La terre était lourde et grasse. Bien plus lourde que tout ce qu’il avait cultivé jusque-là. Et la pauvre bête efflanquée, malade, qui tirait le soc avait le plus grand mal à avancer. Fendre le sol relevait d’une foi et d’un effort presque surhumain. Des bottes au cuir usé peinaient aussi à encourager le labour, tantôt poussant sur l’attelage pour soulager l’animal en marquant la glaise rouge d’une profonde empreinte, tantôt en tirant par les harnais en s’enfonçant dans la terre rendue collante par des mois d’orages. Essoufflé, transpirant à grosses gouttes, ses longs cheveux noirs et collants à peine attachés, son torse jouant de tout ses muscles sous une fine chemise de lin élimée, une culotte longue et sombre, Guillaume s’échinait avec le peu de conviction qui lui restait à fertiliser ce lopin de terre où les missionnaires français avaient élu domicile. Un chaud soleil et d’immenses nuages orageux se partageaient le ciel dominant cette région d’Afrique noire, sauvage et démunie du Dieu des hommes. L’homme stoppa la petite vache noire aux grandes cornes en lui flattant l’encolure. Ils avaient besoin tous les deux de reprendre leur souffle. Même en débutant le labour à l’aube pour éviter les grosses chaleurs, le travail était pénible. Il se demandait sans cesse ce qui le poussait encore à persévérer dans cette tache ingrate et peu reluisante. Il faut dire que les religieuses et les missionnaires qu’il avait décidé d’accompagner dans ce coin perdu en pays tribal deux ans auparavant avaient été particulièrement convaincants. Et son désespoir avait fait le reste.
Peu de temps après avoir quitté la Bourgogne tel un fugitif, laissant derrière lui le secret amour de sa vie injustement assassiné, l’ex-mousquetaire avait rejoint son comté de Gascogne. Mais une fois chez lui, les choses ne s’étaient pas simplifiées, au contraire. Informé de la dissolution du corps royal des Mousquetaires avant son retour, son frère, héritier pour moitié de la fortune des Montory, considérant un peu trop vite que Guillaume était mort en guerroyant sans revenir ni donner de nouvelles depuis des années, s’était arrogé le droit d’investir le château et d’y installer sa belle famille. Ajouté au deuil et à la douleur de son amour brisé, Guillaume n’avait pas eu la force de lutter pour récupérer ses prérogatives familiales. Il préféra la fuite, l’exil, le déracinement. Il n’emporta presque rien et rejoignit une congrégation de missionnaires en partance pour l’Afrique. Ainsi, le service qu’il ne rendait plus au Roi, il le rendrait aux miséreux en manque de foi, en manque d’un Dieu.
Ce fut un très long voyage en bateau, souffrant de tous les maux de la mer et surtout sans espoir de retour.
Ce qui l’avait convaincu de s’engager dans une telle aventure ? Un mot du missionnaire principal, le vicaire Simonin, qu’il avait croisé alors qu’il assistait à la messe du dimanche à Montory. Un mot en confession et il partit.
Que pouvait-il faire de mieux ? S’engager auprès de la Régente, cette indigente soumise au Cardinal Mazarin ? Jamais ! Mercenaire à la solde Gonzague ? Et puis quoi encore ?!! Il n’envisageait plus de se mettre au service comme un guerrier depuis que Mathilde lui avait ouvert les yeux sur l’amour de Dieu. Et puis, rentrer dans les ordres aurait été peine perdue. Il n’avait pas l’âme d’un pédagogue, encore moins d’un contemplatif, mais l’idée de participer à étendre la foi chrétienne en nourrissant les brebis de Dieu lui paraissait comme une sorte d’hommage qu’il rendait à Mathilde. Il était cuisinier, jardinier, homme à tout faire au sein de la mission africaine. Ce choix lui convenait parfaitement.
Chaque jour, il mettait un peu de Mathilde dans ses gestes, si tant est que la détresse ne le submergeait pas. Au début, ce fut difficile. Pas une nuit ne se passait sans qu’il n’aille noyer son chagrin dans les bras accueillants d’une peau noire. Peu farouches, certaines femmes du village acceptaient volontiers les ardeurs de l’homme blanc, le seul qui se permettait de venir dans leur couche. Il ne cherchait pas seulement à répandre les paroles exotiques des hommes en soutane, lui. Ses caresses désespérées étaient appréciées. Lui, s’y perdait en imaginant chaque fois que c’était à Mathilde qu’il faisait l’amour. Elles, en échange, en plus de le consoler volontiers, prodiguaient à Guillaume leur art culinaire. Piler le manioc, sécher la viande, moudre de la farine de sorgho… Il apprenait d’elles comme il apprenait de Mathilde. Mais rien, ni un geste, ni une parole, ni même une attention particulière ne pouvait lui faire oublier son amour perdu. Tout ce qu’il faisait n’avait de sens que s’il le faisait en sa mémoire. Au début, en tous cas. Avec le temps, il oubliait un peu.
Les travaux de la Mission occupaient toutes ses journées. Pendant que les pères missionnaires prodiguaient la parole de Jésus aux indigènes, les sœurs soignaient et enseignaient les petits enfants et tentaient de donner une bonne éducation aux jeunes filles du village. Guillaume s’occupait de toute l’intendance. Cuisiner était bien sûr ce qu’il préférait. C’était comme s’il s’immergeait dans le souvenir de Mathilde en refaisant les gestes qu’ils avaient déjà faits ensemble. Pétrir la pâte, cuire un ragoût, plucher des légumes, faire le feu sous la marmite…
La saison des pluies se terminait. La terre était gorgée d’eau, les moustiques et autres insectes nuisibles pullulaient. Il fallait protéger les récoltes tant des moisissures que des voleurs à quatre pattes et même à mille. L’Afrique et ses joyeusetés quotidiennes…
Reprenant son souffle appuyé contre l’animal de trait, Guillaume observait l’étendue de ce qu’il restait à labourer. L’un soutenant l’autre et vis versa, ils étaient tous deux au bord de l’épuisement. Encore deux sillons et la tache serait remplie pour la journée. Chacun aurait droit ensuite à son repos mérité. Il encouragea donc sa bête d’une tape sur l’encolure et reprit position à l’arrière du soc pour pousser l’engin. D’un « Hue, cocotte ! » lancé avec conviction, la vachette se remit en marche avec lenteur.
Quand Guillaume revint à la Mission, le père Augustin et trois femmes du village s’affairaient déjà pour le repas. Il s’aspergea d’eau dans le bac servant à abreuver les animaux au milieu de la basse-cour. Il y trempa même la tête entière pour rincer ses longs cheveux bruns de la sueur poisseuse. Goûter ses bienfaits rafraîchissants était un soulagement. La petite vache de trait, débarrassée de son harnachement venait aussi s’abreuver au même endroit. D’un grand coup de tête, il rabattit ses cheveux trempés en arrière et les rassembla de nouveau avec un bout de toile.
- Bwana, dési’e-t-il boi’e de l’eau f’aîche ?
La jeune Félicie et son regard noir pétillant s’était approchée en lui tendant un gobelet, tout sourire. Son accent qui mangeait les « r » dans un français châtié avait tout de la rigoureuse éducation donnée par les religieuses. Mais, immanquablement, l’inévitable petit accent local que la jeune fille utilisait à merveille charmait l’homme de la Mission. Aujourd’hui, il faudrait bien plus qu’un minois souriant et une voix perlée pour attendrir Guillaume. Son humeur était taciturne. C’était connu de toute la maisonnée ; il y avait des jours où il était ouvert et disposé à toutes les facéties, d’autres où il se contentait d’exécuter sa tâche sans desserrer les dents de la journée.
Sans même la regarder ni prononcer un mot poli, il lui prit le gobelet des mains qu’il but d’un trait. Il le lui rendit, vide, et s’éloigna rapidement pour entrer s’occuper du foyer et de la marmite. Il était, depuis le début de l’installation de la mission, peu enclin à se contenter d’une nourriture pauvre que constituait le régime des missionnaires et des gens du village. Aussi, il avait constitué une masse d’ingrédients, de cultures et de complices aux alentours pour élaborer des mets bien plus raffinés que l’ordinaire. Surtout que le lieu se prêtait à quelques bonnes variétés de produits ; ses terres étant particulièrement fertiles en cette région. Donc, le plus souvent, il se débrouillait pour profiter d’une régalade. Aujourd’hui, c’était poulet aux arachides et aux patates douces. La bête plumée par les soins de la petite Félicie, trônait près du foyer sur un billot de bois côtoyant l’outil du forfait : la machette. La jeune fille avait compris au premier coup d’œil sur le jeune homme que ce n’était pas le jour pour plaisanter. À la façon dont il se servait de l’outil tranchant pour détailler l’animal, elle préféra s’effacer et mettre la table dans la cahute d’à côté.
C’était un simple abri de bois rectangulaire, surélevé des intempéries par de courts pilotis. Les murs faits d’un tressage savant de feuillages secs et épais retenaient les pluies diluviennes à l’extérieur. Une large porte était aménagée sur la partie Sud la plus longue permettant à tous d’entrer et sortir librement. Au centre de l’unique pièce, une immense table de vieil ébène, garnie de tabourets assortis à trois pieds pour une dizaine de convives. Les religieux tenaient à la modestie et aussi à la propreté. Rien d’ostentatoire ne venait pervertir le regard. Seul un crucifix de bois sculpté et peint fixé à la ferme d’un bout de la pièce la dominait de son corps de douleur. Juste en dessous se trouvait le siège du récitant. Ici, comme dans un couvent, l’on se nourrissait des paroles de Jésus-Christ plus encore que des plats de Guillaume, servis dans le silence.
L’homme, lui, préférait s’éclipser à l’extérieur à l’heure des repas, en compagnie de ses amantes glanées parmi les filles du village. Veuves ou femmes mariées dont le mari était trop absent, il profitait de leur disponibilité. Naïves et fascinées du Dieu des blancs, elles s’étaient mises au service de la mission, curieuses de nouveautés, libres dans leurs corps. Elles faisaient le désespoir des religieux et satisfaisaient les plaisirs charnels du « bwana ». Elles lui racontaient moult légendes locales. Il apprenait quelques mots dans la langue du pays. Il s’amusait de leur bonne humeur, goûtait de leurs appétits, se perdait dans les saveurs exotiques et, vainement, il oubliait Mathilde pour aussitôt la retrouver dans un geste, un sourire, une allure et même une assiette vide. Pas la sienne car il n’avait pas faim aujourd’hui. Depuis quelques temps, il perdait l’appétit. Son ventre lui faisait mal. De violentes migraines le rendaient de plus en plus irritable. Les jeunes filles ne s’en formalisaient pas. Présentes au gré de ses humeurs, elles restaient toujours dans ses bonnes grâces.
Le vicaire Simonin, lui, se désespérait de le voir sombrer sans réagir, sans une seule confession depuis leur départ de France. Guillaume filait un mauvais coton. En effet, ce dernier était resté secret sur son passé et ses souffrances. Il n’avait confié à personne son deuil de Mathilde. Plutôt mourir que d’avouer un tel amour ! La confession n’était rien d’autre pour lui qu’une mascarade servant à culpabiliser. N’ayant plus le sou pour une indulgence, il louvoyait pour éviter les invitations à la pénitence. Il estimait avoir perdu bien plus qu’une femme aimée. Tout un pan de son être était blessé à tout jamais. Aucun aveu ne saurait consoler son cœur. Le poids de son passé pesait sur ses épaules, chaque jour plus lourd que la veille. Impossible de les mettre à bas. Son chagrin intérieur lui donnait l’illusion d’exister, même un petit peu. Le seul choix de l’exil et de la mise au service ne suffisait pas à trouver le pardon. L’absence, le manque, la frustration remplissaient son être aussi sûrement qu’il avait aimé la religieuse. Secrètement. Ainsi le vivait-il.
L’homme de foi qui avait enjoint Guillaume de l’accompagner dans l’aventure estimait qu’il était de taille à supporter l’extrême exigence physique et spirituelle d’une entreprise africaine. Pourtant, les mois passants, il en était à se demander si son jugement n’était pas fondé sur un orgueil illusoire, un vernis qui, au fil du temps, se craquelait et laissait apparaître un homme brisé, dépourvu de tout espoir. Ou était-ce une révélation due aux épreuves du voyage ? Le prêtre avait beau montrer de la compassion envers lui, il se sentait démuni à l’aider, l’homme persistant au mutisme le plus complet.
Guillaume réprima un frisson. Ce n’était pourtant pas qu’il faisait froid. La fatigue le prit comme une chape plomb et il frotta ses bras croisés pour tenter vainement de se dynamiser. Le manque d’appétit, ces affreuses migraines qui le prenaient parfois, ajoutées à des sueurs intempestives, il préféra aller s’étendre pour le restant de l’après-midi. Il avait besoin de repos. Il lui suffisait de traverser la cour pour rejoindre sa cahute personnelle. Une autre des nombreuses petites habitations particulières faites de terre crue, de paille et un toit de chaume sans aucune ouverture sinon une porte oblongue fermée par un morceau de tissu. À l’intérieur, une simple natte surélevée du sol par un sommier d’une seule pièce de bois sur quatre pieds, une moustiquaire accrochée au-dessus, dans un coin, un coffre dans lequel il rangeait ses quelques affaires personnelles, une petite table et une chaise lui servait d’écritoire. Un chandelier d’étain posé sur un rondin de bois faisant office de table de chevet éclairait l’unique pièce.
Il s’étendit lourdement sur son lit sans rabattre la moustiquaire et tenta de dormir.
Son sommeil n’en étais pas un. Dans une semi torpeur, il revivait sa convalescence auprès de Mathilde. Son ventre le faisait de nouveau souffrir. Recroquevillé en fœtus au milieu de son lit, il suait abondamment. Une fièvre anéantissait toute sa maîtrise. Perdu entre ses multiples douleurs, il errait en esprit. D’un sourire d’amour à la vue de son ventre en sang, confondant un baiser et le tir d’une arbalète, le déchirement d’une chair meurtrie et la souffrance d’un amour perdu. Regrets, frustrations, griefs, manques, besoins, une foule de sentiments venaient le submerger par vagues, soulevant en lui des élans de chagrins que son orgueil retenait à l’intérieur de lui.
L’astre journalier déclinait à l’horizon sur le paisible village des missionnaires en rougissant plus encore les terres ocres et gorgées d’eau. Félicie était venue s’inquiéter de Guillaume. Ne l’ayant pas vu revenir de sa sieste quotidienne, elle avait entrebâillé le rideau de sa cahute en espérant, qui sait, une tendresse crapuleuse. Elle l’avait vu sur son lit, tremblant et recroquevillé sur lui-même. Elle s’était soudain inquiétée. Elle s’était penchée sur lui. Une main sur son front, l’avait senti brûlant. Il ne répondait pas à ses appels, perdu dans les méandres de délires naissants. Elle avait alors appelé les prêtres à l’aide. Le père Augustin vint à son chevet. Il constata que l’homme n’allait pas bien du tout. Ses tremblements étaient si forts qu’on eût pu dire qu’il était possédé par quelque démon. Il rassembla alors ses ouailles et ses collègues pour une prière commune. Le soutien de Dieu semblait absolument nécessaire. Ils prièrent pour Guillaume dans la petite chapelle ouverte aux quatre vents. Seuls plusieurs piliers tenaient le toit de chaume et le petit clocher garni d’un clocheton. Dessous, s’alignaient plusieurs bancs de bois devant un autel fait d’une grosse tranche de baobab sculpté. Le vicaire Simonin officiait spécialement pour leur cuisinier. Ils invoquaient Dieu de les aider à guérir Guillaume.
Le lendemain matin, l’état du jeune homme ne s’était pas amélioré. La petite Félicie l’avait veillé toute la nuit, nullement effrayée par l’impressionnante fièvre, lui épongeant le front et lui murmurant des mots doux dans sa langue natale. Elle l’avait recouvert d’une couverture jusqu’au menton pour ne pas qu’il ait froid. Au petit matin, ne voyant aucune évolution positive, elle avait rappelé le vicaire. La mine soucieuse qu’il avait affichée en voyant le malade délirer et trembler en disait long sur son inquiétude. On eut dit que le diable s’était emparé de Guillaume. Félicie fut soudain effrayée. Mais elle connaissait des gens du village capables de faire fuir les démons. Elle partit demander l’aide du marabout du village. Il connaissait les plantes contre la fièvre. Elle l’avait déjà vu faire.
Un homme d’un âge incertain vêtu d’un boubou blanc accepta de venir dans la cahute. Il examina Guillaume de près. Les gestes sûrs, le visage ridé au regard impassible, le marabout lui soulevait une paupière, posait sa paume sur le front, lui ouvrait la bouche sans ménagement, examinait sa langue, le basculait sur le dos pour lui palper le ventre, l’aine, les chevilles, revint poser le bout des doigts sur les carotides. Le jeune homme ne réagissait presque pas. Il aurait voulu protester, mais il en était incapable. Le marabout envoya Félicie chercher de l’eau bouillante. La petite revint rapidement avec ce qu’on lui demandait. Il y plongea des plantes et des poudres qu’il mélangea avec un bâton. Quelques minutes d’infusion et il préleva un gobelet qu’il fit boire à Guillaume en lui soulevant la tête. Gorgée après gorgée, doucement absorbées, il but tout le contenu. Satisfait, ayant rempli son office, l’impassible marabout confia à Félicie le soin de lui faire boire le reste sur tout le restant de la journée et s’en alla comme il était venu.
Ce n’était pas du tout du goût des missionnaires.
En fin de journée, alors que Félicie lui avait consciencieusement administré toute la potion, que les prêtres, malgré leurs prières redoublées, reprochèrent à la jeune fille de n’avoir pas fait appel à Dieu plutôt qu’à ce vieux superstitieux, Guillaume ouvrit de nouveau les yeux et reprit connaissance. Chacun, pourtant, se félicita d’avoir contribué à son rétablissement à sa manière. Le jeune homme crut bien avoir été piétiné par un troupeau de zébus tant son corps était douloureux de courbatures. Mais, seul lui importait d’en avoir fini avec ces horribles cauchemars épouvantables. Une bonne nuit de sommeil enfin reposante et il n’y parut presque plus.
Le lendemain matin, Guillaume revint à la cuisine, lavé, la joue fraîche, un sourire ravageur aux lèvres et un appétit de lion. Il se régala de pain de sorgho, de fromage, de viande séchée et de poulet aux arachides qu’il engloutissait avec gourmandise. La vie avait du bon quand on a eu craint la perdre quelques heures auparavant ! La petite Félicie s’était endormie de fatigue dans un coin de la cuisine, roulée en boule sur un tas de paille. Il la regardait, attendri, tout en mordant à belles dents dans une banane.
Le père Augustin, l’assistant à la cuisine, gardait désormais une distance respectable et tenait au jeune homme un langage soupçonneux. Cette bonne humeur ne lui disait rien qui vaille. Guillaume ne lui en tenait pas rigueur et touillait quand même sa marmite en chantonnant, lui lançant qu’il devrait plutôt se détendre au lieu d’envisager le pire. Le jeune curé, un peu naïf et bien enseigné du dogme chrétien, ne pouvait se départir de ce qu’il avait vu la veille ; un homme possédé par le démon. De plus, un marabout était venu à son chevet et lui avait probablement demandé de signer un pacte. C’était pour ça qu’aujourd’hui Guillaume avait l’œil brillant et la dent carnassière. L’entrain qu’il mettait à tisonner le feu le rassurait encore moins. Pire ! Il craignait un appel direct des enfers.
Mais les jours qui suivirent n’annoncèrent rien d’infernal. Guillaume était pareil à lui-même, ni plus ni moins. Parfois taciturne, parfois facétieux. La pauvre petite vache de trait, elle, venait de mourir. Malade. Elle s’était endormie debout, ne se nourrissant plus… morte de sommeil, une plaie purulente sur l’échine. La Mission dû donc racheter un animal de trait, plus fort cette fois. Un bœuf, qu’ils payèrent un bon prix au chef du village d’à côté, en profitant pour les enjoindre de venir prier à la messe du dimanche dans leur petite chapelle. L’homme à la peau noire, grimé et armé d’une lance, avait ricané au nez du vicaire. Mais il s’était tout de même présenté au rendez-vous, curieux. Ces hommes blancs en robe noire étaient d’un exotisme très amusant.
Ainsi, la vie se déroulait aussi sereine que possible au sein de la mission en cette fin de saison des pluies. Guillaume se savait pourtant en sursis. La fièvre de la dernière fois lui avait fait prendre conscience qu’il n’était pas fait pour vivre vieux. Ses délires avaient laissé des traces et son intuition lui murmurait des airs de messe funèbre. Il avait donc décidé de vivre au jour le jour, de profiter de chaque instant et de soulager quelques confessions auprès du vicaire. C’est ainsi qu’il confia son inclination pour Mathilde et son deuil. L’ecclésiastique éprouva quelque compassion et lui imposa plusieurs actes de contrition. Au début, Guillaume les accepta de bon gré, mais il les évinça bien vite, estimant qu’il saurait se faire pardonner de Dieu à l’heure du jugement dernier. La vie était bien trop courte pour s’encombrer de remords et de culpabilités. Ainsi le voyait-il.
Des patates douces poussaient dans la parcelle qu’il avait labouré quelques semaines auparavant. Celle d’à côté avait du blé mûr qu’il fallait moissonner. Le soleil dardait de chaleur étouffante, désormais. Le travail ne manquait pas et le jeune homme ne comptait pas sa peine. Jusqu’au jour où la fièvre le reprit.
Sournoise et violente, elle ne lui laissa pas le temps de rejoindre sa cahute. Il s’éloigna du champ et disparut aux yeux des moissonneurs derrière un baobab pour laisser à ses entrailles le loisir de le retourner comme une chaussette. Une chaleur insoutenable pulsait dans ses veines, le faisait bouillir et trembler sans aucun contrôle. Il s’écroula à même le sol, sans qu’il ne puisse émettre un seul appel au secours, ses forces l’ayant littéralement abandonnées en même temps que ses tripes. Il perdit toute notion de temps et d’espace. La douleur et l’humiliation étaient si fortes qu’il n’avait plus conscience que des hurlements intérieurs de son corps. Il ne lui appartenait plus. Il ne le contrôlait plus, comme rendu à sa propre fantaisie… macabre fantaisie. Il était devenu livide, comme vidé de sa substance. Il n’avait plus d’énergie, plus de force. Il brûlait de l’intérieur.
Il perdit connaissance.
À son chevet, tous tentaient de le sauver. Mais la fièvre et les croyances en avaient décidé autrement. Qui, tentait de lui donner à boire des plantes infusées, mais au bout de trois jours de fièvre intense, Guillaume n’avait même plus le réflexe de déglutir. Qui, invoquait Dieu pour exorciser à coup de prières et de crucifix sur le front le Diable qui avait pris possession de son être. Qui, interdisait quiconque n’était pas chrétien de s’approcher de peur d’une autre contamination infernale. Rien ne semblait le soulager. Toutes tentatives étaient devenues vaines.
Au début, dans ses délires enfiévrés, fusait le prénom de Mathilde. Ses rares éclairs de conscience lui permettaient de prier le Seigneur de l’emmener la rejoindre. D’une voix souffreteuse qui sourdait la détermination, il jurait qu’il ne l’abandonnerai jamais et l’aimait pour l’éternité. Félicie, démunie et impressionnée devant ce corps de douleur, avait été sommée de s’occuper d’autre chose. Les religieuses s’affairaient autour de lui, diffusant des encens, fumigeant la pièce pour la purifier des miasmes diaboliques. Le vicaire et les curés se relayaient jour et nuit pour prier Dieu et tenter sans succès d’extraire le Malin de son corps convulsé. Désormais, après deux jours et deux nuits de fièvre intense, amaigri, vidé de ses substances, Guillaume sombra définitivement dans l’inconscience. Son corps au repos sous une vaine couverture, le cœur encore battant, il ne lui restait plus qu’un filet de vie palpitant dans sa poitrine. Le vicaire s’employa, alors, à lui donner l’extrême onction. Le démon semblait avoir vidé les lieux. Mais, avait-il emporté avec lui une part du jeune homme ? L’homme de Dieu se raccrochait encore au fil ténu qui gardait cette vie attachée à son corps pour le bénir et pardonner tous ses pêchés. Il le recommanda au Seigneur de l’avoir en sa pitié et de le prendre sous sa protection, qu’il lui permette de trouver grâce auprès de Lui. Il signa son front et pria encore, les mains jointes qui serraient son chapelet. Un instant plus tard, il vérifia de deux doigts sur la carotide.
Guillaume n’était plus.
Encore une fois, j’ai énormément apprécié tous les détails que tu donnes, ça me donnait l’impression d’y être, et c’était introduit de façon très subtile, ça vient naturellement, il n’y a vraiment aucune explication superfétatoire, bref, c’est très bien écrit (et j’aime vraiment tes descriptions qui s’agencent et sont bien formulées… j’ai adoré la description des cases !). Je voyais vraiment le jaune et le bleu dans l’atmosphère qui grésille, dans un contexte quand même très différent de celui du couvent, mais on trouve le même ton de l’histoire qui fait qu’on n’est pas perdu :)
Bon, maintenant que l’histoire de Guillaume et Mathilde est terminée ( :’( ), j’attends avec impatience de voir dans quelle mesure les deux histoires se télescopent !
Il ne pouvait en être autrement, hélas, tu l'as bien compris. L'avenir de Solenne et Léo s'est gravé à partir de cette époque. J'espère que la suite te plaira.
à très vite...
ça me rappelle un pote (toujours pas vraiment sortie d'affaire d'ailleurs) tombée dans une mare où s'amusaient des singes sur l'île de la réunion, il a attrapé je sais plus qu'elle saloperie qui vit dans ses intestincs et qui s'est réveillé des années après. Il est malade de la sorte par cycle et les medecins d'ici peut habitué a se genre de problème ont mis un bon moment à comprendre. (je raconte my life)
Bon comme prévu il a fait de la cuisine, je n'imaginais pas l'Afrique par contre, c'est original.
Oui, Guillaume fait de la cuisine et j'ai suivi logiquement les motivations ecclésiastiques de l'époque où les missionnaire partaient évangéliser "ces pauvres diables d'africains".
"morte de sommeil" : pas plutôt de fatigue non ? ou alors morte pendant son sommeil ? (beaucoup de peine pour la petite vache moi figure toi... déjà que la suite n'est pas gaie...)
Le soleil dardait de chaleur étouffante : darder signifie lancer ou jeter, ici des rayons je suppose, mais du coup il me semble que la phrase est à revoir .
Voilà pour les petites choses qui m'ont interpelée.
Dis donc tu connais bien l'afrique toi ! et les habitudes et la nourriture....
Globalement sur ce chapitre rien a redire encore une fois. L'histoire coule bien (juste quelques descriptions qui pourraient, selon moi, être raccourcies sur les lieux, car ici on s'attache plus à ce qui se passe).
Le manque de dialogue nous permet de vivre ça de l'intérieur, sans détachement, mais avec une certaine fatalité (du moins c'est ce que j'ai ressenti)
La maladie et la souffrance de guillaume me semblent très réalistes, et surtout sa souffrance morale.
Je me doutais un peu que Guillaume ne vivrait pas longtemps, tu fais très bien passé son manque d'envie de vivre, néanmoins je ne peux m'empêcher de ressentir beaucoup trisesse vis à vis de ce beau garçon plein de qualités. En même temps pour la suite du roman, sa mort est probalement nécessaire... (sinon pas de chef cuisinier pour Solène...)mais tout de même, on s'attache ...
Berf un chapitre pas très gai du coup, je vais voir si la suite est plus optimiste (moi qui était venu ici pour me changer la tête... mais bon, tu n'y peux rien et malgré tout, je me suis retrouvée en afrique devant un bon poulet aux arachides, ce qui n'est délà pas si mal.
Ah ! j'oubliais ! Ta vision des religieux et des marabouts me convient tout à fait !!!!!!!!!!!!!!
"Mercenaire à la solde Gonzague " ---> de Gonzague, non?
DE QUOI ?? Guillaume qui meurt? … maintenant qu'il est rayé de la carte, je me rends compte que, ben finalement c'était le personnage auquel je m'étais le plus attachée (bon. Même si j'aime bien Léo aussi. Dilemme.). Sa décision de partir en Afrique était déjà une petite mort en soi, puisqu'il s'était vu plus ou moins chassé de chez lui. Il avait peut-être espéré échapper au souvenir de Mathilde et à son passé de mousquetaire aussi mais ... visiblement, ça a pas marché. Pauvre Guillaume. Il n'y a que la tristesse à l'état pur pour transformer quelqu'un comme ça. Une tristesse qu'il a voulu garder pour lui parce qu'il la sentait si vraie, qu'elle se suffisait à elle-même en quelque-sorte, elle n'avait pas besoin de se partager avec l'extérieur. Eeeeefin, dans tous les cas c'est comme ça que j'ai ressenti ce chapitre. Il a tout de même fini par confesser son histoire mais je pense qu'il l'a fait uniquement par acquit de conscience, parce qu'il sentait sa fin proche et que, voilà, on se confesse avant de mourir quand on est missionnaire. Autrement il aurait peut-être tout gardé pour lui encore longtemps. Hum :'(
Arg, oui, ce chapitre m'a émue, oui ^^'
Oui, je sais, tout le monde meurt, c'est la cata. Je suis aussi de celle qui aime bien martyriser ses personnages, histoire qu'ils en bavent un bon coup, juste pour bien faire ma méchante. Mais ne t'en fais pas, il y a de bonnes choses aussi dans cette histoire. Tu sais, moi aussi, je l'aime beaucoup, Guillaume, faut pas croire. En plus, ce que tu dis sur lui est très beau et très émouvant. C'est tout à fait juste, aussi. Il a fini par se confesser parce qu'il voulait laisser une trace de son amour en ce monde, histoire de le faire perdurer aussi ; le poser dans la matière pour le rendre plus fort. Parce qu'il n'a jamais pu se résoudre à oublier. C'était bien trop important pour lui, au point que tout le reste de sa vie n'avait plus aucune importance. Tout a tout à fait bien vu et cerné le personnage, Jam'.
Merci d'être passée et d'avoir commenté. C'est un plaisir encore renouvelé de te trouver ici pour partager tes impressions très fines et justes.
Biz Vef'
C'était un chapitre très triste, mais en même temps très beau dans sa description de l'Afrique et de cet homme seul dans un décor insolite. Dommage pour Guillaume et Mathilde, j'aurai aimé les connaître plus longtemps. Mais bon, retrouver Solenne et Leo est aussi un grand plaisir... ^^
Oui, c'est un chapitre très triste, que j'ai abordé sous différents angles et qui m'a valu de me renseigner sur l'Afrique du 17e siècle, des usages et croyances des missionnaires, des ingrédients qu'on utilisait là-bas à cette époque et aussi bien sûr des différents symptômes du paludisme, maladie à laquelle Guillaume succombe. J'espère donc avoir rendu l'atmosphère qui convenait à ce chapitre.
Tu n'es aussi pas la seule à trouver Guillaume et Mathilde attachants et leur histoire trop courte. J'envisage dans une deuxième réécriture d'introduire un chapitre supplémentaire pour eux. Je le ferai une fois que j'aurai bouclé la fin. Ne t'inquiète pas, mon assiduité et les encouragements que je reçois des plumes ne me feront pas lâcher cette histoire de sitôt.
Merci, Keina. Biz Vef'
Loin de moi l'idée de te voir déprimée, c'est vrai, et je suis bien gênée au regard de ta bouille à la fin de ce chapitre. Je sais bien que ce n'était pas fait pour être gai, malheureusement. Et il ne pouvait en être autrement.
Je suis quand même contente que ces descriptions t'aies plu. J'y ai apporté un soin particuliers et ait encore étudié l'époque, les usages, le pays pour être le plus cohérente possible. Guillaume vit ses derniers instants, tout entier tourné vers son amour perdu. En toute logique, il agit et fait ce qui lui rappelle le mieux son engagement de mousquetaire et son amour pour Mathilde ; la cuisine.
En effet, désormais, on va rester du côté de Solenne. Pourtant, le passé se rappellera bien souvent à elle, tu verra.
Ne t'excuse pas pour un court commentaire, voyons ! Il m'est précieux autant qu'un long, car il veut dire que ma fiction n'est pas aussi négligeable que je pourrai le croire. A ce titre, au contraire, je t'en remercie chaleureusement.
Je file répondre à tes autres commentaires.
Biz Vef'
Ca ne m'a pas empêché d'adorer ce chapitre. Déjà parce que j'apprécie la façon dont il évite toutes les facilités : tu y affrontes en face la douleur physique et morale jusqu'au point culminant, sans ellipse ni complaisance. La narration est d'ailleurs très bien maîtrisée, j'approuve ton choix de ne pas avoir recouru aux dialogues. Curieusement, ça ne m'a pas donné plus de distance par rapport au sujet difficile de ce chapitre, mais ça l'a rendu au contraire plus... comment dire... "intérieur". Je trouve qu'on est ainsi complètement immergé dans Guillaume et les autres personnages nous apparaissent comme des présences floues et bienveillantes (surtout les femmes ^^), mais lointaines : seule Mathilde occupe le premier-plan.
Et puis ce chapitre nous apprend une autre chose essentielle : Guillaume, pour se rapproche de son amour perdu, s'est initié aux arts culinaires, en Afrique. Le rapprochement avec Léo devient cette fois évident : la cuisine, le bateau de croisière, l'aura malsaine autour du foie,... Tout se recoupe !
Donc, l'aternance entre narration au passé et narration au présent est terminée ? Le restant de l'histoire se passera désormais à l'époque de Solenne ? Je suis curieuse de voir où ça va mener... pas plus tard que tout de suite ^^ Je file lire le chapitre suivant !
Alors, oui, ce chapitre a finalement donné l'effet escompté ; douleur et tristesse. Le style sans dialogue est aussi un bon choix pour toi. C'est vrai que ça le rend plus "intérieur". Je crois que ta qualification est juste. Je suis vraiment très contente de ton retour, car, c'est vraiment ce que je voulais obtenir du point de vue des personnages ; ceux qui entourent Guiilaume ne sont finalement qu'en filigrane et seulement de passage dans l'histoire.
Ensuite, en effet, tu as bien trouvé l'effet de rapprochement avec Léo. Je me demande même si ce n'est pas trop facile... mais bon... je n'ai pas non plus la prétention de vouloir faire une histoire compliquée. Le message doit justement ne pas plonger le lecteur dans la confusion. Peut-être qu'en deuxième réécriture, j'aviserai...
Et oui, Cricri, c'est le dernier chapitre qui concerne le passé. La suite se déroulera du temps de Solenne et elle n'a pas fini d'en voir de toutes les couleurs au fond de sa casserole !!!
Alors, je file répondre à ton commentaire suivant. Sus au temps d'aujourd'hui !!!
Et pour le dialogue, tu as bien de ne pas en mettre. Ca aurait tout gâché, et freiné l'intensité du chapitre. :)
(Peut-on espérer que Solenne et Leo ne meurent pas aussi vite dans le futur...)
Malgré cela, ton commentaire me touche beaucoup, car je sais qu'il reflète avec peu de mots beaucoup d'émotions. Avec toi, mon objectif a été atteint. Et je te remercie sincèrement.
Rassures-toi pour Solenne et Léo, ça ne se passera pas pareil. Oui, bon, d'accord, je ne peux promettre que ce sera tout en douceur, mais l'issue sera tout autre. Voilà. C'est tout ce que je peux te dire pour l'instant.
Gros poutous, ma chère Clo.
Vef'