Playlist Charlie :
Material girl – Madonna
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Mais dans quel guêpier ai-je encore réussi à me fourrer ? ruminai-je intérieurement en regardant le cercle d’adolescents autour de moi. Car, trônant fièrement à l’autre bout de ce dernier se dressait Tom. Et Jules. Et Faustine. Ainsi que toute leur bande de sombre crétins décérébrés.
Revenons quelques heures plus tôt vous voulez bien ? Au début d’une soirée qui promettait d’être radieuse et qui devint aussi bizarre qu’agaçante.
Le soir précédent, Livio était venu dîner et nous avions pu profiter d’une rare bonne soirée. Tom, qui ne sortait que rarement de son trou, nous fit même l’honneur de sa présence. Une présence sans téléphone vissé au nez avec comme bonus extraordinaire une conversation sensée. Sincèrement, j’en étais resté bouche bée. Et, bien évidemment, je n’avais pas manqué de me moquer de lui. Il l’avait étonnement bien pris et la soirée s’était poursuivie dans la bonne humeur.
Comble du miracle, j’étais même parvenue à convaincre Tom de m’aider à faire la vaisselle. Ceci fait, nous nous étions dépêchés de déguerpir, histoire de laisser Nick et Livio tranquilles. La curiosité, cependant, nous avait poussé à les espionner par l’entrebâillement de la porte.
Lorsque nous les vîmes s’embrasser, un sourire mutin étira nos lèvres. Ravis de la tournure que prenait les évènements pour notre aîné, nous nous étions même tapés dans la main avant de courir rejoindre nos chambres respectives.
— Bouchons d’oreille ? avais-je proposer devant ma porte.
— Bouchons d’oreille, approuva Tom en réceptionnant ceux que je lui donnai.
Puis nous nous étions enfermés dans nos chambres. Pendant ces quelques délicieuses minutes, il m’avait semblé avoir retrouvé notre complicité d’antan. Juste avant que la réalité ne me rattrape.
Le matin qui suivit fut des plus calme. Et comme si rien ne s’était passé hier soir, Tom reprit son attitude si exaspérante, le téléphone à la main et les neurones en grève. Le point positif fut lorsque Nick et Livio émergèrent enfin de leur chambre. Bien que visiblement fatigués, ils rayonnaient d’un bonheur tel que j’en oubliai complètement mon agacement. Ma joie ne fut que plus complète lorsque Livio proposa de préparer le petit-déjeuner.
Aujourd’hui était donc mon jour de congé, une petite aubaine dont je profitai dès le réveil pour travailler sur nos tenues pour Halloween. La matinée s’écoula à toute vitesse. Livio nous avait dit au revoir peu de temps après le petit-déjeuner pour aller travailler. Vers midi, et après un bon repas, ce fut au tour de Nick de partir pour la boutique. Ne restait plus que Tom et moi.
Plongée dans mon travail, je ne vis pas les heures passer. Mais lorsque j’entendis du bruit au rez-de-chaussée, je me mis à grincer des dents. Tom, normalement si silencieux avec ses écouteurs et son téléphone, semblait avoir décidé de rendre sourd le voisinage en montant le volume des haut-parleurs de son enceinte. Et au vu des voix qu’il m’avait semblé entendre quelques minutes avant que mes oreilles ne se mettent à saigner, il avait dû inviter son horrible bande à la maison.
Un rapide coup d’œil à l’heure me fit grincer un peu plus des dents. 18 heures. Nick ne rentrerait pas avant au moins une heure et demie. Et puisqu’il était de bonne humeur, il aurait été capable de supporter leur vacarme au moins jusqu’à 23 heures.
— Fais chier… marmonnai-je en me mordillant les lèvres.
Prenant sur moi, j’essayai de me concentrer le plus possible sur mon travail. Je finis même par sortir mon casque mais même ma musique ne parvenait pas à faire taire leur boucan. Passé les basses et le rap de seconde zone, je les entendais maintenant jacasser comme des poulets.
— Je vais le tuer… grognai-je en me levant.
Jamais je ne pourrais continuer à travailler dans ces conditions. J’avais très envie de prendre la fuite. Mes rollers étaient dans l’entrée, mon sac aussi. Il suffirait simplement que je sois assez discrète pour ne pas attirer leur attention. De toute façon, il devait sûrement déjà se soûler à quelque cocktail maison. La dernière fois, Tom avait été malade toute la nuit. Les toilettes s’en souvenaient encore. Rien que d’y penser, j’en avais la nausée.
— Foutue pour foutue… soupirai-je défaite.
Je me regardai rapidement dans le miroir. J’avais relevé mes cheveux en un chignon lâche et portais ma vieille salopette en jean dont les traces de peintures témoignaient de sa fonction. C’était l’une de mes premières créations. Elle était un peu grande, son tissu légèrement usé et décoloré par endroit, mais elle restait confortable et je l’aimais beaucoup.
Bon, ça n’était pas mon look le plus reluisant mais ça ferait l’affaire. De toute façon, je ne comptais pas aller faire la fête, seulement errer assez longtemps sur le front de mer pour ne plus les voir en rentrant. Peut-être même irais-je retrouver Nick à la boutique ? Romy devait déjà se préparer à aller se coucher et les jumeaux… Si mes souvenirs étaient bons, ils devraient être de service à l’Adonis ce soir. Parfait, songeai-je un peu moins défaitiste, je n’aurai qu’à aller les voir.
Décidée, je me glissai dans le couloir. Plus je m’approchais mieux je distinguais leur discussion. Le gloussement de Faustine me piqua les oreilles. Vraiment… soupirai-je intérieurement.
Tom et sa bande étaient installés dans le salon. Assis en cercle autour de la table basse, ils semblaient jouer à Action ou Vérité. Très mature, grommelai-je intérieurement.
Un garçon dont je ne me rappelais pas même le nom venait de faire tourner la bouteille qui pointa sur une fille beaucoup trop maquillée. Ses copines gloussèrent de plus belle alors qu’on lui posait cette affreuse question. Vu le rouge qui colorait ses joues – mais était-ce dû à l’alcool ou à l’embarras ? – elle devait déjà avoir choisi vérité au tour d’avant. Pauvre d’elle. Faustine n’avait pas son pareil pour humilier ceux qui l’entouraient, que vous soyez dans son cercle proche ou non.
M’en détournant, je me concentrai sur mon objectif initial aka mes rollers qui me tendaient les bras dans l’entrée. Je n’étais plus qu’à quelques mètres d’eux quand la voix insupportable de Faustine retentit dans mon dos.
— Bah alors Charlie, on ne dit pas bonjour ?
Je me raidis aussitôt et me retournai lentement. Tout le monde avait tourné son attention sur moi. Évidemment, ç’aurait été si simple qu’elle ne remarque rien…
— Pardon, je croyais encore être chez moi ici, répliquai-je en croisant les bras. Mais si tu voulais me donner une leçon de politesse, peut-être que tu aurais dû commencer par me dire bonjour en premier, tu ne crois pas ?
Au léger fard que je vis se rependre sur ses joues, je sus que j’avais visé là où ça fait mal. Faustine avait toujours aimé prendre les gens de haut, leur faire des remarques désobligeantes était l’une de ses activités préférées, après me rendre la vie infernale, bien sûr.
Aux petits sourires que les autres affichaient, je sus également qu’ils se régalaient devant la scène. Rares étaient les fois où on pouvait lui faire perdre la face. Pas de bol pour elle, j’étais devenue très forte à ce jeu-là.
Malheureusement pour moi, Faustine reprenait vite contenance. Chassant l’embarras, elle m’offrit plutôt l’un de ces sourires mauvais. Vous savez, ceux des vipères juste avant qu’elles ne mordent.
— Pourquoi tu t’en vas comme ça ? demanda-t-elle. Tu ne veux pas rester un peu avec nous ?
— Et perdre encore des neurones à t’écouter raconter des conneries ? reniflai-je avec dédain. Non merci, j’ai eu ma dose au lycée.
Mouchée, Faustine fit la moue sous les sifflets des autres. Qu’est-ce que j’aurais aimé qu’elle s’arrête là. Malheureusement, le bon sens ne faisait pas partie de son vocabulaire. Aussi se crut-elle maligne en ajoutant :
— Et si tu te joignais à nous ? Je suis sûre que Tom serait ravi de te voir jouer avec nous, pas vrai Tom ?
Je jetai un rapide coup d’œil à mon frère. Il observait la scène avec un je ne sais quoi d’agacement. Impossible de savoir, cependant, s’il était agacé par l’insistance de Faustine ou par ma simple présence.
Je m’apprêtais à répondre lorsque Faustine poursuivit.
— À moins que tu n’aies peur ?
Quelques rires, encore. Je soupirai. Mais quand grandira-t-elle enfin ?
Fatiguée, je finis par céder. De toute façon, elle ne lâcherait jamais le morceau tant que je ne répondrais pas comme elle le voudrait alors autant en finir une bonne fois pour toute. Avec un peu de chance, Nick arriverait bientôt.
On pouvait toujours rêver.
De mauvaise grâce, je me traînais vers le cercle sous les exclamations tout à la fois moqueuses et enjouées – l’alcool que je voyais non loin devait les rendre enjoués – et me laissai tomber entre deux inconnus qui s’étaient poussés pour me faire de la place.
Et le jeu continua.
Honnêtement, je ne croyais pas pouvoir mourir d’ennui. Du moins, pas avant ce soir. Les questions qu’ils se posaient étaient presque aussi puérile que leurs gages. Embrasser tel ou telle sur la bouche, raconter sa première fois, porter le soutif de l’une des filles, danser sur la table, raconter le souvenir le plus embarrassant… bref, rien de bien nouveau sous le soleil.
Finalement, peut-être que l’apathie de Tom n’était pas un choix de sa part mais la conséquence de toutes ces bêtises.
J’étouffai un énième bâillement quand la bouteille s’arrêta sur moi. Je n’eus aucune réaction, mon regard se contentant de passer du goulot de la bouteille à la mine réjouie de Faustine. Si on avait été dans un dessin animé, songeai-je consternée, elle se serait sûrement frotté les mains et aurait ris aux éclats comme le plus cliché des mauvais méchants.
— Action ou vérité ? demanda Faustine avec un sourire mauvais.
Je la sentais déjà trépigner d’impatience à l’idée de m’humilier devant son petit public. Tout le monde était d’ailleurs suspendu à mes lèvres, encore plus attentifs qu’avant.
— Vérité, soupirai-je sans grande conviction.
Le sourire de Faustine s’élargit.
— Es-tu vierge ?
Silence.
Un peu plus loin il me semblait voir Tom serrer les mâchoires. Fusillait-il vraiment Faustine du regard ou était-ce mon imagination ? Ne rêve pas ma fille, me dis-je ne me passant une main lasse dans les cheveux, il n’est pas près de changer.
Comme le silence s’éternisait, certains commencèrent à s’impatienter. Je soupirai.
— Non, Capricorne, assénai-je calmement. Au suivant.
Visiblement, ça n’était pas la réponse escomptée. Faustine rougit d’embarras alors que Tom et quelques autres éclataient de rire en me félicitant pour ma pirouette. Ma voisine sembla la plus impressionnée si bien que je la surpris à noter ma réplique.
Le jeu continua et je commençais à trouver le temps incroyablement long. Je fixais la grande aiguille de notre vieille horloge avec espoir mais elle semblait tourner au ralenti. Le temps qu’elle parvienne enfin sur le six pour annoncer 18h30, trois nouvelles questions embarrassantes trouvèrent leur réponse et cinq nouveaux gages ridicules furent accomplis.
Lorsque mon frère se retrouva à devoir faire quelques saltos arrière dans la cuisine, j’eus peur qu’il ne finisse par se briser le cou. Fort heureusement, il décida d’arrêter au bout de deux acrobaties et envoya se faire frire ceux qui en demandaient plus. Apparemment, il n’était pas aussi bête que ce que je pensais.
Plus tard – pas de beaucoup à mon grand dam – la bouteille me retomba dessus. Cette fois, Faustine semblait bien décidée à prendre sa revanche. Et comme j’avais déjà grillé par carte de vérité au premier tour, ne me restait plus que le gage. Fichtre, soupirai-je intérieurement. J’aurais mieux fait de passer par la fenêtre.
— Action, dis-je avant qu’elle ne pose la question.
Je l’avais déjà tant entendu que j’aurai pu frapper le prochain qui la poserait. Si je ne rêvais pas de ces bêtises cette nuit ce serait un miracle.
Faustine fit mine de réfléchir, tapotant son menton pointu de son ongle manucuré. Un miracle qu’elle ne se crève pas un œil en se maquillant avec des griffes pareilles, m’étais-je dis la première fois que je les avais vu.
— Tu dois… embrasser Jules !
Tom, qui buvait une canette de soda, manqua de tout recracher. Il lança un regard meurtrier à Faustine qui l’ignora. De son côté, Jules me fit un clin d’œil. Je grimaçai.
— Je préfèrerai encore lécher la lunette des toilettes, gargouillai-je sincèrement dégoutée.
Sa bouche en avait déjà rencontré tellement d’autres que ça équivalait niveau hygiène.
Comme attendu d’une bande de jeunes alcoolisés, tout le monde éclata de rire, à commencer par mon frère. Le fait que je ne m’intéresse pas à Jules l’avait toujours rassuré. Du moins, c’était l’impression que j’avais toujours eu malgré la distance qui s’était creusée entre nous.
De son côté, Jules s’était empourpré. C’était bien la première fois qu’on lui préférai des lunettes de toilettes. L’un des gars, visiblement plus alcoolisé que les autres, lui tapa dans le dos avec un rire gras.
— T’entends ça mec ? Elle préfère les chiottes à ta tronche !
— C’est ça, marre-toi, grogna Jules en le repoussant sans ménagement. Si elle veut les embrasser tant que ça ses chiottes, elle a qu’à le faire.
Faustine semblait au comble du bonheur. Je haussai des épaules.
— D’accord.
Sidéré, tout le monde me regarda me lever, puis contourner le groupe et m’agenouiller devant Jules. La confusion était totale autour de la table. Un nœud dans l’estomac, j’embrassai Jules, sous les sifflets et le regard assassin de Faustine qui semblait prête à dévorer ses faux ongles de frustration. Je ne mis pas longtemps à m’écarter. Jules me considérait encore sous le choc. Je fis la moue.
— Mouais, aussi bof que ce que je pensais.
Puis je retournai à ma place sous les regards incrédules de tout le monde et le fou rire de Tom. À côté de lui, son meilleur ami ne savait plus où se mettre.
— Suivant ! clamai-je alors.