Chapitre 9 : Et dans dix ans de ça ?
Huit mois plus tard.
Le Sommet – An 2711 – Le 31 décembre, un peu avant 17 h 00.
C’était le réveillon, et ce soir-là, Solène quitterait le Sommet pour assister à une fête donnée par la marquise Borschla, dont la renommée pour les réceptions affriolantes qu’elle donnait n’était plus à faire. Thibault observait les robes entre lesquelles Solène hésitait encore, et finit par en désigner une.
— Vraiment ? fit-elle, dubitative. Je risque d’avoir chaud, non ?
— C’est l’hiver, tu sais ?
— Je ne vais pas passer la soirée dans le jardin… Que penses-tu de la verte ?
La robe verte, au décolleté plongeant. Il fronça le nez.
— Non non, vraiment, la rose est mieux. Ça te donnera un air plus distingué.
Solène le jaugea un instant du regard, puis attrapa une troisième robe, d’un bleu nuit.
— Je vais partir sur celle-ci.
Toujours mieux que la verte. Il haussa les épaules, mais avant qu’il n’ait pu répondre, on toqua à la porte.
— Peux-tu aller me chercher les bijoux, Thibault ? demanda-t-elle. Entrez !
Thibault se hâta en direction du boudoir accolé à la chambre. Il commençait à fouiller dans les placards quand il entendit la voix d’Ajax s’élever dans la pièce voisine.
— Maîtresse Solène ? Puis-je avoir un mot ?
— Bien sûr Ajax, qu’y a-t-il ?
— C’est au sujet de Rebecca… de Maîtresse Rebecca.
Il y eut un bref silence pendant lequel Thibault en profita pour s’approcher de la porte.
— Oui ?
— Eh bien, au sujet de ce soir… Serait-il possible qu’elle reste ici ?
— Oh, est-elle souffrante ?
— Non… Mais je suis inquiet à l’idée qu’elle aille là-bas. Vous connaissez comme moi la réputation de la marquise… Je crois que c’est le type de soirée qu’il lui vaudrait mieux éviter pour le moment. Elle tient si bien depuis quelques temps… Aussi, je me demandais si vous accepteriez…
Solène soupira.
— Parce que tu crois qu’elle m’écouterait mieux ?
— Je pense que ça mérite que vous essayiez de lui parler. Je n’ai jamais réussi à la raisonner sur ce sujet. C’est vous qui l’avez aidée à réduire sa consommation après ce qu’il s’est produit à votre anniversaire…
Solène laissa échapper un nouveau long soupir.
— Bien… D’accord, je viendrai dès que je serai prête.
— Je vous remercie.
Un silence suivi d’un bruit de pas indiqua à Thibault qu’Ajax s’était retiré. Il retourna dans la pièce et Solène lui jeta un regard étonné.
— Mes bijoux ?
Thibault cligna des yeux et eut un sourire penaud avant de retourner dans le boudoir. Il prit l’immense coffret contenant les bijoux de l’impératrice et regagna la chambre.
— Tiens, peux-tu mettre les informations ? Je crois qu’ils vont repasser les images de ma célébration d’anniversaire…
Elle lui tendit sa page et Thibault actionna le petit objet.
« … question est sur toutes les lèvres, la baronne Mariah Gatigny sera-t-elle présente ou non chez la marquise Borschla en ce soir de réveillon ? Osera-t-elle se présenter au bras de monsieur Léonidas, après le scandale… »
Thibault écouta le journal d’une oreille faussement distraite ; il avait suivi l’histoire qu’on mentionnait avec exaltation, notamment parce que Solène s’était elle-même passionnée pour ce sordide fait divers. La baronne avait abandonné époux et enfants pour vivre à la pleine lumière son idylle avec Simon Léonidas, un richissime héritier, et les deux vivaient désormais presque au ban de la société, tout en étant mis continuellement sur le devant de la scène par les tabloïds. Une romance à faire rêver les jeunes filles, comme avait sarcastiquement fait remarquer Gabi, un jour qu’il était tombé sur Thibault en train de lire un nouvel article au sujet du scandale. Depuis, il prenait bien garde à se cacher de son ami à chaque fois qu’il suivait l’avancée de l’histoire.
— Monte le son s’il te plaît.
— Tu me raconteras s’ils sont venus ?
Solène eut un léger rire et lui promit qu’elle lui ferait un rapport complet. Thibault ne put néanmoins ignorer la légère déception qui l’envahissait. Il aurait aimé pouvoir la suivre à la soirée, mais elle ne le lui avait pas proposé. En fait, elle ne le proposait jamais. Depuis qu’elle avait célébré son dix-huitième anniversaire, elle quittait régulièrement le Sommet, invitée semaine après semaine chez la noblesse du Deuxième, et Thibault ne pouvait que la regarder s’éloigner de lui.
Il monta le son de l’appareil et le posa sur une table de chevet avant de se pencher sur les deux paires de boucles d’oreilles que Solène lui montrait à présent.
« … Marie Conie, jeune lycéenne du Troisième, aurait réussi à ramener à la vie un paulownia, plante de l’autre monde aujourd’hui disparue. Ses vertus particulièrement… »
— Les diamants. Avec cette robe, ils seront parfaits, suggéra Thibault.
Solène hocha la tête et les passa à ses oreilles.
— Rebecca ne t’accompagnera pas, alors ? reprit-il.
L’impératrice soupira.
— C’est peut-être mieux comme ça. C’est le réveillon et je ne veux pas non plus qu’elle se laisse tenter. Elle tient si bien depuis quelques mois, comme dit Ajax…
Thibault opina du chef. Solène imputait son déchaînement contre Max à l’alcool. Peut-être était-ce partiellement vrai, mais il n’était pas certain que cela suffisait à pardonner les faits. Max avait mis des semaines à se remettre des sévices qu’elle lui avait infligés, et elle n’avait pas présenté un début d’excuse aux autres pour la manière dont elle les avait traités. Peut-être à Gabriel, parce qu’après ça elle l’avait grandement accaparé, mais pas aux autres en tout cas.
« … excellente année pour la famille Clairciel, dont les parts de marché ont largement augmenté. Elle se trouve désormais sur la seconde marche du podium des entreprises les plus rentables de Délos, juste derrière la famille Rodweil… »
On frappa de nouveau à la porte.
— Entrez, indiqua Solène d’une voix lasse.
Thibault se tourna vers la porte et eut la surprise de découvrir Gabriel dans l’encadrement. Il haussa un sourcil, et quand le garçon aux yeux vairons croisa son regard, il parut tout aussi étonné.
— Gabriel ? fit Solène, également stupéfaite. Que veux-tu ?
— Euh…
Il jeta un regard embarrassé vers Thibault.
— C’est au sujet de Rebecca ? demanda Solène.
— Euh. Oui. Maîtresse Rebecca.
— Ajax est déjà venu me voir, sois tranquille, je ne vais pas tarder à aller lui parler.
— Je vois. Je… Je ne vous dérange pas plus alors.
Il s’inclina et partit aussitôt.
— Tu devrais filer aussi Thibault. Je vais finir de m’habiller. Je vous rejoins au salon Marie-Pervenche dès que j’aurai vu Rebecca, peux-tu y rassembler les autres ?
Thibault ne l’écoutait plus qu’à moitié. Il avait vaguement l’impression que Gabriel n’avait pas osé parler devant lui. Il se tourna vers elle, et, constatant son expression insistante, lui sourit et s’inclina avant de quitter ses appartements.
Dans le couloir, il aperçut Gabriel au loin et courut pour le rattraper.
— Gabi !
Ce dernier fit volte-face et l’attendit.
— Ça va ? Qu’est-ce que tu faisais là ?
— Rien, je voulais juste savoir si Rebecca partait ou non.
Thibault le dévisagea. Gabriel avait parlé sur un ton dégagé, et il songea qu’il avait peut-être surinterprété la réaction de son ami.
— D’accord. Tu peux m’aider à rassembler tout le monde ? On doit se rendre au salon Marie-Pervenche pour y attendre Solène, elle veut nous voir avant de partir.
— Vas-y sans moi, je dois passer voir Rebecca.
— Tu n’étais pas avec elle juste avant ?
— Non.
Il ne s’étendit pas davantage et accéléra le pas. Thibault haussa les sourcils. Gabriel semblait d’humeur étrange. Finalement, il le quitta, se mettant en quête des autres esclaves d’honneur, songeant qu’il reviendrait plus tard à ce comportement si particulier.
***
Tobias et les esclaves d’honneur étaient arrivés les premiers sur place. Ils furent ensuite rejoints par Rebecca, laquelle avait la mine sombre, Ajax, qui arborait un air plutôt satisfait, et Gabriel et son habituelle expression neutre. Solène arriva en dernier sur les lieux. Elle était sur le départ, et sans préambule, se râcla la gorge pour attirer l’attention du groupe.
— Bien, je vous demande votre attention pour une raison toute particulière, qui est la suivante.
Elle hésita. Elle n’avait pas l’air de savoir comment aborder le sujet qu’elle avait en tête.
— Comme vous le savez, reprit-elle, monsieur Lheureux partira en retraite cette année, dans six mois environ.
Thibault l’ignorait, mais il hocha la tête d’un air entendu, comme les autres.
— Et cette année également, notre cher Tobias terminera son service.
Elle parut analyser le visage de l’intéressé, qui avait légèrement rougi. Il eut ensuite un petit sourire, et Solène vint s’assoir à la place libre à côté de lui.
— Tobias, dans trois mois, tu dois nous quitter. Je ne te mentirai pas en te disant que ça m’est égal, parce que tu as été d’une aide incroyable pendant ces dix dernières années. Aussi, je ne vois personne d’autre à qui je pourrais faire une telle proposition…
Tobias entrouvrit la bouche, l’air stupéfait.
— Maîtresse Solène…
— Voudrais-tu prendre sa place, Tobias ? demanda-t-elle alors avec un immense sourire. Voudrais-tu devenir le prochain majordome en chef du palais ?
Thibault sentit une certaine excitation le parcourir. Comme la plupart des habitants du Sommet, il adorait Tobias. Sans nul doute obsédé par la fonction de représentant des esclaves qu’il occupait au palais, il cumulait en plus de nombreuses missions qui n’auraient traditionnellement pas dû être confiées à un esclave. Mais au Sommet, il était communément admis que Tobias était la rigueur personnifiée… Et au-delà de ça, il était également réputé pour sa gentillesse et son écoute. Il était proche de l’impératrice elle-même, qui s’appuyait volontiers sur lui pour toutes sortes de demandes, et respecté de ses paires toutes castes confondues : les serviteurs libres se tournaient autant vers lui que les esclaves, comme s’ils avaient oublié que Tobias n’était pas l’un des leurs. Le fait que ces dernières années, monsieur Lheureux se soit souvent reposé sur lui jouait sûrement dans la vision grandie qu’on avait de l’esclave en chef.
Thibault observa ses joues rosies, son expression gênée… et sentit bientôt son enthousiasme vaciller. Ce qu’il avait d’abord interprété comme de l’humilité semblait peu à peu prendre une autre forme.
— Maîtresse Solène, ce serait un grand honneur mais…
Thibault ressentit une pointe de déception en même temps qu’un silence pesant tombait sur la pièce. Solène haussa les sourcils, puis se mordit la lèvre et jeta un regard autour d’elle. Devant les expressions embarrassées des autres, elle devait regretter de ne pas avoir fait sa demande à Tobias en privé. Thibault reporta son attention sur son mentor, qui baissait à présent les yeux.
— Prends le temps d’y réfléchir, indiqua Solène en posant une main sur la sienne.
Thibault imaginait sans mal qu’elle s’était attendue à davantage d’enthousiasme et devinait ce qu’elle pouvait ressentir.
— Maîtresse Solène, reprit alors Tobias avec douceur. Je suis sincèrement honoré, et très touché à l’idée que vous ayez pensé à moi. Pour autant… Je n’ai pas vu les miens depuis dix ans. On m’attend, chez moi…
Il garda les yeux rivés sur la main de Solène posée sur la sienne. Elle la lui pressa alors doucement.
— Oh Tobias… Je suis vraiment désolée, j’aurais dû y penser… Mais comprends bien que tu ne serais plus esclave ! Tu pourras les voir quand tu veux et… prendre des vacances et… Les voir autant que tu le voudras !
Elle se leva brusquement.
— N’en parlons plus ce soir ! Tu viendras me voir à mon retour demain, nous en discuterons plus longuement. Mais je ne veux pas entendre ta réponse tout de suite. Je veux que tu prennes tout le temps qu’il te faudra pour y réfléchir. Je préfère attendre six mois et avoir la bonne réponse, plutôt que tu me refuses cela tout de suite. Est-ce entendu ?
Tobias ouvrit des yeux étonnés, puis s’autorisa un sourire. Il hocha finalement la tête.
Thibault observait son visage, ne sachant plus que penser de sa réaction. Une certaine tristesse se lisait dans ses traits.
Les siens l’attendaient ? Thibault eut une vague pensée pour Max, dans la même situation. N’y avait-il donc que lui qui ne manquait à personne à l’extérieur ? Non, il y avait au moins Gabriel dans le même cas que lui. Il jeta un regard à son ami, assis à côté d’Ajax qui lui chuchotait à l’oreille. Gabriel n’avait personne non plus à l’extérieur. Il se demandait ce qu’ils feraient, tous deux, lorsqu’ils arriveraient à la fin de leur peine. Peut-être que lui-même aurait immédiatement bondi sur la proposition de Solène, et qu’il serait resté la servir sans l’ombre d’une hésitation. Pas Tobias, alors qu’il était pourtant l’un des serviteurs les plus dévoués de l’impératrice.
***
— Il a un fils.
Thibault manqua d’échapper la bouteille de vin qu’il tenait dans ses mains.
Solène était partie à vingt heures pour rejoindre la fête de la marquise Borschla, et les esclaves d’honneur avaient décidé de continuer les festivités dans le petit salon situé au bout de l’aile qui leur était attribuée. Ils s’étaient séparés en petits groupes pour récupérer le nécessaire à une soirée réussie, et Thibault avait suivi Gabi jusqu’à la cave à laquelle Solène leur avait donné la permission d’accéder.
Il dévisagea son ami.
— Un fils ? répéta-t-il.
— Oui, il est marié et il a un fils.
— Tobias ?
— Non, mon cousin André.
Gabi lui lança un regard chargé d’ironie.
— Bien sûr Tobias.
— Comment tu le sais ? Ajax te l’a dit ?
— Oui.
— Pourquoi ne me l’as-tu jamais répété ?
Gabriel haussa les épaules.
— Parce que c’est privé, et que tu es une vraie commère ?
La pique atteignit Thibault en plein cœur.
— Je ne suis pas une commère ! s’agaça-t-il.
Gabriel leva les yeux au ciel mais n’ajouta rien. Thibault se força alors à laisser son égo blessé de côté. Entre faire la tête à Gabriel ou satisfaire sa curiosité, il fallait faire un choix.
— Il a quel âge, Tobias ? Je n’aurais pas imaginé qu’il ait déjà un enfant…
— Je crois qu’il a trente-deux ou trente-trois ans. Le gosse avait un an à peine quand il est devenu esclave.
— Dur… reconnut Thibault. C’est pour ça qu’il ne veut pas rester ? Tu sais comment il est arrivé ici ?
— J’imagine. D’après ce qu’Ajax m’a dit, quand ils ont eu un enfant, sa femme et lui, ils ont voulu quitter le Cinquième et rejoindre le Quatrième. Ils ont dû emprunter pas mal d’argent pour obtenir le passeport, seulement, Tobias n’a pas réussi à retrouver de travail une fois en haut. Les gens sont comme ça, ils n’aiment pas voir les autres s’élever… Pour se sentir plus haut, il faut que d’autres soient plus bas, automatiquement. Finalement au bout de quelques mois, ils n’avaient plus d’économies et ne pouvaient même plus s’offrir le billet de retour pour le Cinquième. Ils se sont retrouvés criblés de dettes… Et avant qu’il ne soit trop tard, Tobias s’est lui-même constitué esclave. Ça a au moins permis à sa femme de retourner au Cinquième avec un peu d’argent de côté.
Thibault ne sut que répondre et resta pensif. Il n’aurait jamais pu deviner l’histoire de son mentor, et se sentit soudainement très mal à l’aise. Si Solène avait su, elle aurait très certainement…
— Ne le répète pas à la peste, continua Gabriel comme s’il pouvait lire le fil de ses pensées. C’est à lui de décider s’il veut entrer dans les détails avec elle, pas à toi de dire quoi que ce soit. Tu n’es pas censé être au courant, d’accord ?
— Mais si elle savait ça, elle pourrait trouver un arrangement pour…
— T’est-il venu à l’esprit qu’il pouvait aussi simplement vouloir retourner à une vie tranquille auprès des siens ? Tobias est quelqu’un de bien, et il a servi Solène avec dévotion pendant dix ans. Peut-être veut-il tourner la page à présent ?
— Il n’est pas malheureux ici, alors peut-être que…
— Thibault… soupira Gabriel. Je comprends, tu l’apprécies beaucoup. Moi aussi. Tout le monde aime Tobias. Mais peut-être bien que sa femme l’aime aussi et que son fils ne demande qu’à l’aimer. Tu ne crois pas ?
Thibault ne sut quoi répondre. Il ressentit une pointe de honte en comprenant que ses considérations étaient bien égoïstes et capitula.
— Bon, d’accord. Mais arrête d’appeler Solène « la peste ».
Gabi eut un sourire et opina du chef. Ils avaient empilé une dizaine de bouteilles, et, portant chacun une anse du panier d’osier les rassemblant, entreprirent de remonter à leur salon.
***
— Ouiiii ! s’écria Théo en les voyant arriver.
Thibault eut un vague sourire. Ses pensées étaient encore tournées vers Tobias, qui s’était retiré dans ses appartements plutôt que de les suivre à la fête. Pour mieux résister à l’envie de boire, Rebecca était partie se coucher tôt. Ajax, lui, s’était volatilisé. Thibault supposa qu’il était parti rejoindre les appartements privés de la grande-duchesse, et tous les autres pensaient probablement la même chose, mais personne ne souffla mot à ce sujet.
— On est les derniers à revenir ? demanda Gabriel, un peu essoufflé par la marche.
— Non, Lino est passé voir Max, répondit Félicie.
Un silence gêné suivi sa réponse. Ils n’étaient plus censés avoir de contact avec Max, mais Lino s’entêtait à aller le voir de temps à autre. Quand Max s’était enfin remis des blessures que lui avait infligées Rebecca, il avait supplié Solène de le pardonner, et juré sur toutes les têtes qu’il ne recommencerait jamais. Lino avait accompagné Solène le voir et leur avait rapporté l’entrevue. Bien sûr, sa fuite aurait dû être synonyme de peine capitale, mais d’après le rouquin ce n’était pas tellement la menace sur sa propre vie qui l’avait poussé aux supplications : lui mort, sa famille aurait de nouveau été en dette. Sa mère et ses sœurs auraient dû rembourser le palais de la somme déboursée pour son achat au prorata du temps qu’il lui restait à passer au service de l’impératrice. Une de ses sœurs aurait donc dû devenir esclave à sa place.
Solène avait été émue par son histoire. Elle l’avait écouté parler pendant des heures, l’obligeant à la lui raconter dans les moindres détails. Elle avait tout pardonné et l’avait autorisé à continuer à travailler au Sommet dont il avait rejoint les cuisines. Il aurait été injuste pour lui de s’en plaindre, d’autant que Solène s’était attiré les foudres de Rebecca en prenant une telle décision.
Lino était revenu et Théo avait rempli les verres à ras-bord. Il en tendit un à Thibault, le tirant de sa rêverie.
— Tu ferais quoi toi ? À la place de Tobias ? l’interrogea-t-il sans préambule.
La question le surprit. Il observa ses camarades avec curiosité et leurs regards entendus firent naître un sentiment de malaise chez lui. Il eut l’impression qu’ils avaient déjà anticipé sa réponse.
— Je ne sais pas, s’entendit-il répondre.
— Ah bon ? fit Jenkins. Je croyais que ta famille t’avait interchangé ? Tu voudrais y retourner quand même ?
Le malaise enfla. Il n’en avait jamais parlé qu’à Gabriel et Lino. Il savait que Gabi n’avait rien dit, mais Lino avait sans doute dû le répéter aux autres. Il lui jeta un regard de biais et le rouquin parut mal à l’aise, confirmant sa suspicion.
— Oui c’est vrai, mais j’ai une sœur jumelle avec qui je m’entendais bien. Je crois qu’elle aimerait me revoir… Peut-être. Je ne sais pas. C’est encore dans longtemps de toute manière.
— Tu as une sœur jumelle ? s’étonna Féline, ouvrant de grands yeux.
Il observa les jumelles et eut un sourire.
— Oui. Mais on ne se ressemble pas autant que vous deux. En fait je ressemble plus à mon grand frère. Physiquement je veux dire.
— Celui avec qui tu as été interchangé ? fit Jenkins.
De nouveau, la remarque lui coûta. Parler de Lison, c’était une chose. Parler de Donovan et du jour où son grand frère l’avait trahi, c’était plus compliqué. Il regrettait de l’avoir mentionné.
— Oui, c’est ça… répondit-il évasivement.
Le silence se fit et Thibault baissa les yeux sur son verre. L’instant d’après, Gabi faisait tinter le sien contre celui de son ami, et se mit à boire à grandes gorgées.
— Qu’est-ce qu’il te prend Gabi ? s’esclaffa alors Félicie. Tu ne bois jamais !
— Ne jamais dire jamais ! J’imagine que j’ai passé trop de temps auprès de Maîtresse Rebecca…
Un rire léger parcourut le groupe, mais Thibault resta muet. Il but à son tour quelques gorgées, remerciant Gabriel en son for intérieur d’avoir dirigé la conversation dans une autre direction. Ce dernier reprit d’ailleurs sans attendre, proposant aux autres un jeu à boire, les obligeant à se réunir tout autour de la petite table basse située entre les divans, auprès de laquelle ils vinrent s’agenouiller.
En regardant Gabriel sortir une paire de dés de sa manche, Thibault se laissa aller à ses pensées. Quand, dans un peu plus de sept ans, il aurait terminé sa peine en tant qu’esclave, que ferait-il ? Lison avait promis de l’attendre, mais il lui semblait déjà que c’était dans une autre vie. Elle avait sûrement oublié depuis. Le temps passerait encore et continuerait de les éloigner. Elle ferait sa vie avec quelqu’un, un jour. Quant aux autres membres de sa famille, aucun ne voudrait le revoir, et il ne voudrait en revoir aucun.
Puis, d’un autre côté, il y avait Solène. Si elle lui demandait un jour de rester auprès d’elle, comment pourrait-il le lui refuser ? Le jour où il ne serait plus esclave… Alors les choses seraient différentes entre eux. Bien sûr, elle serait toujours l’impératrice, mais il serait au moins un homme libre. L’écart entre leurs rangs se réduiraient. Il se prit à rêver éveillé d’un avenir à ses côtés, dans lequel aucun collier ne limiterait ses actions… Et ses yeux se posèrent sur Gabriel. Une nouvelle pensée le traversa alors et il ne put retenir un léger sourire. Dans tous les scénarios d’avenir qu’il pouvait envisager… Il lui semblait évident que Gabriel serait là. Le garçon aux yeux vairons se tourna vers lui et lui adressa un regard interrogateur, et le sourire de Thibault s’élargit.
C’était une évidence, oui. Ils seraient ensemble jusqu’au bout.
J'adore cette chute, qui résonne fort avec mes derniers commentaires. Malgré tous ces petits indices de potentielle séparation (on a encore dans le chapitre d'ailleurs), il croit dur comme fer que son ami sera toujours avec lui à l'avenir. C'est assez touchant, on a presqu'envie de croire que ce sera aussi facile. Mais je trouve difficile à croire qu'il puisse concilier Solène et Gabriel, je suppose qu'il sera amené à choisir de manière plus ou moins directe entre eux. Je pense que je préfèrerai quand même qu'il choisisse l'amitié qu'il a noué depuis le début de l'histoire même si tu as vraiment réussi à rendre Solène sympathique, ce qui est très bien joué vu la direction que va (j'imagine) prendre l'histoire.
Rebecca fait moins parler d'elle mais effectivement l'alcool est une excuse un peu facile. Ajax oeuvre à mon avis à quelque chose avec elle, je ne suis pas sûr que la bien-être de sa maîtresse soit sa seule préoccupation.
Le dialogue entre Thibault et les autres esclaves sur les familles qu'ils attendent est très intéressante, tu décris bien la gêne qui s'installe entre eux.
Sinon, ce que je note depuis plusieurs chapitres, c'est que tu donnes de plus en plus de personnalités aux esclaves que je pensais être des figurants. On commence à avoir un beau tableau de personnages secondaires, c'est prometteur !
Mes remarques :
"dont la renommée pour les réceptions affriolantes qu’elle donnait n’était plus à faire." -> renommée pour ses réceptions ? (couper le dont et le qu', qui alourdissent un peu la tournure je trouve)
"Thibault manqua d’échapper la bouteille de vin qu’il tenait dans ses mains. " -> de laisser échapper ? (j'ai un doute, peut-être ta tournure est correcte)
J'attaque la suite !
J'aime beaucoup toutes tes hypothèses ! Je ne dirai pas si certaines sont exactes ou non, mais ça me plaît de les lire ^^
Concernant les personnages secondaires, ta remarque m'intéresse beaucoup. J'ai tendance à créer beaucoup de personnages, mais il y a toujours le risque que certains s'effacent au milieu du reste. Les autres esclaves vont avoir une importance pour l'histoire, même s'ils restent secondaires, donc je suis contente que tu trouves qu'ils se dessinent déjà mieux à partir de ce point.
Merci beaucoup pour tes remarques et ce nouveau retour, je vais voir ton prochain de ce pas !
Okok, oui c'est forcément le risque avec beaucoup de personnages. Je l'ai expérimenté dans certains de mes précédents projets : trop de personnages peut ralentir l'histoire sur le long terme. Pour le coup, ça me paraît assez équilibré, à voir sur la suite.
J'aurai aimé savoir si Solène a juste un rôle symbolique ou si elle règne sur le gouvernement et toutes les institutions... Si elle a tout de même eu une éducation, des précepteurs etc, pour la préparer à son rôle de chef de pays et à ses devoirs (si son rôle en demande du coup)... ou si juste Rebecca faisait tout à sa place, sans partage.
On trouve ici une scène typiquement théâtrale, avec le valet qui se cache pour épier une conversation qui révèle le dessein d'un personnage. J'aime bien le théâtre :) On apprend donc qu'il y a eu des conséquences à cette sordide soirée, et qu'Ajax tente bien de la soigner.
Ce passage est l'occasion de creuser un peu la vie en dehors de la parenthèse de l'esclavage. Solène ne semble pas encore se rendre compte de cela. Thibault a mûri et les choses lui semblent moins certaines.
Encore une fois, je trouve les réponses malgré le bond temporel. Il va falloir que je m'y habitue ;) Le texte est bien abouti.
Trucs pas nets à vérifier :
je viendrai dès que je suis prête. -> je serai (c'est en anglais que les conjonctives sont au présent)
Après ça, il avait pris garde à bien se cacher du gamin à chaque fois qu’il suivait l’avancée de l’histoire. -> concordance des temps, je pense qu'il faudrait reformuler pour avoir un imparfait au début : « Depuis, il prenait… »
Quand dans un peu plus de sept ans, il aurait terminé sa peine en tant qu’esclave, que ferait-il ? -> Quand, dans
Simplifications possibles :
Solène arriva en dernier sur le lieu de rendez-vous. -> en dernier.
Je m'entête, mais j'ai fait le choix de sauter ce passage (qui aura en effet une grande importance dans la construction de Solène).
Lors de mon premier jet, j'avais tenté d'écrire cette suite directe, et je n'étais absolument pas convaincue. Déjà, je ne trouvais aucune bonne raison pour que Thibault soit un témoin direct de ce qui se produirait entre Solène et Max ou entre Solène et Rebecca (et je tiens au pdv de Thibault). Ensuite, au niveau du découpage du roman aussi, cette scène me semblait de trop et il fallait que j'amène des informations autre et nécessaire pour la suite. Pour finir, quelque chose lié à la scène du chapitre 8 reviendra beaucoup plus tard et je préférais ce nouveau saut dans le temps. Voilà pour la défense xD
Tu as été vite, je n'ai pas eu le temps de faire la màj de ce chapitre avant que tu n'y arrives xD Je vais la faire aujourd'hui mais bon ça va, ce n'est pas ce chapitre qui a dû subir le plus de modifications en 3ème jet. J'ai surtout nuancé les émotions de Thibault
A contrario des 10 et 11 (je vais mettre les trois màj aujourd'hui, attends-moooooi) qui changent un chouilla plus !
Merci beaucoup :D
Chapitre intéressant ! On voit vraiment bien le côté volontaire et à la fois décalé de Solène. C'est limite visuel dans la première partie avec les nouvelles en italique juxtaposées aux considérations plus futiles, disons chiffon. D'ailleurs, Thibault est plus de ce côté-là. Il s'est vite habitué au luxe, mine de rien. La béance entre lui et sa sœur est encore plus profonde qu'il ne l'imagine, et j'ai du mal à imaginer des retrouvailles heureuses entre ces deux-là.
Un truc qui m'étonne, du côté de Gabriel, c'est qu'il appelle Solène "la peste". Je sais que c'est en référence au chapitre du début, tout ça, mais je trouve pas que ça soit un surnom qui lui aille. Quelque chose plus proche de "gamine" me semblerait plus crédible. En plus ça appuierait le fait que Gabriel semble pas vraiment ne pas l'aimer, plutôt avoir un regard plus objectif. Il a beau jouer les personnages un peu cynique et tout, entre lui et Thibault, c'est lui le plus impliqué dans les affaires de tout le monde. C'est lui qui s'inquiète pour Rebecca, lui qui est au courant pour Tobias...
En tout cas depuis plusieurs chapitres, je trouve l'ensemble vraiment vivant. C'est assez chouette de voir tous ces personnages vivre leur petite vie. C'est très agréable à suivre !
Oui Thibault a un côté un peu mondain/commère. Il s'est finalement plutôt très bien intégré au Sommet. L'écart se creuse avec Lison.
Pour Gabriel et l'appellation "la peste"... En fait dans ma tête, c'est une pique un peu mesquine envers Thibault qui est en adoration béate devant Solène. Dans ma construction du personnage, je ne considère pas qu'il pense en effet d'elle que c'est une peste (par contre il a un côté un peu piquant, voire hautain par moment).
Tu es la deuxième à me le faire remarquer ceci dit, que ça "cloche" comme appellation, donc je vais y réfléchir. Soit en l'expliquant mieux, soit en le changeant, je ne sais pas encore... Je vais y réfléchir !
En tout cas je suis ravie que tu apprécies ces chapitres. Dans ma V1 on m'avait plutôt indiqué que c'était le moment un peu mou de l'histoire... Bon, c'est pas le plus chargé en péripétie, mais j'aborde des points importants même si je les cache sous une épaisse couche d'oisiveté.
Ceci dit, j'ai attaqué une nouvelle réécriture et je les retravaille encore, ces chapitres. J'essaye de plus appuyer sur le ressenti de Thibault au travers des événements qu'il traverse, parce que ça manque un peu par moment.
Bref j'arrête mon monologue xD
Merci encore pour ton retour !