais son terminal enregistrait toujours, glissé dans la poche de son uniforme, et si Freddie voulait lui faire payer le meurtre de Romie, elle devait tout entendre.
Et supporter son regard acéré lorsqu’il dit :
— La société stagne, plus rien ni personne évolue. On a autant avancé ces six derniers siècles qu’au vingt-et-unième seulement. J’ai bien milité pour favoriser les cursus multiples ou la réorientation professionnelle, pour que les gens passent pas deux siècles à faire le même boulot, mais on peut pas se réinventer soi-même. Chacun retombe toujours dans ses propres mécanismes, même en essayant de sortir des sentiers battus. Même moi qui connaissais tous les risques de l’immortalité et qui m’étais juré de toujours avancer, ça fait deux cents ans que j’ai rien inventé. Enfin, presque rien, disons.
« Les gens essayent même pas, de toute façon. Ils sont flemmards. Personne est curieux, ou motivé. Ils s’encroûtent dans leur quotidien et se confisent dans leurs habitudes. Il faut des nouvelles générations pour se renouveler. Il faut s’opposer à ses parents et à ses prédécesseurs pour créer de l’inédit. Et pas des générations de deux ou trois cents ans, pas des générations où on peut confondre un enfant et son arrière-grand-père tellement leur culture est semblable.
« Je voulais que les humains vivent éternellement pour qu’ils voyagent toujours plus loin, qu’ils découvrent, qu’ils créent. Je rêvais qu’on devienne une autre humanité. Mais on est toujours les mêmes sur des cailloux différents, avec les mêmes mariages, les mêmes divorces, les mêmes enfants qui grandissent plus.
« Si j’avais pas touché d’autre humain depuis quinze ans, c’est pas parce que personne vient me voir ici. C’est parce qu’ils me dégoûtent tous. Même moi je me dégoûte. Je me dégoûtais. »
— Et tu as simplement renoncé ? demanda-t-elle pour éviter de répondre aux clapotis lumineux de ses yeux d’un bleu d’eau. La modification de la puce a échoué alors tu t’es dit, tant pis ?
— Non. Il suffisait que j’arrange mon plan.
Il marqua une pause pour la jauger. Freddie n’était pas certaine de supporter ce qui allait suivre, mais elle ne pouvait plus faire machine arrière.
— J’allais carrément désactiver la puce de tout le monde, dit Lindhal. Et hop, dans deux ans, tous crevés, sauf les jeunes de moins de dix-sept ans, parés pour refaire le monde. Une belle idée, non ?
Freddie scruta son visage éreinté et son regard fiévreux, puis elle observa la porte. Quelles étaient ses chances de s’enfuir sans qu’il l’attrape, dans l’hypothèse optimiste où Alfred ne serait pas déjà posté dans le couloir pour faire obstacle ? Lindhal était fou, elle en était convaincue désormais.
— Je peux encore le faire, dit-il.
Elle tressauta.
— Ça dépendra de toi.
— De m… moi ?
— Est-ce que tu me soutiendrais ?
Freddie ne voulait pas répondre. Elle ne voulait même pas réfléchir à ce que sa question impliquait. Répandre un virus dans toutes les puces, détruire ce qu’il avait façonné pendant six siècles, ramener les Hommes à leur condition première et tenter d’effacer son miracle. Freddie ne pouvait pas le comprendre, pas même l’envisager : elle ne connaissait le monde qu’à travers ce prisme et il lui semblait beau malgré tous ses défauts.
Elle aurait voulu pouvoir en persuader Lindhal, mais le malheur et la solitude lui avaient gangrené l’esprit.
— Je sais ce que tu te dis, reprit-il avec un sourire chagriné. Que j’exagère, que j’ai plus la notion des réalités, surtout reclus ici. Que notre société est vraiment pas si terrible et qu’on vit mieux aujourd’hui qu’il y a sept siècles. Mais je te parle d’un truc plus profond.
« Si t’avais vécu aussi longtemps que moi et vu tout ce que j’ai vu, t’hésiterais même pas. Et je sais que je donne l’impression d’être complètement fêlé et que mes excès de milliardaire loufoque ont l’air de m’avoir attaqué le ciboulot, mais crois-moi, si je suis le seul à dire que l’immortalité aurait jamais dû nous arriver, je suis le seul homme sain d’esprit de tous les mondes habités.
« Quand j’ai mis au point cette puce, on m’a accusé de me prendre pour Dieu. Mais Dieu aurait jamais fait une connerie pareille. Il aurait jamais voulu qu’on soit immortels, parce qu’il aurait jamais voulu qu’on passe l’éternité à chercher un sens à tout ça.
« La vie a aucun putain de sens. »
Freddie se mura dans le silence. Elle n’avait pas la moindre idée de qui était ce Dieu dont Lindhal parlait et le reste de son discours lui donnait le vertige.
— Mais je vois, continua-t-il. La fin justifie pas forcément les moyens et ces moyens ont l’air un peu exagérés… Faut me comprendre, j’avais pas trente-six solutions. Personne aurait jamais accepté de renoncer à sa puce de son plein gré.
— Et ta propre puce ?
— Ah, ça… Bon, puisqu’on en est là. J’imagine qu’il me reste plus qu’à te faire confiance et à conclure.
Il plongea la main dans la poche de sa robe de chambre et en sortit son terminal. Quelques secondes plus tard, Lindhal entra dans la pièce.
Un second Lindhal, vingtenaire lui aussi, vêtu de la même robe rayée, mais arborant une expression à l’équilibre entre l’ignorance et le mépris qui aurait mieux sis à Alfred. Il s’immobilisa devant la porte et joignit les bras dans le dos en observant le premier Lindhal d’un air de fausse courtoisie.
— Vous m’avez fait quérir, professeur ?
Freddie ouvrit la bouche, mais il lui fallut de longues secondes pour pouvoir énoncer :
— Alfred ? Co… comment c’est possible ?
— À chaque passage dans mon caisson de régénération perso, j’ai fait enregistrer une copie corporelle, dit Lindhal. J’en ai une pour presque tous mes âges, maintenant. Je peux les lui enfiler comme des costumes.
— Et… sa « personnalité » ?
— Je l’ai codée.
Freddie le dévisagea.
— C’est vraiment pas grand-chose, le code est superficiel. J’en avais fait d’autres variantes, vieux dégueu, vieux sénile, vieux farceur… Passé un moment je lui en changeais tous les ans. Jusqu’à ce que je me prenne pour Bruce Wayne et que je me lasse. Il est resté comme ça depuis. J’avais entamé le vrai projet de codage, j’avais plus de temps à perdre en petites expérimentations qui faisaient rire que moi.
— Le vrai projet ?
— Est-ce que tu voudrais sortir ? Marcher un peu ?
C’était sans doute un leurre, mais puisque Freddie ne pouvait pas se permettre d’être exigeante, elle acquiesça.
Le nouvel Alfred leur ouvrit la voie, étrangement guindé dans les habits débraillés de Lindhal, et Freddie essaya de ne pas analyser la situation pour ne pas paniquer : son irruption n’était sans doute pas plus innocente que cette promenade.
— Et… les robots animaux ? osa-t-elle demander alors qu’ils ralliaient le rez-de-chaussée.
Les automates d’assemblage s’étaient tus, signe que l’échafaudage était terminé, ou que Lindhal avait abandonné l’idée d’ajouter cette fresque à sa collection maintenant que Freddie était tombée en disgrâce. Le silence pesait plus lourd que la gravité, désormais.
— Ah, oui, ça c’était un vieux test… fit Lindhal.
— Ils n’ont pas fonctionné ?
— Si. De mieux en mieux. Puis j’ai passé une mauvaise soirée.
Il les avait tous détruits. Freddie ne résistait à l’envie de fuir que par l’expérience de sa première tentative, et parce qu’un espoir fou la retenait : ils se dirigeaient vers les quais.
Peut-être Lindhal avait-il encore assez de pitié pour la renvoyer chez elle, même si le bon sens aurait dû l’en empêcher : puisque personne ne viendrait sauver Freddie, il suffisait de la séquestrer jusqu’à ce que la grise-mort l’emporte – l’affaire de quelques mois. Lindhal pourrait prétendre qu’elle n’avait pas honoré leur contrat dans le temps imparti et le cadavre de Freddie serait composté sans que personne ne questionne ses agissements.
Lindhal lui attrapa la main et Freddie réussit à ne pas la lui reprendre. La lumière des néons les accompagna à travers le hall, leurs reflets serpentant à leurs pieds sur les dalles vernies, et ils débouchèrent sous le porche coiffé de lianes. Devant eux, les nuages rampaient sur les pierres et se gorgeaient d’or dans la lumière matinale. La température avait nettement grimpé depuis la dernière sortie de Freddie, mais elle frissonna.
— Ça va ensemble, tu vois, fit Lindhal en la guidant le long du débarcadère. Alfred et la puce modifiée.
Freddie tentait de ne pas ralentir l’allure, de ne pas s’écarter, de ne pas lui laisser entendre qu’elle était terrifiée. Les amarres étaient libres et aucun vaisseau n’approchait du domaine.
— Un projet pour repartir de zéro. T’étais pas censée en connaître tous les petits détails, mais bon, tant qu’à faire…
Il lâcha sa main et lui tourna le dos, Alfred l’imitant du même coup. Au mouvement de ses bras, Freddie devina qu’il manipulait son terminal ; quand il lui fit de nouveau face, Alfred agissant en miroir à sa gauche, ils affichaient la même expression d’attente lasse.
— Ferme les yeux.
— Je ne…
— Ferme les yeux.
Freddie obéit, raccrochée de toutes ses forces au bruissement des robes qu’elle captait par-dessus le long murmure des palmes ballottées sous le vent.
— Rouvre-les, dirent deux voix.
Lindhal et Alfred se tenaient toujours devant elle. Non : Lindhal et Lindhal se tenaient devant elle. Impossible de déterminer s’ils avaient interverti leur place, comme le jeu de passe-passe d’un arnaqueur de rue. Freddie les examina longtemps, cherchant un plissement convulsif de paupière chez l’un ou un frémissement de narine agacé chez l’autre, ne trouvant qu’une ombre de sourire moqueur face à sa frustration. Freddie esquissa alors un pas, sonda le regard du Lindhal qu’elle dominait et s’inclina pour poser l’oreille contre son torse.
Les battements de son cœur la firent reculer.
— Tu devrais vérifier l’autre, au cas où, dirent-ils à l’unisson.
Comprenant qu’il s’agissait davantage d’un ordre que d’un conseil, Freddie s’exécuta. Un pouls résonnait dans la poitrine d’Alfred.
Ses talons flirtèrent avec le ciel quand elle s’éloigna précipitamment. Lequel avait-elle ausculté en premier ? Leurs quatre yeux pétillaient de malice, leur visage incliné selon le même angle, leurs cheveux tombant en spirales blondes sur leur front. Celui que Freddie croyait être Alfred sortit alors son terminal de sa poche ; l’autre, animé des mêmes gestes, ne tricotait entre ses doigts que des lambeaux de brume. Puis la commande s’enclencha et le second reprit la posture roide de l’intendant.
— C’est juste une démo, fit Lindhal. Ce sera encore plus convaincant après, tu verras.
Freddie n’arrivait plus à respirer.
— Quoi, tu croyais vraiment que je pouvais pas imiter un battement de cœur sur un androïde ? Alors que…
— À ce sujet, monsieur, intervint Alfred.
Lindhal lui lança un regard curieux.
— Je perçois deux pouls.
— Q… quoi ?
Les yeux écarquillés de Lindhal trouvèrent ceux de Freddie. Elle ne comprenait plus rien à ce qui se passait, mais elle percevait le danger dans chaque parcelle de son corps. Elle banda ses muscles affaiblis quand Lindhal approcha et prit appui sur le quai, prête à contrer s’il tentait de la pousser par-dessus bord ; mais il se contenta de poser les paumes sur son ventre en souriant.
— Merci pour ce rebondissement. J’hésitais encore, tu sais ? J’espérais encore trouver une bonne excuse pour pas aller jusqu’au bout, pour pas désactiver toutes ces puces et ravager tous ces gens, parce que c’était devenu trop dur. Mais c’était le but, non ? Trouver quelqu’un qui me dissuade. Qui me redonne assez foi pour renoncer à tout foutre en l’air.
Freddie tremblait, essayait de ne pas réfléchir, de ne pas déduire, de ne pas deviner. Elle plaqua ses mains sur celles de Lindhal.
— Il faut que je renonce à tout foutre en l’air, répondit-il à sa prière muette. Tu fais partie du tout, que tu sois une ou deux, et maintenant, ce serait criminel de te demander de trancher à ma place.
Elle planta ses ongles dans sa peau pour le retenir.
— Ça a jamais été aussi dur que maintenant, chuchota-t-il. Et maintenant, je suis sûr.
Lindhal se hissa sur la pointe des pieds, embrassa Freddie, pivota dans un tourbillon de robe de chambre et se jeta dans le vide.
Quelles révélations ! Tout y trouve sa place, même les animaux robots. D’ailleurs, à quoi servaient-ils ? À meubler la solitude des personnes vivant dans un certain isolement ? À aider des gens ? Chiens de secours, chiens policiers, etc. ? Ce qui n’est pas clair pour moi, c’est si les maladies et infirmités existent dans ce monde ou si la puce les corrige. Donner la vie éternelle à des personnes handicapées pourrait relever de la cruauté dans certains cas.
Les gens qui en aident d’autres à se suicider sont condamnés. C’est aussi le cas aujourd’hui en France, non ? Pas d’euthanasie, pas d’aide au suicide, même strictement encadrées. En Suisse, certaines formes d’euthanasie et d’aide au suicide sont autorisées par la loi. Je trouve que c’est bien, mais une fois qu’on s’engage sur cette voie, c’est toujours difficile de savoir où mettre la limite.
Je comprends le projet de Lindhal, mais je ne peux pas être d’accord avec lui. Seulement, dans ce monde ça doit être compliqué, voire impossible, de trouver un compromis. L’idée de la puce est bonne si elle donne juste un sursis. Quand le corps vieillit, l’esprit n’arrive pas à suivre parce que ça va trop vite. Si on arrivait à retarder le processus de manière que corps et esprit puissent être en phase ? Ce serait peut-être l’histoire d’une vingtaine d’années. Mais c’est vrai aussi que l’idée de programmer la puce pour que les gens aient envie de mourir quand leur corps arrive en fin de vie va dans le même sens, sauf que ça ne la prolonge pas.
Il y a quand même une chose qui me déçoit un peu, c’est que Freddie n’obtient pas de sursis, à moins qu’il y ait un rebondissement dans le dernier chapitre. Il aurait au moins pu lui accorder vingt ou trente ans. Alors qui va élever son enfant ? Alfred ?
Coquilles et remarques :
— Elle me demandait toujours comment j’allais et si j’avais pas eu peur de l’accabler je lui aurais répondu honnêtement. [J’ajouterais une virgule après « comment j’allais » et une autre après « de l’accabler ».]
— Qu’elle répondait à son malheur par la brusquerie ? qu’elle n’avait jamais hésité à user de chantage [Même si les questions sont liées, je commencerais la deuxième par une majuscule.]
— « Dis non », pria Freddie en pensées [en pensée]
— qu’au vingt-et-unième seulement [N.B. graphie rectifiée. J’ai l’impression d’être un perroquet en le relevant chaque fois. ;-)]
— un battement de cœur sur un androïde ? [Espace insécable indésirable avant « sur ».]
Cette fois, j’ai relevé les phrases que j’ai trouvées particulièrement belles :
— pour éviter de répondre aux clapotis lumineux de ses yeux d’un bleu d’eau
— Devant eux, les nuages rampaient sur les pierres et se gorgeaient d’or dans la lumière matinale.
— Lindhal se hissa sur la pointe des pieds, embrassa Freddie, pivota dans un tourbillon de robe de chambre et se jeta dans le vide.
Donc Lindhal a bien joué à l’apprenti sorcier… C’est môche parce qu’il est allé jusqu’au bout alors que ça ne se passait pas comme il l’avait prévu, mais en même temps, je le comprends : l’immortalité, ça va bien un temps...
Sauf que la partie, il l’a joué tout seul, sans laisser aux autres de choix (traficotage de puce). Il a même carrément modifié leur choix, c’est ça qui est fou, car quelle valeur pouvaient bien avoir ces recherches si elles étaient faussées dès le départ ?
Le jugement de Lindhal sur la société est incisif et sans appel, mais tellement juste pour la majorité d’entre nous. (D’ailleurs, arrivé à ce chapitre, ta nouvelle donne envie de sortir des sentiers battus soit dit en passant…)
Contrairement à Freddie, je ne crois pas que Lindhal soit fou, il est au contraire terriblement réaliste et d’ailleurs, au risque de faire grincer des dents, je me retrouve un chouia dans ce que pense Lindhal sur la nature humaine.
Et puis, même s’il est vrai que Freddie n’a pas toutes les connaissances nécessaires pour pouvoir vraiment juger Lindhal, et même si je trouve sa méfiance justifiée, je ne comprends pas pourquoi elle pense qu’il finira par la tuer elle aussi. D’autant qu’il n’a jamais voulu tuer qui que ce soit finalement. Pas si directement, en tout cas. Alors, c’est vrai que sa crainte peut aussi s’expliquer par le fait qu’elle sait trop de choses, et surtout par le fait qu’il n’a pas hésité à aller au bout de ses expériences, mais je trouve qu’elle psychote un peu fortement
Je peux comprendre également la position de Freddie par rapport à l’immortalité, elle s’est habituée à vivre comme tout le monde, mais Lindhal lui ouvre tout de même d’autres horizons et même si elle rejette tout en bloc pour l’instant, ça risque de travailler dans sa tête, surtout si elle attend un petit (ce dont je me suis doutée aussi, mais sans certitude, évidemment)
Et puis je me trompe peut-être, mais il y a cet amour de Lindhal, à la fois pour Romie et pour Freddie qui semble sincère, comme ses regrets d’ailleurs, ce qui fait que, malgré ses faiblesses, je continue de trouver Lindhal non seulement attachant, mais particulièrement éclairé, et je ne peux m’empêcher de l’admirer. Quel génie tout de même !
Reste à savoir ce que deviendront Freddie et le bébé, puisque la vieillesse a commencé son oeuvre…
Bref, c’est un très bon chapitre, très dense, mais pas pesant du tout puisqu’on va de révélations en révélations. La mise à nu de Lindhal est touchante, Freddie est un peu trop bornée à mon goût, mais ça se comprend aussi, d’autant que Lindhal lui laisse un sacré fardeau à porter en lui avouant la vérité.
J’oubliais : cette phrase (entre autres) est géniale : « « Quand j’ai mis au point cette puce, on m’a accusé de me prendre pour Dieu. Mais Dieu aurait jamais fait une connerie pareille. Il aurait jamais voulu qu’on soit immortels, parce qu’il aurait jamais voulu qu’on passe l’éternité à chercher un sens à tout ça. » (il manque juste les guillemets de la fin)
Je maintiens l’idée qu’il s’agit là d’une nouvelle très philosophique. Et surtout, à chaque chapitre, l’émotion est là. Bravo !
Je suis d’accord, même si son plan a été un peu bousculé, je crois qu’à ce stade il avait plus le choix, il pouvait plus continuer comme ça.
Il espérait leur rendre le choix, justement, à la base, mais ça s’est pas passé comme prévu. Pour sa vision de la société, il a de bonnes raisons d’en être arrivé là (déjà que nous, on peut comprendre son point de vue vis-à-vis de notre propre monde, mais lui a assisté a encore pas mal d’horreurs).
Je suis contente que ta conclusion à son sujet soit qu’il n’était pas fou ; on peut tous l’interpréter différemment selon sa propre sensibilité, mais j’ai moi-même partagé beaucoup de ses convictions et compris beaucoup de ses gestes.
À ce stade Freddie réfléchit plus très raisonnablement, elle vient d’apprendre qu’il avait poussé sa sœur au suicide, utilisé des tas de condamnés pour ses projets et envisagé de tuer tout le monde pour ne laisser que des ados sans puce gérer le monde ; sachant qu’elle est à sa merci dans sa maison, je crois qu’à sa place je psychoterais aussi un peu x’D Ça va effectivement travailler dans sa tête, mais il faut lui laisser un petit moment pour se remettre de ses émotions ^^
Cela dit ça empêche pas que dans mon idée, Lindhal est sincère, oui ; mais on peut faire beaucoup de mal en ayant sincèrement de bonnes intentions…
Je suis soulagée si le chapitre est pas trop indigeste ! J’ai au beaucoup de mal à l’agencer. Merci encore Aranck ♥
J’ai trouvé que la révélation était à la hauteur des attentes que tu avais créées au fil des chapitres. Seule petite chose, j’ai eu plus de mal avec la peur de Freddie. Je la comprends intellectuellement, parce qu’elle peut penser que Lindhal pourrait en effet regretter ses révélations et vouloir la faire taire, mais j’ai eu du mal à la ressentir.
Détails
La joie et la compassion qu’elle dégageait… c’était à peine croyable : bizarre de dégager de la joie si elle était si malheureuse…
Je note ton ressenti sur la peur de Freddie, je vais sous peu m'attaquer à des corrections suite à toutes tes remarques, alors je me pencherai là-dessus.
Merci encore !