Chapitre 9 : Le dauphin

Jambiri et son petit port coincé sous des falaises attendaient les Sylviens. Le navire humain s’y amarra dans l’agitation des quais. La foule bigarrée et affairée était la même qu’à leur premier passage dans la ville. Pourtant, tout était différent.

Lorsqu’ils posèrent pied sur les pontons, l’atmosphère devint plus lourde. On se tournait vers eux, on les dévisageait, on chuchotait. Keira sentit un frisson lui remonter l’échine. La joie de se retrouver sur terre et d’enfin utiliser ses progrès en marche s’évapora aussitôt.

— Ils nous fixaient autant, avant ? lui glissa le Rhun.

— Je ne crois pas…

Elle faillit heurter Jildaza qui s’était brusquement arrêtée, devant elle. La Galate étendait le cou vers le creux des falaises.

— Je ne vois pas les tentes d’un convoi…

Sa voix était calme, presque atone. Il s’en dégageait néanmoins une lourdeur inédite. D’un coup, la Kaol’i redémarra, fendant la foule d’un pas pressé. Keira lui emboîta le pas, accrochant la main de Rhun qu’elle tira en avant. Le reste du groupe les suivit en rangs serrés sous les regards houleux de l’assistance.

Les maisons de pêcheurs et de commerce succédèrent à celles de terre cuite des habitants. Puis ils arrivèrent au pied des falaises. Un vaste terrain sablonneux les accueillit. Vide.

— Où sont-ils ?

Jildaza avait presque murmuré, mais sa question sonna comme un cri. Elle se tourna nerveusement vers les autres.

— Il y a toujours au moins un convoi de Galates qui fait escale ici !

Les Sylviens pâlirent.

— Tu veux dire qu’il leur est arrivé quelque chose ? s’inquiéta Calybrid.

La Kaol’i serra le poing.

— Ce n’est pas normal… gronda-t-elle.

À cet instant, une rumeur rugit derrière eux. Ils firent volte-face comme un seul homme.

La première chose que Keira vit fut du noir. Du noir partout. Puis, elle reconnut l’emblème de la Trinité. La troisième chose qu’elle avisa fut une spata qui fondait sur elle.

Elle évita le coup de taille en bondissant en arrière. Elle attrapa sa dague, la seule arme qu’elle avait sur elle. Deux prêtres l’entourèrent, leur voile sombre masquant leur visage. Elle se ramassa sur elle-même. Les attaquants armèrent deux coups simultanément. Leurs lames fusèrent vers elle. Elle se décala d’un côté et de sa main libre, poussa une spata pour qu’elle aille parer l’autre. Elle profita de la surprise engendrée pour enfoncer sa dague dans le bras qui tenait l’arme qu’elle put récupérer. Un objet de mort dans chaque main, elle se dressa à nouveau face à ses adversaires. Droite, hargneuse, elle fit tout pour leur cacher les tremblements qu’induisaient ses blessures. Son corps hurlait sa douleur.

Elle jeta un œil aux alentours. Les Shelkas étaient aux prises avec un grand nombre d’ennemis. Ils étaient complètement débordés.

Les prêtres reprirent leur attaque. Celui qui avait encore son arme tenta un fendant. Keira para avec la spata et s’approcha pour le poignarder, mais l’autre adversaire lui bondit dessus pour lui faire une clé. Elle lui donna un coup de genou et réussit à se dégager, bondissant en arrière. Sa dague tomba aux pieds des assaillants. Elle reprit la spata à deux mains. Elle était essoufflée, alors qu’elle n’avait pas fourni tant d’efforts. Ses blessures l’avaient rendue si faible.

Les deux soldats s’approchèrent lentement. Puis, ils chargèrent vivement. Keira esquiva et recula, contrainte de fuir. Mais l’ennemi armé bondit en avant et relança un coup. Elle dut parer, et sa lame lui échappa des mains. Ses doigts tremblaient, vidés de leur force. Elle évita de justesse une estoc mortelle.

Elle recula encore, baissée en avant pour réduire sa cible. Elle souffla bruyamment. Des larmes affluèrent ses yeux, mais elle les chassa. Les deux hommes s’avancèrent vers elle, certains de leur victoire.

Mais ils étaient hors de question qu’elle se laissa faire.

Elle rugit et se jeta sur eux, leur arrachant un instant d’effarement. Elle en profita pour passer leur défense. Elle choisit celui qu’elle avait blessé au bras pour lui asséner un violent coup dans le plexus solaire. La respiration coupé, il se courba en avant. Elle remarqua alors que sa main avant changé. Ses doigts s’étaient raccourcis et épaissis. Ses ongles s’étaient mués en griffes.

Lorsque le soldat encore valide l’attaqua, elle lança ses membres déformés vers lui. Elle bloqua sa lame d’une main tandis que l’autre fondait vers son visage. Le voile et la peau s’arrachèrent sous ses griffes. Une joie immense déferla en elle quand elle sentit les tissus rompre un à un tandis que son épiderme se couvrir de sang chaud.

Son plaisir fut cependant de courte durée. Le premier prêtre profita de sa distraction pour crocheter son pied. Elle perdit ses appuis et heurta violemment le sol. Tous ses os vibrèrent, et ses blessures semblèrent se déchirer une nouvelle fois. Elle ouvrit la bouche sans parvenir à capter de l’air. Elle ne put que voir une spata se lever au-dessus d’elle.

Une flèche se planta alors dans l’emblème de la Trinité que le sans-visage portait comme voile. Il s’effondra sans un cri. Jildaza apparut à sa place, tendant sa seule main à la Sylvienne.

— Viens, il faut fuir !

La Kaol’i comprit que son amie ne pouvait se relever. Elle la saisit durement et la força à se mettre debout pour la trainer à moitié avec elle. Keira reprit ses esprits, mais son corps demeurait choqué. Elle respirait par à-coups.

La chaleur de Rhun l’enveloppa. Il aida Jildaza à la transporta tandis que les autres assuraient la retraite. Ils coururent jusqu’à la ville où ils s’emparèrent des premières montures qu’ils croisèrent. Les marchands de chevaux osèrent à peine protester, paniqués. Ils galopèrent jusqu’au désert. Keira ne sut pas exactement combien de temps cela dura. Elle s’évanouit sitôt les falaises franchies.

 

*

 

Befestburg était aussi laide que dans le souvenir d’Adhara. Ses murailles grisâtres, sa population rustre. Pourtant, elle sentit la légèreté s’emparer d’elle quand la calèche passa les remparts. Elle apprécia la chaleur du soleil, le printemps qui glissait entre les maisons à colombages.

— Je descends ici, merci !

Elle laissa quelques piécettes dans la main du cocher. Sa voix guillerette ne collait pas aux traits immobiles de Trürig, mais tant pis. Elle se pressa vers la pyramide de la capitale du Réor. Au lieu de rentrer par la porte principale comme elle l’avait fait lors de l’Ogival, elle passa par un atelier de couture qui jouxtait le temple. Les tisserandes qui travaillaient durement s’arrêtèrent quand elle pénétra dans leur bâtisse et l’entourèrent. Adhara sortit alors sa bague ornée de son seau. Le visage des rebelles changea d’expression.

— Bienvenue, Grande Unificatrice ! firent-elles, émues.

— Katharina, qu’est-ce que tu attends ? Dépêche-toi de lui montrer le chemin !

Une apprentie se planta devant la princesse en bafouillant. Elle l’invita à la suivre jusque dans un recoin, entre deux piles de rouleaux de tissus. Elle souleva un drap, révélant l’entrée d’une cave. Adhara la remercia d’un signe de tête avant de s’enfoncer dans les sous-sols de la pyramide. Les couloirs sombres et grossièrement taillés lui parurent presque familiers. C’était ici qu’elle avait reçu son sacre.

Une haute silhouette bourrue l’attendait à un angle.

— Ce n’est pas trop tôt, grogna Bénen.

Les traits sérieux de Trürig s’évaporèrent face au sourire d’Adhara.

— Je t’ai manqué, hein ? le taquina-t-elle.

— Va te préparer, les autres sont en réunion, tu pourras leur faire la bonne surprise de ton retour.

— Eh bien, on ne me laisse même pas me remettre de ce voyage harassant ?

Les lèvres craquelées de Bénen se soulevèrent un peu.

— Pas de repos pour la Grande Unificatrice.

— Ne m’en parle pas.

Elle soupira et rejoignit sa chambre, surprise de reconnaître le chemin après autant de temps. Elle se changea rapidement derrière les rideaux de son lit à baldaquin, tandis que son père adoptif déroulait l’historique de ses relations avec les chefs rebelles.

— Bathilda ne t’apprécie toujours pas, même si tu l’as gracié. Mais elle fait tout pour le salut de la rébellion.

— Je n’en attends pas moins d’elle.

Elle passa la tête derrière le rideau.

— Je ne peux pas avoir une camériste ? Le chignon va être difficile à faire.

— Elles ne sont pas là, on ne t’attendait pas de sitôt.

— Ce n’est pas ce que tu as dit toute à l’heure.

Il ne répondit pas et s’avança.

— Je vais te le faire, ton chignon.

— J’espère que tu n’as pas perdu la main.

Elle s’assit sur le lit tandis que le vieil homme passa ses doigts épais dans sa chevelure. Elle ferma un instant les yeux, se laissant bercée par de lointains souvenirs.

C’était Bénen, à l’époque Beningus, qui était venue la chercher dans sa cellule de la Grande Pyramide. C’était lui qui l’avait sauvée de l’assassinat prévu par sa mère. C’était lui qui l’avait emmenée sur les chemins, à la recherche d’une nouvelle vie. Tous les matins, il lui avait fait une jolie coiffure pour la réconforter. Ça lui rappelait le temps béni où elle était encore une princesse.

— Voilà, c’est fait.

— Merci.

Elle se leva, vérifia sa tenue, avant de sortir. Elle aurait pu dire à Bénen qu’elle avait retrouvé Valerio, son fils. Elle ne le fit pas. Elle se laissa mener jusqu’au lieu de la réunion.

Adhara chassa de son esprit ses souvenirs mielleux et ses considérations sentimentales. Face à Bathilda, Nuniq et Verrès, seule sa force devait transparaître, afin qu’elle puisse enfin franchir la dernière étape de son plan.

 

*

 

Le soleil. Le soleil s’écroulait sur son corps. Ils pressaient ses rayons brûlants sur ses épaules, rongeant sa peau. Il aspirait ses forces. Il aspirait l’espoir.

Keira avait cessé de marcher depuis longtemps. Ses jambes s’étaient éloignées loin, très loin du désert, lui laissant une fièvre féroce. Idris et Rhun la soutenaient pour avancer. Ou peut-être était-ce Gala et Haul ? La seule personne qu’elle voyait se trouvait devant elle, avançant toujours d’un pas décidé malgré le déferlement de chaleur que faisait pleuvoir l’astre solaire sur sa silhouette amputée. Jildaza les menait, infaillible. Elle était la seule raison pour laquelle ils étaient encore vivants.

Keira, elle, était un boulet. Faible, malade, à peine consciente. Elle avait pensé à se laisser partir. À supplier qu’on l’abandonne là. Mais en voyant Jildaza mettre un pied devant l’autre comme si l’air était encore respirable, elle avait renoncer à renoncer. Elle s’était rappelé ce pourquoi elle vivait encore.

Dans ce néant étouffant et dégoulinant de sueur, une agitation enthousiaste happa l’attention de Keira. On pointait un point sombre dans le doré ardent du désert. Elle crut y apercevoir des nuances de verts.

Une oasis.

Elle n’osa pas y croire. Pourtant, quand Idris et Rhun la déposèrent dans l’herbe tendre, à l’ombre des palmiers, elle ne put que se rendre à l’évidence. Le Rauraque l’étreignit en pleurant.

Autour d’eux, des robes et des voiles soigneusement brodés de couleurs vives dansaient. Les Galates. Jildaza entra en grande discussion avec eux. Leur dialecte onctueux et roucoulant n’était ici plus que sec et râpeux. Keira tendit une main tremblant qui accrocha la manche pendant de leur guide. Cette dernière tourna un regard effaré vers elle.

— Qu’est-ce… qu’il y a… ? siffla la Laevi.

Jildaza se pinça les lèvres. Un autre Galate posa une main sur son épaule et se tourna vers les Sylviens.

— À Jambiri, vous avez eu affaire aux Prêtres Noirs, la nouvelle armée de la Trinité. Ils ont conquis tout Heddish, ils ont commencé la chasse aux « hérétiques » et nous entrons dans cette catégorie.

Les Shelkas pâlirent.

— Ils ont attaqué de nombreux convois, notre seule manière de leur échapper est de nous cacher dans le désert. Mais parfois…

Le Galate laissa sa phrase en suspens et coula un regard triste vers Jildaza.

— Ils ont trouvé le convoi de Padparazil et Camma, continua-t-il. Ils l’ont massacré.

Keira sentit sa respiration se bloquer. Elle pivota vers son amie courbée en avant, une main agrippant sa poitrine.

— Une partie du convoi a survécu, souffla le Galate, dont Padparazil et Azelion que vous connaissez. Mais pas Camma.

Jildaza fit volte-face et disparut dans la végétation épaisse de l’oasis. Keira, elle, se laissa choir sur le sol. De l’eau coulait sur ses joues, elle ne sut pas si c’était de la sueur ou des larmes.

 

*

 

Un petit feu donnait aux palmiers un verdâtre fade. Les Galates dansaient autour, comme si leur peuple n’était pas au bord du gouffre. Leurs ombres jouaient sur le sable et l’herbe. Keira les fixait d’un regard aussi vide que le paysage du désert, au loin.

— Nous vous amènerons jusqu’au Détroit, même si ce n’est pas sur notre chemin, promit le chef de convoi, Ayuz. Notre clan organise une grande réunion pour décider de la marche à suivre sur le plateau de Tiriyoz. Nous ne serons pas loins, nous avons le temps.

— Merci infiniment, déclara Ealys. Votre générosité n’a pas d’égal.

Les autres Sylviens hochèrent la tête, sauf Keira.

— Je vous en prie, je suis convaincu que l’entraide est primordiale, surtout dans notre situation. Reposez-vous, nous partons demain. Ça ira ?

— Oui, on se débrouillera, c’est à nous de nous adapter.

Ayuz opina et tapota l’épaule de l’Arsalaï avant d’aller rejoindre les danseurs. Keira aussi se leva, sans un mot.

— Tu ne devrais pas faire d’efforts, la reprit sa sœur, tu as encore un peu de fièvre.

— Ça va, répondit sèchement la Hekaour.

Elle fit quelques pas hésitants jusqu’à l’ombre feutrée d’un tronc où une silhouette se recroquevillait. Elle s’assit à côté de Jildaza qui avait la tête dans ses bras.

— Ça va ?

Pas de réponse.

— Non, je sais. Pardon pour cette question idiote. Est-ce que… est-ce que…

Les mots se refusent à elle.

— T’embête pas, renifla la Galate.

— Mais…

— Je les ai abandonnés. Je les ai laissés se faire tuer. Et tout ça pourquoi ? Pour faire un petit voyage, pour aider ceux qui veulent arrêter la rébellion, cette même rébellion qui lutte contre ceux qui sont en train de détruire mon pays.

— Tu… tu nous en veux ?

— Oui.

Keira eut un mouvement de recul.

— Je sais que j’ai tort, reprit Jildaza. Que vous n’y êtes pour rien, que la rébellion vous a fait du mal. Mais je suis comme ça, quand je ne suis pas bien, je ne sais ressentir que la haine.

La Sylvienne la considéra gravement.

— Moi aussi, souffla-t-elle.

Jildaza fit la moue, alors que de nouvelles larmes émergeaient de ses yeux rougis. Keira se rapprocha doucement. La Kaol’i resta immobile, le regard fuyant. Finalement, son amie se cala contre elle.

Jildaza posa sa tête sur son épaule. Elles fixèrent toutes les deux les danseurs qui s’échinaient à donner l’illusion que le monde était beau. Toutes les deux ne voyaient que du vide.

 

*

 

La lampe se balançait, sa lumière chassait l’ombre d’un côté, puis de l’autre, dans un halo dégradé et lancinant. Lohan percevait chaque détail, chaque nuance de cette plongée vers l’obscurité, mais à l’endroit ou l’éclat de la flamme était maximale, il ne sentait rien.

Le navire gémit sous la tourmente, puis gîta. Le jeune homme, calé contre le mur, ne bougea pas. Sethy, lui, dut se rattraper pour ne pas s’écraser contre le bois.

— J’ai… j’ai l’impression que l’on ne s’en sortira pas… bégaya-t-il.

— Mais si. L’Alkatris en a vu d’autres, et Khalil aussi.

Le prince grimpa sur la couchette pour se trouver un coin.

— Vous aussi, je suppose.

Lohan ne répondit pas. Des tempêtes, il en avait vu des centaines, des milliers peut-être. Mais c’était la première fois qu’on lui interdisait d’aller sur le pont.

Trop dangereux pour lui.

— J’ai hâte de retrouver la terre, marmonna Sethy.

— Tu la retrouveras.

— Je voudrais découvrir la Cité des ombres qu’on m’a tant décrite.

Sa voix se fit plus légère. Le Porteur put sans mal imaginer son regard brillant d’images merveilleuses.

— Je veux rencontrer l’Étoile, aussi. Véra la tenait en haute estime, ce qui est très rare ! Elle doit en valoir le coup !

Le jeune homme enfonça un peu plus la tête dans les épaules.

— Elle possède un pouvoir extraordinaire, poursuivit le Hêk, enfin… pas aussi extraordinaire que le vôtre.

Son tuteur eut un vague sourire.

— Tu peux me tutoyer, Sethy.

Le prince resta un instant muet. Lohan ne lui laissa pas le temps de reprendre.

— Dis-moi, tu veux retrouver ton pays ?

— Bien sûr !

— Comment veux-tu faire ça ?

— En renversant la Trinité !

— Tu veux… tuer tous ceux qui en font partie ?

— Oui, oui mille fois.

— Même ceux qui ne sont pas soldats ?

— Ce sont tous les mêmes ! Ils croient en leurs dieux meurtriers !

Le Calbien soupira.

— Pourquoi vous… tu me poses ces questions ?

Son interlocuteur s’humecta les lèvres.

— Écoute, Sethy. Je ne vais pas te dire que la Trinité est bonne, qu’on ne doit pas la renverser. Je suis le premier à le penser. Mais tu vois…

Il chercha ses mots.

— Tu vois… il y a un chemin qui n’est pas bon d’emprunter pour cela.

— Je ne vois pas ce que…

— Se battre pour la vengeance, j’entends. Se battre par haine, rage, rancœur. Ça nous détruit, autant que ça détruit les autres. Et au final, on en sort affaibli, moralement et mentalement.

L’ombre sous les sourcils de Sethy se densifia.

— Comment voulez… veux-tu que je fasse autrement ? Ils ont tué Véra !

— Je n’ai pas dit que c’était facile. Je… J’ai beaucoup réfléchi, récemment.

Il soupira encore.

— Et j’en suis venu à me dire que le mieux, c’était de se battre non pas pour le passé, mais pour l’avenir. De se battre par espoir, et pas par haine.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ça change tout. Je veux que tu sois heureux, Sethy. Et on est pas heureux quand on ne vit que pour des fantômes.

— Tu es bizarre aujourd’hui…

Lohan déglutit. Il osa s’approcher du jeune garçon. Il lui tendit ses bras. Après un instant d’hésitation, le petit prince s’y lova. Leur étreint fut douce. Et aussi amer.

Le Calbien se détacha du Hêk. Il lui caressa la tête.

— Je vais faire un tour, annonça-t-il en se levant.

— Quoi ? Mais non, c’est trop dangereux !

— Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude. Toi, reste à l’abris.

Sethy le fixa alors qu’il ouvrait la porte sur la tourmente. Le vent et l’eau le fouettèrent. Lohan claqua le battant derrière lui. La cabine et sa chaleur relative ne furent bientôt plus qu’un lointain souvenir. Il fut poussé contre un mât par sa cape gorgée par les rafales. Elle se tordait dans son dos, tirant sur son cou.

— Maître, vous ne devriez pas être là !

Attachée au mât, Fiona tentait d’épargner le bateau en éloignant les bourrasques. Il étendit ses filaments d’ombres vers elle. Elle le dévisageait avec son visages trempé. Ses cheveux bien qu’imbibée d’eau volaient au-dessus de son crâne.

— Je me débrouille ! répondit-il.

Il ne lui laisse pas le temps de protester et se propulsa vers la proue. Il espérait qu’avec la pluie elle ne puisse plus le voir. L’obscurité lui rendait service, à ce niveau-là. Là où les autres étaient aveuglés, lui y voyait comme s’il avait encore des yeux.

Il se coula contre le bastingage. Le bateau gîta dangereux. Sa cape se rabattit brusquement sur lui, le déséquilibrant. D’un geste furieux, il la détacha. Elle s’envola en claquant rageusement. Il se pencha sur le rebord, au-dessus de la mer rugissante. Ses ombres dégringolèrent le long de la coque pour venir tâter l’eau bouillonnante. La ligne de flottaison n’était pas très loin.

Lohan enjamba le bastingage.

Il n’eut même pas à sauter, une vague se chargea de le faire bascule en avant. Derrière lui, il entendit le cri de Fiona. Il se mordit les lèvres dans sa chute. Elle l’avait donc vue.

Lui aussi hurla, de détermination. Ses ombres se déployèrent autour de lui. Elle amortirait l’impact de la surface. Le froid, lui, le cueillit. Il s’empressa de former une bulle étanche autour de lui.

Il inspira par à-coups. Son refuge éthéré qui se faisait balloter dans les courants. Il avait eu raison, il en était capable. Il se concentra encore.

La bulle prit l’aspect d’un dauphin. Il commanda la nageoire caudale qui se mit à battre. Il réussit à avancer.

Ça allait marcher.

Après quelques instants, il dut remonter la surface. Lorsque le dauphin d’ombres s’ouvrit, une trombe d’eau se déversa sur son passager. Lohan inspira quelques goulée d’air rêche et salé avant de retourner se lover dans son refuge. Le cétacé reprit sa route, laissant une trainée d’encre dans l’eau tourmentée.

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