« 67 », bien que je n’apprécie pas spécialement cette manière de la désigner, me fixe avec des yeux ronds dans l’attente d’une réaction de ma part. Pourtant depuis, qu’elle m’a annoncé n’avoir jamais rien connu d’autre que la section médicale, je suis incapable de former une suite de mots cohérente. Pour l’instant, seule une interrogation tourne en boucle dans mon esprit. Est-ce possible qu’elle me dise la vérité ? Face à mon silence, c’est à son tour de me bombarder de questions. Une fois la glace brisée entre nous, plus rien ne semble pouvoir arrêter ce flot de paroles qui s’écoule de sa bouche. Je croise son regard brillant d’une lueur d’excitation.
- Tu viens donc de l’extérieure ? s’exclame-t-elle.
Hochement de tête de ma part. À l’entendre, on dirait que je débarque d’une autre planète.
- Et c’est comment ? Est-ce vrai que le plafond que vous appelez ciel est bleu ? Qu’il neige en hivers ? Et que cette neige est blanche et froide ? Tu en as déjà mangé ? C’est bon ?
Je l’observe complètement perdu. Mais de quoi me parle-t-elle ? Elle continue à me poser ses questions, mais je ne parviens plus à suivre. N’y tenant plus, je la coupe dans son élan enthousiaste :
- Stop, stop, 67 !
Mon interlocutrice arrête net son déluge de phrases et rive son attention sur moi. J’ai l’étrange sensation d’être face à un enfant avec sa naïveté, pourtant celle-ci semble avoir mon âge. J’inspire pour mettre de l’ordre dans mes idées avant de me lancer :
- Je te répondrais avec plaisir, mais avant j’ai besoin de savoir. Tu n’es jamais sorti de cet endroit ?
- Mais non, je viens de te le dire, soupire-t-elle exagérément.
Ce n’est pas possible. Elle a dû perdre la mémoire. On ne me parlait jamais de ce qui se passait dans la section médicale, mais il n’aurait pas osé faire leurs expériences sur un enfant. À peine ai-je émis cette pensée que la réalité me revient en plein visage. Petite rectification. Il y a eu Laly que l’on m’a forcé à assassiner et puis si Tellin m’a dit la vérité, je suis moi-même née pour les abominations d’Assic. 67 serait donc dans la même situation que moi. J’inspire difficilement. Au plus, je réfléchis à mon passé, au plus je suis horrifiée par ce qui se cache entre ces murs. Je reporte mon attention sur ma voisine. Mieux vaut, continuer à parler si je souhaite en savoir davantage. Elle semble aussi imprévisible qu’un gosse.
- Et où étais-tu avant d’être amené ici ?
- Dans une autre pièce avec un couloir rempli de portes.
- Seule ? m’enquis-je. As-tu déjà côtoyé d’autres personnes ?
- À part les hommes en blanc, jamais. Il arrivait qu'il y ait des cris et des pleurs, mais c’est la première fois que je parle avec quelqu’un comme moi.
Ce qui me frappe lorsque j’échange avec ma voisine, c’est le ton qu’elle emploie. Je n’y décèle aucune crainte. Ce qu’elle me raconte n'a l'air qu’un évènement banal. À croire que pour elle, il est normal que les gens souffrent. Pourtant, je ne pense pas que cela fait d’elle quelqu’un d’insensible. Elle ne semble juste pas saisir ce qui l’entoure. Il me suffit de voir ses réactions lorsque nous discutons.
- Quelqu’un comme moi, répété-je.
- Ben oui ! Toi aussi, tu es malade.
Je fronce les sourcils. Hans et moi avons peu échangé à propos du Projet 66, non pas que cela ne nous préoccupait pas, au contraire, mais tout simplement parce que ne savions rien dessus. Toutefois, les rares fois où il en a été question, Hans m’a appris que selon Vincent il est fort probable que cela soit lié à un virus. Je déglutis, s’il est certain que 67 ait été contaminée par le Projet, ce n’est pas mon cas. Je m’apprête à répondre par la négative à sa demande, quand une funeste vérité m’apparait. Je revois le docteur Datin entrer en trombe lors de ma dernière séance avec Assic. Il m’avait désigné comme asymptomatique. Un poids semble tout un coup peser sur mon estomac et le peu de nourriture que j’ai avalé menace de ressortir. Je plaque ma main sur ma bouche pour tenter de ne pas remettre. Il m’aurait contaminé à mon insu ? D’un côté, cela leur ressemblerait bien, sauf qu’il ne s’attendait pas que je ne présente aucun symptôme. Mais si c’est le cas, depuis combien de temps ?
- Ça va ? demande la voix monotone de mon interlocutrice. Tu es toute pâle.
Je m’oblige à respirer calmement pour dissiper la nausée qui me gagne.
- Ce n’est rien, assuré-je. Juste un vertige.
- Et donc ? reprend 67.
- Quoi ?
- Toi aussi tu es là pour guérir grâce au projet, insiste-t-elle.
Je manque de m’étouffer en retenant un fou rire. Elle ne se rend décidément pas compte des énormités qu’elle ose me dire. Guérir ? Comment Assic a-t-il réussi à lui faire gober qu’elle est là pour son bien ? J’ignore ce que cette fille représente pour le Projet, mais une chose est sure, si elle n’était pas importante elle n’aurait jamais survécu dans la section médicale aussi longtemps. J’en viens presque à me demander si elle subit les mêmes expériences que moi. Je lui jette un coup d’œil. Un sentiment d’amertume presque de dédain s’empare de moi. Probablement pas. Comment pourrait-elle rester à ce point insouciante dans ce cas ?
- On peut dire ça, lâché-je finalement en remarquant qu’elle commence à s’étonner de mon silence.
Elle ouvre la bouche, mais je suis plus rapide et poursuis. :
- Que sais-tu du projet que l’on mène ici ?
Sa mine se fit boudeuse.
- Pourquoi me demandes-tu de parler de ça ? Eux aussi n’ont que ce sujet en tête. C’est casse-pied à la fin.
C’est pourtant toi qui l'as mentionné en première, pensé-je. Toutefois, je me retiens de lui faire remarquer, car j’ai compris instantanément en entendant l’irritation grandissante dans sa voix que je devais être particulièrement prudente sur les prochains mots que j’allais prononcer. Cette fille semble instable et elle serait capable de couper court à notre discussion à tout moment. J’ignore alors quand je pourrais lui reparler, mais pour l’instant il me faut des réponses. J’en ai trop besoin. Je ravale ma propre contrariété.
- Ne m’en veux pas, dis-je le plus calmement possible. C’est juste que je viens d’arriver et on ne m’explique rien.
À mon soulagement, j’ai l’impression que 67 se radoucit quelque peu.
- Pas grand-chose, lâche-t-elle finalement. On m’a dit que j’étais malade et qu’il fallait me soigner. C’est pour ça que nous sommes séparés. C'est pour éviter que le microbe circule entre nous.
Quelle naïveté ! Cette fille m’insupporte de plus en plus et je regrette sincèrement que cela soit le cas. Que ce soit elle, moi ou les autres cobayes, nous sommes tous des victimes du Projet 66. J’humecte mes lèvres tout en réfléchissant à ma prochaine question. Pour l’instant, je n’apprends pas grand-chose.
- Qu’est-ce que ça fait de vivre ici ? m’enquis-je en essayant de prendre un ton léger.
À peine ai-je formulé ma demande que les yeux de mon interlocutrice s’écarquillent brutalement. Je ne croise son regard à glacer le sang qu’un instant avant qu’elle ne referme le clapet de sa trappe. Rien de bouge pendant de longues secondes, puis soudain 67 se met à hurler ou plutôt à rire comme une damnée.