C’était un souvenir récent, il en avait la certitude.
Les murs autour de lui sont uniformément gris, formant un couloir étroit qu’il sait confusément mener à la ménagerie.
La tête lui tourne, il déteste l’état dans lequel le mettent les drogues.
Mais il sait aussi que sans elle la « fête » dont il sort aurait été insupportable. Le sexe ne l’intéresse pas.
Nauséeux, il remonte lentement le couloir, essayant de se focaliser sur sa prochaine mission plutôt que sur l’immense orgie dont il vient de s’extirper. Il sait que d’ici quelques semaines, une partie des chasseuses ne repartira pas, trop occupées à prendre soin d’elles-mêmes en attendant la naissance de la prochaine génération. C’est la sixième fois depuis ses 17 ans qu’il participe à ce genre de chose. Une fois par an, ainsi qu’il le doit. Parmi les jeunes attaquant leur formation cette année, il y en a sûrement un ou une de lui.
Son corps lui pèse et le dégoutte. Il a besoin d’une douche. Et de focaliser ses pensées sur autre chose que les chairs. Une mission difficile l’attends. On lui as demandé de repérer les résidences de Lord Syphax et celles d’Armand en vue d’une attaque massive.
L’image du Vampire s’invite dans ses pensées.
Il s’arrête.
Respire profondément. Se discipline.
Ne pas penser au baiser. Ne pas penser au désir. Ne pas penser à la peur. Ne penser à rien du tout si ce ne sont les détails techniques et les stratégies à mettre en place.
Son dos le tiraille. Les quatre cicatrices profondes s’y éveillent. Il les ignore.
Sa main pousse une porte lourde.
Son nez est agressé par des odeurs fortes. Urine. Sang. Peur.
La ménagerie s’étend en contre-bas. Profondément enterrée, elle ne voit jamais la lumière du jour.
C’est là qu’il vient pour se recentrer, se rappeler pourquoi il fait ce qu’il fait. Les créatures enfermées ici ont toutes tué au moins un membre du Clan… et bien plus d’innocents encore. Ce qu’ils font est juste. Ce qu’il font est nécessaire.
A pas lents, il parcours les allées entre les cages, ignore les grondements et les invectives. Les hurlements de haine et les jappements agressifs.
Il sait très précisément où il va.
- Bonsoir Shekil.
La voix provient d’une des cages les plus éloignée de la ménagerie. Un homme y est assis, les mains sagement croisées sur ce qu’il reste de ses jambes. Deux trous béants remplacent ses yeux. Shekil sait que sous sa tunique sobre, des cicatrices marquent les emplacements d’autres extractions. Foie. Reins. Poumons.
- Asphodèle.
- Tu sens le stupre. C’est déjà cette période de l’année ?
Le jeune homme ne répond pas, lentement, il s’installe en tailleur sur le sol de ciment, sans jamais quitter son interlocuteur des yeux.
- Qu’est ce qui t’amènes ?
- Syphax et Armand.
- Ah.
Un silence. La tête de Shekil est lourde, embrumée, mais il ne bouge pas de sa position.
- Je n’aime pas la violence inutile Asphodèle. Ne vous faites pas prier.
- Qu’est ce que tu me donne en échange ?
- La même chose que d’habitude.
- Pour le prix de la vie de deux de mes meilleurs amis ? Voilà qui est bien peu payé.
L’humain sourit.
- Le prix de leur vie est celui de votre absence de souffrance.
Le Vampire hausse ses épaules décharnées, puis se penche lentement en avant, l’air songeur.
- Nous savons tous les deux que je serai bientôt en manque. Votre sang est une drogue dont il est bien trop difficile de se passer. A ce moment là, je te dirais n’importe quoi en échange d’une dose, même infime. Pourquoi viens-tu toujours avant le moment fatidique pour me proposer ces alternatives ?…
- Je vous l’ai dit. Je n’aime pas la violence inutile. Ni la souffrance gratuite.
- … Et cela t’épargne du travail n’est-ce pas ?
- A peine. Je dois tout de même vérifier vos affirmations.
- Mais moins que celles données dans l’empressement du manque.
- En effet.
Asphodèle sourit, puis se réinstalle dans sa précédente position. Longtemps, ils s’observent en silence. L’Aria attend, patient, il laisse à son corps la possibilité d’évacuer ce qui l’encrasse. Il sait aussi que le Vampire peut sentir l’odeur des drogues qui circulent encore en lui.
- Je comprends ce qu’il te trouve.
Le jeune homme hausse un sourcil, interrogateur, l’affirmation est sortie de nul part. Mais le vieux Vampire n’ajoute rien, perdu dans ses pensées.
- Soit. Je te dirais ce que tu veux savoir. En échange, je veux ma dose de sang. Et une du tien.
Armand émergea du souvenir un peu sonné, oscillant entre l’indignation et la nausée. Ce dernier l’avait pris par surprise, alors qu’il quittait la chambre où lui et Shekil avaient… mh… terminé leur petit affrontement débuté sur les rives du lac. L’humain venait de s’endormir, épuisé, lorsque la connexion entre eux s’était brutalement ouverte, plongeant le Vampire dans le passé. Sans un regard en arrière, il ferma la porte de la chambre et marcha lentement jusqu’au salon pour se laisser tomber sur un fauteuil face à l’une des fenêtres ouvertes afin de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Les Aria étaient encore… plus tordus qu’il ne le pensait.
Mais pour une fois, le souvenir s’avérait utile.
Se relevant, il allait récupérer du papier dans le petit secrétaire du salon et entreprit de tracer des esquisses des lieux entrevus par l’entremise de Shekil. Sa plume était moins précise que celle du Chasseur, mais ça suffirait amplement. Rapidement, les couloirs nus (et souterrains, il en avait la certitude) se dessinèrent sous ses doigts, puis la ménagerie et les créatures qu’elle renfermait (autant d’alliés potentiels en cas d’attaque du repère Aria) et puis finalement, ce qui l’avait le plus choqué, Asphodèle. Luttant pour ne pas laisser le souvenir qu’il avait du vieux Vampire avant sa capture se superposer à ce qu’il était aujourd’hui, il le dessina aussi fidèlement que possible, puis posa ses mains de part et d’autres de la feuille en s’astreignant au calme.
Pour la première fois qu’il le connaissait, il avait envie de tuer Shekil.
C’était une sensation étrange, dérangeante et qui, lorsqu’il se força à l’analyser, se révéla plus complexe que prévue.
Il n’avait pas vraiment envie de tuer Shekil en fait… il… en fait il avait envie de le frapper pour avoir donné son sang à quelqu’un d’autre. Pour faire partie d’un clan qui torturait sans vergogne des êtres pensants et sensibles, tout tueurs sanguinaires qu’ils puissent être parfois. Pour avoir osé coucher avec d’autres, même si visiblement il n’y avait jamais pris aucun plaisir. Et pour être encore, obstinément, fidèle à un clan de grands malades.
S’il l’avait pu, Armand aurait poussé un soupir.
Lorsque le jeune homme s’était jeté sur lui, plus tôt dans la nuit, il n’avait eut aucune peine à arrêter ses poings et à l’immobiliser. Il l’avait alors regardé se débattre avec une certaine fascination, stupéfait de le voir capable de perdre son calme de cette façon. Puis il l’avait étourdit d’un revers bien dosé avant de le ramener au chalet pour lui faire un sort, juste comme ça, parce qu’il en avait envie. Et là encore l’humain lui avait résisté alors même que tout son corps hurlait son envie d’être touché.
C’était frustrant.
Tout ça parce que lui buvait du sang et que Shekil non. Franchement.
Le Vampire se laissa aller en arrière dans son fauteuil, pensif.
En tous cas, il savait à présent d’où venaient les informations si précise des Aria… avilir ainsi un Ancien… c’était à vomir.
Intérieurement, Armand se fit la promesse de leur faire payer (lentement, de préférence) avant de se redresser pour gagner la cave. Il lui fallait transmettre ces informations à Akasha, qu’elle avertisse la communauté. Et il avait besoin du carnet de l’Aria. Les notes plus récentes, qu’il n’avait pas encore décrypté par gourmandise – et par narcissisme, parce qu’il savaient qu’elles parlaient de lui – recelaient certainement un nombre important d’informations cruciales.
Aux lumières du souvenirs, et de ce qu’il connaissait du clan de chasseur, l’attaque de Shekil sur sa personne n’était probablement qu’un rouage parmi une machinerie bien plus importante.
Bon sang, qu’il avait été idiot de ne pas le voir !
*
Couverte de poussière de plâtres et de petits éclats de roche qui tombaient au rythme de sa course, Akasha se laissait entraîner par Lord Syphax, qui lui-même suivait une Béatrice légèrement blessée mais armée jusqu’aux dents. Après l’explosion, la Vampire s’était retrouvée plaquée contre le mur, complètement désorientée. Une affreuse lumière blanche, trop crue pour ses yeux habitués à la semi-pénombre de la salle d’offrande, avait envahit la pièce, et des décombres du murs avaient surgie une armée.
Une armée terrifiante, même pour elle qui avait pourtant vécu son comptant de bataille au cours de ses trois siècles d’existence.
Les Aria, vêtu de pieds en cape pour la guerre, venaient en premier, leurs armes mortelles frappant sans hésitation les premiers surnaturels coincés sous les décombres de l’explosion. Et derrière eux venaient des loups. Créatures gigantesques protégées par des armures soigneusement articulées, elles faisaient aisément la taille d’un homme… lorsqu’elles étaient à quatre pattes. Une fois sur celles arrière, Akasha savait qu’elles feraient presque dans les quatre mètres de haut pour les plus petites, et que leurs crocs étaient redoutables.
Des lycans.
Avec les Aria.
Impossible.
Invraisemblable.
Mortel.
Une poigne puissante s’était refermée sur son poignet, la tirant de son hébétude, et Lord Syphax l’avait entraîné à sa suite en direction de la salle de réception. Dans l’encadrement de la porte grande ouverte, Béatrice les attendait, les pieds bien ancrés sur le sol, un grand sourire jubilant sur le visage.
Et dans ses mains, une impressionnante bouche-à-feu.
- Que… ?
Sa question s’était perdue dans le bruit assourdissant de la détonation. L’humaine avait reculé de quelques pas sous la puissance de feu de son arme, avant de la recharger méthodiquement et de tirer de nouveau. Akasha n’avait pas pu voir le résultat du tir de barrage, mais à en juger par l’absence de poursuivants à leurs trousses, Béatrice devait leur avoir donné matière à réfléchir. Le Vampire devant elle s’arrêta brusquement, au point qu’elle se cogna contre son épaule. Le temps qu’elle retrouve son équilibre, il avait serré l’humaine dans ses bras pour l’embrasser.
Surprise, et gênée, la Vampire se détourna pour observer la demeure se dressant derrière eux. Des bruits assourdis de bataille parvenaient à ses tympans qui commençaient à peine à se reformer.
Elle se rendit compte qu’elle avait faim.
A côté d’elle, Syphax et Béatrice s’étreignaient toujours, front contre front cette fois, puis le Lord embrassa doucement son calice sur le front.
- Reviens-moi.
La jeune femme eu un sourire sauvage qui la rendit magnifique.
- Toujours My Lord.
Et elle s’éclipsa, les laissant seuls. Incertaine, Akasha se rapprocha de Syphax.
- Béatrice va nous faire gagner un peu de temps. Je ne peux pas l’emmener avec moi lorsque nous nous transformerons.
Ah, voilà donc la raison pour laquelle ils n’avaient pas fuit en utilisant leur forme d’ombre. Il fallait d’abord permettre à l’humaine d’avoir un maximum de chances de survie dans le combat.
- La bouche-à-feu ?…
Syphax sourit.
- Splendide n’est-ce pas ? Une invention de Béatrice. Elle adore expérimenter avec la poudre noire. Vient, il faut nous mettre à l’abri.
La Vampire hocha la tête, encore un peu sonnée. Elle tendait la main vers le Lord lorsque la voix d’Armand retentit sous son crâne
~ Akasha ! J’ai besoin de te parler de toute urgence ! Tu es disponible ? ~
~ Pas vraiment non. Ça ne peut pas attendre ? ~
~ Non. Il faut prévenir le conseil, vous allez être attaqués! ~
~ … C’est déjà fait Armand…. c’est déjà fait… ~
Armand tournait en rond dans le chalet, oscillant entre la colère envers lui-même et l’envie de se taper la tête contre les murs. Il avait été si obsédé par son propre plaisir qu’il avait totalement négligé de réfléchir. De prévoir les coups en avance, comme il en avait l’habitude.
Akasha n’était pas entrée dans les détails, mais il était presque certain que l’attaque coordonnée des Aria et des loup-garoux avaient fait des ravages parmi ses pairs. Et il devait se faire violence pour ne pas les contacter. Après tout, sa survie dépendait du fait qu’il resta caché, loin des siens, loin du monde. Les Marques de la Bête sur sa peau ne laisseraient pas le moindre doute aux autres quant au fait qu’il était sur la mauvaise pente : une telle perte de maîtrise de son côté obscur annonçait en général une transformation en animal incontrôlable et assoiffé de sang. Il avait lui-même mis fin à la vie de certains des siens lors de l’apparition de ces marques.
On ne lui ferait pas de cadeaux.
De rage, il pulvérisa le secrétaire du salon, puis poussa un rugissement à ébranler les falaises alentours. L’une d’elle, fragilisée par les gels précédents, s’écroula même dans un fracas de fin du monde.
Dans la chambre, réveillé par le bruit, Shekil se contenta de se rouler en boule et de se faire oublier.