Chapitre 9 : Désillusion

Quand le vampire ouvrit les yeux, il faisait nuit. Allongé sur un futon, la pièce faiblement éclairée par quelques lanternes, il n'était pas seul. Quelqu'un était occupé à changer les bandages autour de sa main dont la douleur s'était considérablement estompée. Il lui fallut un moment pour reconnaître Scorpio qui, concentré sur sa tâche, ne semblait pas avoir remarqué que sa victime avait repris conscience.

— Pourquoi t'es là, toi ? demanda Nevra d'une voix faible, sa gorge irritée lui arrachant une quinte de toux. Où est Rena ?

— Elle est rentrée chez elle. Elle a dit que t'étais beaucoup trop con, qu'elle s'était suffisamment occupée de toi comme ça, et que tu mérites tout ce qui t'est arrivé.

— Tu mens. Rena ne dirait jamais ça. Elle ne m'abandonnerait jamais comme ça.

Son aîné se contenta de hausser les épaules.

— C'est encore une illusion, c'est ça ?

— Si le but de cette épreuve était d'échouer en beauté, je t'aurais attribué un score parfait. Tu as fait absolument tout ce qu'il ne fallait pas faire.

— Quel genre d'instructeur conçoit des épreuves aussi infernales ? Pourquoi devrait-on jouer notre vie pour ces fichues évaluations ?

— La vie ne vous fera pas de cadeau, pourquoi vous en ferais-je ?

Il n'y avait pas une once de cruauté dans les paroles de Scorpio, mais un cynisme farouche et un fatalisme résigné qui faisait – presque – de la peine au vampire.

— Ton quotidien doit être bien triste pour penser ça de la vie, répliqua-t-il sur un ton plus insolent que compatissant. Je suis sûr que t'as pas d'amis.

— Sale gosse... maugréa Scorpio en serrant le nœud de son bandage d'un coup sec, ce qui arracha une grimace de douleur au vampire. Tu peux parler, ta seule amie t'a planté.

Touché. La remarque cinglante de son aîné lui avait fait l'effet d'un couteau dans le cœur.

— Je peux rentrer, moi aussi, maintenant ? demanda-t-il en se redressant.

— Non. Reste allongé.

— Pourquoi ? Je vais bien !

— Tu as bu une double dose de poison, tu ne vas pas bien. Je t'ai déjà administré une première dose d'antidote, mais il va falloir un peu de temps pour que le poison soit totalement éliminé de ton système. Sans parler de ta main qui va mettre plus de temps à guérir à cause de tes bêtises.

— Mes bêtises ? T'es sérieux ? C'est toi qui m'as cramé la main et qui as essayé de m'empoisonner.

— Rena était avec toi du début à la fin, elle a traversé les mêmes épreuves, et elle s'en est sortie sans une seule égratignure, alors en quoi est-ce ma faute ? Arrête de blâmer les autres pour ta propre incompétence. C'est pathétique.

— Rena a dit la même chose...

— Parce que c'est vrai. Alors, arrête de te comporter comme le dernier des imbéciles et apprends à te servir de ton cerveau, au lieu de laisser tes émotions te contrôler. Non seulement ça pourrait te coûter la vie, mais ça pourrait également coûter celle de ta partenaire.

— C'est facile à dire pour toi. T'es invincible, t'as rien à craindre de personne.

— Qu'est-ce que je vais faire de toi... soupira Scorpio en secouant la tête, l'air dépité. Tiens, bois ça.

— C'est quoi ? demanda le vampire avec méfiance.

— Du poison pour en finir avec ta connerie.

Nevra fit une drôle de moue. Il savait que ce n'était qu'une plaisanterie, mais cela sonnait comme une menace dans la bouche de Scorpio qui avait l'air mortellement sérieux.

— Désolé...

— Pardon ?

— Je suis désolé, pour ce que je t'ai dit. C'est vrai que je peux me comporter comme le dernier des abrutis parfois, et dire des choses que je ne devrais pas dire, et faire des choses que je ne devrais pas faire. Ce n'est pas de ta faute si t'as pas d'amis, mais tu sais quoi, je veux bien faire un effort et essayer d'être ton ami.

— Imbécile ! gronda Scorpio en lui assénant un violent coup sur la tête. Tu veux vraiment mourir ?

— Quoi ? J'essaye d'être sympa !

— Pour commencer, j'ai des amis, et ensuite, même si je n’en avais pas, je préférerais ne pas en avoir du tout qu'être ton ami. Mieux vaut être seul que mal accompagné.

— Vraiment, je ne sais pas ce que Rena te trouve et pourquoi elle t'admire autant, soupira Nevra.

— Je ne sais pas ce qu'elle te trouve non plus et comment elle arrive à te supporter, cingla Scorpio. Bois ça maintenant, et dors. Tu pourras rentrer chez toi demain matin, si tout va bien.

— Et l'évaluation ? On a eu combien ?

— D'après toi ?

— Allez, sois sympa, tu peux nous laisser passer pour une fois, on en a bien chié quand même.

— Rena a obtenu un score convenable, mais c'est un zéro pointé pour toi. J'étais d'avis de vous recaler tous les deux puisque Rena n'a pas été capable de gérer tes états d'âme, mais Sakumo préfère vous proposer une épreuve de rattrapage. Vous êtes ses élèves, il fait bien ce qu'il veut, mais ce sera sans moi.

— Enfin une bonne nouvelle ! Au fait, c'était quoi la solution de la dernière partie de l'épreuve ?

— Tu demanderas à Rena.

— D'accord, fit Nevra d'une voix boudeuse. Vas-y, file-moi ton truc. Je vais le boire.

Le garçon vida la fiole qui contenait une deuxième dose d’antidote, puis disparut sous ses couvertures pour ressortir sa tête une seconde plus tard.

— Tu vas rester là toute la nuit ?

— Je dois surveiller ton état, donc oui. 

— Et Sakumo ? Il ne peut pas me surveiller, lui ?

— Il est sorti.

— Faire quoi ?

— J'en sais rien et je préfère ne pas savoir.

— Ah...

Nevra ferma les yeux quelques secondes à peine avant de les rouvrir.

— Dis, toi aussi tu as découvert la collection secrète de Sakumo ?

— Quelle collection secrète ?

— Hein ? Bah... euh... Non, rien, laisse tomber. Je n'ai rien dit.

***

Le vampire était trop agité pour trouver le sommeil. Dès qu'il essayait de se vider l'esprit, il se remplissait de nouvelles questions qui lui brûlaient les lèvres. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait l'occasion de se retrouver en tête-à-tête avec le très mystérieux Scorpio. Il le connaissait depuis cinq ans déjà, il s'était basé sur son caractère pour s'en faire une opinion très tranchée, mais il ne savait toujours rien de lui, son aîné étant aussi insaisissable et fantomatique qu'un rayon de lune.

— C'est quoi ton boulot ? À part nous torturer une fois tous les trois mois ?

— Dors.

— Assassin ? Mercenaire ? Espion ? Garde du corps ? Tortionnaire ? Toiletteur de familiers ?

— Tais-toi et dors !

— J'y arrive pas. Pourquoi tu ne dors pas, toi ?

— Je ne peux pas dormir, je dois te surveiller.

— Ah oui, c'est vrai. Tu connais l'histoire d'Alice aux pays des merveilles ? 

Scorpio prit une profonde inspiration, sa patience mise à rude épreuve par le babillage incessant du vampire. Il fouilla un instant dans les poches de sa cape pour en sortir une deuxième fiole.

— Tu connais l'histoire de la Belle au bois dormant ? lui demanda-t-il à son tour en lui agitant le flacon sous le nez.

— Non, ça parle de quoi ?

— D'un vampire casse-couilles qui va me faire le plaisir de boire ce somnifère et de faire un gros dodo.

— Nan, mais j'ai pas besoin de ça. Raconte-moi plutôt l'histoire de la Belle au bois dormant, ça m'intéresse. Promis après ça, je dors.

— Non.

— Allez !

— Non.

— S'il te plaît !

— Non.

— En fait, c'est pas une vraie histoire, c'est ça ? C'est pour ça que tu ne peux pas me la raconter. Je me disais aussi, le titre était bizarre, ça veut rien dire une belle au bois dormant.

— Tu me fatigues...

— Faut dormir si t'es fatigué, le taquina le vampire avec un large sourire insolent. Je te laisse même ma place si tu veux.

— Si je te raconte l'histoire de la Belle au bois dormant, tu me promets vraiment de te taire et de dormir ?

— Promis, juré, craché.

— Très bien. C'est l'histoire d'une princesse débile qui se pique le doigt comme une conne en faisant de la couture. Elle tombe dans le coma pendant cent ans, sans prendre une ride, jusqu'à ce qu'un prince à la noix passe dans le coin et brise la malédiction par un baiser cliché à en gerber. La princesse se réveille, épouse le prince qu’elle connaît à peine, parce qu'apparemment dormir trop longtemps ça lui a grillé quelques neurones. Ils eurent beaucoup d'enfants et vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours. Fin de l'histoire. Tu peux la fermer et dormir maintenant ?

— C'était nul ! C'est pas comme ça qu'on raconte une histoire ! Y avait aucune émotion, aucun suspense. Tu m'as juste fait un résumé, et c'était même pas un bon résumé. C'est pas ce que je voulais !

— Eh bien, on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Moi je veux que tu dormes, et regarde.

— Chante-moi une chanson alors.

— Non.

— Même si tu ne chantes pas bien, c'est pas grave. On ne peut pas être parfait.

— T'as quel âge ?

— Je suis encore dans l'âge de la Tendresse, je suis encore pur et innocent, minauda le vampire en lui faisant les doux.

— Pur et innocent, mon cul. T'es qu'un sale mioche immature. Tu crois que c'est comme ça que tu vas entrer dans la garde de l'Ombre ? Si tu me trouves sévère, attends de rencontrer Rurik.

— Rurik ? Rurik Wöfflin ? Tu le connais ? Ne me dis pas que t'es gardien de l'Ombre !

— Non, je ne fais pas partie de la Garde. Manquerait plus que ça.

— Comment tu connais le capitaine de la garde de l'Ombre, alors ?

— Je le connais, c'est tout.

— La chance.

— Dans un an, tu auras l'âge requis pour t'enrôler dans la Garde. Si tu ne veux pas te faire recaler aux épreuves de recrutement, t'as intérêt à prendre ton entraînement au sérieux.

— Tu peux pas juste me pistonner ?

— Non.

— Pff. T'es vraiment pas drôle. C'est pour ça que t'as pas d'amis.

— Dors.

— C'est bon, c'est bon. Regarde, je dors. De toute façon, t'es chiant comme la pluie. Rien que de te regarder, ça m'assomme.

***

Nevra s'était enfin endormi. À son réveil, Scorpio n'était plus là. Il fut accueilli par Sakumo qui avait dressé la table du petit-déjeuner sur le porche.

— Il est où ?

— Qui donc ?

— Scorpio.

— Il est reparti tôt ce matin.

— Comme ça ? Sans dire au revoir ? Je croyais qu'il devait surveiller mon état.

— Il a jugé que tu allais bien. Pourquoi ? Il te manque déjà ?

— Non.

— T'en fais pas. Tu le reverras dans trois mois.

— Je m'en fiche. Je n'ai pas besoin de le voir.

— Tu le reverras quand même. En attendant, je veux que Rena et toi, vous me fassiez un rapport complet sur votre dernière épreuve, vos points forts, vos points faibles, les erreurs qui auraient pu être évitées et comment faire mieux la prochaine fois.

— Scorpio m'a parlé d'une épreuve de rattrapage. C'est vrai ?

— Oui, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Je vous tiendrai au courant. Entre-temps, ne négligez pas votre entraînement quotidien. Je vous accorde trois jours de repos, pas plus.

Nevra acquiesça. Après le petit-déjeuner, il prit congé de son maître. De retour à l'orphelinat, il retrouva Rena qui lui livra la clé de l'énigme qu'il ne s'était pas donné la peine d'essayer de résoudre.

Une illusion était plus efficace quand elle stimulait tous les sens en même temps, ce qui était justement le point fort des illusions de Scorpio et la raison pour laquelle elles étaient si redoutables. En se privant d'un ou plusieurs sens, on pouvait déjouer certaines illusions. Le sens du toucher étant le plus difficile à manipuler, c'était aussi le plus fiable quand il s'agissait de s'assurer de la tangibilité de son environnement. Rena avait donc coupé tous ses sens, à l'exception du toucher. C'est ainsi qu'elle s'était rendu compte que seules deux des fioles étaient palpables, tandis que celle du milieu semblait avoir disparu.

— Et comment tu as su laquelle il fallait boire ?

— Il n'y avait qu'une seule fiole illusoire, et on avait déjà établi le fait qu'il fallait vaincre l'illusion par l'illusion, ça m'a donc semblé logique de boire la fausse potion, puisque le but n'était pas de s'empoisonner, n'est-ce pas ?

— Dit comme ça, ça avait l'air super simple.

— Ce n'était pas simple, mais ce n'était pas si compliqué que ça non plus. Fallait juste réfléchir un peu. Ça va, sinon ?

— Ouais, ouais. Scorpio a dit que ma main mettrait quelques jours à guérir complètement, mais à part ça, ça va.

— Il avait l'air inquiet. Je crois qu'il ne s'attendait vraiment pas à ce que tu fasses quelque chose d'aussi stupide. Il pensait que dans le doute, tu t'abstiendrais de boire les potions et que tu déclarerais forfait, pas que tu les boirais toutes.

— Quelle idée de mettre du véritable poison, aussi...

— C'est ce que je lui ai dit. Les javelots c'était clairement ta faute, le danger était évident et facilement évitable, mais le poison, c'était sournois et inutilement dangereux.

— Exactement ! Et qu'est-ce qu'il a dit ?

— Que la vie ne nous ferait pas de cadeau et qu'un guerrier de l'Ombre devait être capable d'échapper à la mort à chaque moment de son existence.

— M'étonne pas...

— Au début, je n'étais pas d'accord avec lui, mais en y repensant, il n'a pas tort. Quand je repense à mes parents, je me dis que si j'avais su à l'époque ce que je sais maintenant, ils ne seraient peut-être pas morts.

— Avec des « si », on mettrait Eel en bouteille. Tu n'étais qu'une enfant, tu ne pouvais pas savoir tout cela.

— C'est vrai, mais on ne sait jamais ce qui pourrait nous arriver dans le futur. Rester sur ses gardes et se préparer à toute éventualité, c'est encore le meilleur moyen de survivre.

— Survivre peut-être, mais j'appelle pas ça vivre. Comment veux-tu qu'on soit heureux si on se méfie de tout et de tout le monde ? Moi, j'appelle ça être parano, c'est tout. C'est pas une vie.

— Le bonheur est un luxe que tout le monde ne peut pas s'offrir.

— Pourquoi tu dis ça ? T'es pas heureuse, là ?

— Je ne suis pas malheureuse, mais je ne pense pas être heureuse non plus. J'ai juste l'impression de... je ne sais pas... de me laisser vivre sans vraiment vivre. Je ne sais pas si c'est le fait d'avoir perdu mes parents, mais j'ai l'impression qu'il manque quelque chose à ma vie. Je me sens incomplète.

— Moi, tant que tu es à mes côtés, je suis heureux. Tu es tout ce dont j'ai besoin, ça me suffit, et je ne me sens ni vide ni incomplet.

— Tout est toujours si simple avec toi, soupira son amie en lui jetant un regard froid, irritée par la nonchalance du vampire. J'aimerais bien être comme toi, parfois. Pouvoir faire comme si tout tournait autour de moi.

Nevra ne dit rien, mais dans le fond, il était blessé par les paroles de son amie. Il était intimement persuadé que ses sentiments étaient réciproques, qu'il était tout pour Rena, tout comme elle était tout pour lui, mais elle venait de faire voler ses illusions en éclat avec ces quelques mots, plus dévastateurs que le plus virulent des poisons. Il ne lui avait même pas avoué ce qu'il ressentait pour elle, qu'elle lui avait déjà brisé le cœur.

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Erouan
Posté le 26/09/2024
Ouille. Ça fait mal pour le soldat Nevra. Il découvre enfin que ses sentiments ne sont ni ceux qu'il croyait, ni partageait. Le duo Sorpio Nevra est assez drôle. Malheureusement, Nevra n'obtiendra pas un meilleur équilibre dans son égo après tout ça.

Je ne suis pas vraiment d'accord avec Scorpio et Rena. Un simple produit dégueulasse aurait suffit pour indiquer la présence de poison. Ça l'aurait préparé à affronter la vie sans vraiment l'empoisonner. Rena a réussi le mieux qu'elle pouvait à canaliser les émotions de Nevra, mais elle ne peut rien contre sa stupidité.

Bon, j'espère que Nevra aura l'occasion de briller plus tard quand Rena sera plus en difficulté. Pour cette épreuve le bilan n'a pas été brillant.

Dans le présent ont-ils réussi à terminer leurs entraînements ?
SinnaraAstaroth
Posté le 28/09/2024
Un simple produit dégueulasse aurait eu beaucoup moins d'impact. Pour Scorpio, il n'y a pas de "faux' danger, il te met face à la vraie réalité directement, et puis bon, si tu meurs, sélection naturelle. xD Au moins, là, Nevra s'en souviendra vraiment, ça va booster son instinct de survie. x)

Pour ce qui est de terminer leur entraînement, tu verras, c'est un peu compliqué avec tout ce qui se passe par la suite. ^^' Mais officiellement, oui, ils sont allés au bout de leur formation avec Sakumo.
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