Chapitre 9 : Le Truc

Notes de l’auteur : Chapitre coupé en deux pour cause de problème de mise en page
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Chapitre Neuf : Le Truc

 

« À l’unanimité ce qu’il y a de mal, je l’ai mis de côté, je serai sage »

 

 

Le pelage de Douceur brillait de mille feux. Camille était très fière du résultat de ces deux heures passées dans la salle de bain avec sa chienne. Douceur pouvait à elle toute seule être utilisée comme loupiote dans la nuit tellement elle était blanche ! De plus, la jeune fille avait eu la patience de nettoyer ses oreilles de labrador, et lui avait même limé ses griffes.

 

–         Ma fille, c'est toi la plus belle, s'extasia Camille, admirative. Joël Ajacier ne pourra pas te résister. Sitôt il te verra, Mélissa Beauchamp finira vite aux chiottes !

 

Douceur jappa, ravie, et se laissa nouer autour du cou un nœud rouge en velours, le top du top de la séduction canine. Camille ne savait plus trop comment lui était venue l'idée d'utiliser l'affection du jeune homme envers l’animal pour l'attirer dans ses filets. Mais c’était, selon elle, une sacrément bonne idée. Quelques gouttes de parfum, et Douceur était prête à partir à la conquête de Joël Ajacier.

 

À nouveau, Camille devait se séparer de sa chienne pour quelque temps. Son cœur se serrait lorsqu'elle y songeait, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait rendre très bientôt l'appartement à l'agence immobilière qui gérait la location et elle ne voulait pas imposer à Douceur une vie de vagabonde. D'autant plus que l'animal ne savait pas monter sur les toits, ce qui était bien embêtant. L'Espionne n'avait pas trouvé d'autre solution honnête – et dans le bien de Douceur – que de la confier à Joël Ajacier, qui ne savait encore rien de ce qui l’attendait.

 

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis la rencontre fatidique à la gare désaffectée de Bobigny. Joël n’adressait plus la parole à Camille, et maintenant que l’été arrivait enfin et qu’ils avaient obtenu tous les deux leur Baccalauréat (Camille avec mention Bien), il pensait ne jamais plus retrouver l’Espionne sur sa route. Pour cette dernière, il n’était certainement pas question de baisser les bras ! Camille comptait sur les charmes de Douceur pour le faire souvenir d’elle, le faire plier et l'obliger à la garder avec lui. Au moins l’histoire d’un été.

 

Fière d’être si élégante, Douceur se lova avec précaution dans son panier pendant que sa maîtresse se préparait pour la «Â mission commando » dans sa chambre. Camille en ressortit au bout d’une demi-heure, vêtue d’un treillis et d’une paire de rangers. Elle rangea une lettre dans la poche de son uniforme et réajusta la casquette qui camouflait ses cheveux trop voyants à son goût. Puis elle claqua des doigts en adressant un clin d’œil à sa chienne, qui comprit aussitôt le message : top départ.

 

Les beaux jours de ce début de juillet s’étaient définitivement installés sur Bobigny. Sur le chemin du pavillon des Ajacier, Camille se surprit à ralentir le pas pour profiter pleinement des rayons du soleil. Douceur apprécia aussi cette promenade, bien plus enivrante que les habituelles petites sorties du matin et du soir qui ne servaient qu’à satisfaire ses besoins. Toutes deux marchaient côte à côte, sereines, observant tout autour d’elles le décor si familier de la ville. Mais les ballades les plus agréables étaient toujours les plus courtes. L’Espionne n’en crut pas ses yeux lorsque la grille en fer forgé qui limitait le jardin des Ajacier était apparue pour les accompagner les derniers mètres. Avec un soupir, elle s’arrêta avant le portail et s’accroupit auprès de Douceur pour lui caresser tendrement l’encolure.

 

–        Nous y voilà, ma fille. Ecoute-moi bien, voici notre plan.

 

 

Joël et Mélissa plongèrent sur le lit à l’unisson. Leur élan fut la cause de la souffrance des ressorts et des quelques rebondissements qui suivirent l’atterrissage. Fiévreux, ils commencèrent à se déshabiller en toute hâte. La chemise du jeune homme vola à travers la chambre ; la jupe de sa petite amie atterrit brutalement au pied du lit. Ils s’embrassaient à perdre haleine, pressés d’en finir. Joël repoussa avidement les cheveux de Mélissa qui s’étaient collés sur sa peau moite, l’empêchant de suçoter sa gorge.

 

En cette période caniculaire du mois de juillet, il avait laissé sa porte-fenêtre entrouverte, de façon à laisser entrer un air frais inexistant pour tenter tant bien que mal de rafraîchir sa chambre. C’est un aboiement qui vint perturber ce moment intime que partageaient les deux amoureux. Joël n’y avait tout d’abord pas fait attention, mais au fur et à mesure qu’il s’enivrait de Mélissa, le bruit de fond commença à le gêner sérieusement.

 

–        Mais qu’est-ce que tu fous ? grogna la jeune fille, alors qu’il l’abandonnait à contrecœur et se levait de son lit.

–        Ce chien me saoule. Je vais fermer la fenêtre.

 

Avant d’exécuter son geste, la curiosité le poussa à sortir sur le balcon pour essayer de comprendre la raison de ce tapage. Quand il vit Douceur dans son jardin, seule, il poussa un cri effaré. L’animal leva alors des yeux larmoyants sur lui et gémit assez fort pour lui fendre le cœur. Joël fit demi-tour et détala de sa chambre pour aller la retrouver, sans se soucier des protestations de Mélissa. Lorsque la chienne le vit sortir de son pavillon et courir vers elle, elle s’élança à son tour et bondit sur lui.

 

–        Ça alors, ma fille, mais qu’est-ce que tu fais là ? s’exclama le jeune homme, qui cajolait tendrement le labrador. Comment as-tu pu arriver jusqu’ici ? Tu t’es perdue ? Tu t’es enfuie ? Ta maîtresse doit être morte d’inquiétude !

 

Douceur pleura de plus belle et frotta sa truffe contre le torse nu de Joël. C’est alors qu’il remarqua une petite enveloppe ficelée autour de son ruban de velours. Fébrilement, il la détacha et en sortit les papiers de l’animal, ainsi qu’une petite feuille où étaient écrits ces quelques mots :

 

Là où je vais, elle ne peut pas me suivre.

Je sais que tu prendras soin d’elle.

 

Blasé, il se frappa le front. Bon sang ! Dans quoi l’Espionne était-elle encore allée se fourrer ? À peine remise de son agression à la gare désaffectée de Bobigny, la voilà de nouveau en vadrouille !

 

–        Ah Douceur… soupira Joël. Où est-elle ?

 

La chienne sembla s’agiter. Elle se redressa sur ses pattes et se mit à trotter, suivi par le jeune homme, vers un arbre colossal et abondamment feuillu qui servait de parasol au pavillon des Ajacier. Elle s’arrêta au pied du tronc et jappa joyeusement, non sans gratter l’écorce. Sans trop savoir pourquoi, Joël éclata de rire.

 

–        Tu t’es fait griller par ta propre chienne, Laurier ! lança-t-il à l’arbre.

 

L’image de Camille cachée dans le feuillage, qui maudissait silencieusement Douceur, lui vint à l’esprit et il recommença à pouffer. De sa cachette, peut-être qu’elle hésitait même à lui envoyer une branche en pleine tête pour le punir de se moquer d’elle. Un sourire malicieux niché au coin des lèvres, le nez en l’air, il fit le tour du tronc dans l’espoir d’apercevoir l’Espionne. Mais cette futée avait choisi l’arbre le plus haut et le plus touffu, et tout ce que Joël put voir fut quelques branches et une masse de feuilles d’un éclatant vert absinthe. Il baissa les bras et revint vers l’animal. Il caressa la gorge de Douceur qui affichait désormais un air malheureux, puis déposa une dizaine de baisers sur sa truffe.

 

–        Tu sais comment je vais t’appeler, toi ? Mon détecteur d’Espions ! Allez, ne t’inquiète pas, ma fifille, elle reviendra. En attendant, tu vas rester ici. Je suis certain que mes parents ne refuseront pas de t’héberger quelque temps. D’abord, ils n’auront pas le choix !

 

Ils lancèrent un dernier regard à l’arbre, puis s’éloignèrent vers la demeure des Ajacier, où Douceur reçut un accueil des plus sceptiques. Mélissa était redescendue au rez-de-chaussée, curieuse de connaître la raison qui avait poussé son petit ami à la quitter si brutalement. Elle ne s’attendait certes pas à un chien. Monsieur Ajacier non plus. Il se fâcha même un peu, car il avait toujours refusé à Joël d’avoir un animal de compagnie à la maison.

 

–        Bon sang Joël, qu’est-ce que tu ramènes là ?! Il est à qui, ce cleb ?

–        Ma fille, tu sais que t’es belle, toi ? susurra Joël sans écouter son père, qui ne cessait de caresser le flan de Douceur, laquelle ronronnait de bonheur.

–        Mais tu le sors d’où ce chien ?! s’exclama Mélissa, frustrée.

–        Et bien, comment dire… Camille me l’a laissée.

–        Camille ?! s’étonna Pierre, qui regarda aussitôt l’animal d’un air différent.

–        Ton ex ? Tu acceptes de prendre avec toi le chien de ton ex ?!

–        Ne fais pas cette gueule, Mélissa ! Douceur n’a nulle part ailleurs où aller !

–        Comme par hasard !

–        Je t’en prie, ne commence pas !

–        Tu es vraiment naïf !

–        Et toi, complètement parano !

 

Vexée, Mélissa s’éclipsa et retourna bouder dans la chambre du jeune homme. Cela n’affecta pas plus ce dernier, qui continua de cajoler une Douceur au septième ciel. Pierre le regardait faire, tout en se demandant comment il allait expliquer à sa femme la présence de l’animal lorsqu’elle reviendrait du supermarché. Une autre interrogation le tracassait aussi.

 

–        Tu dis que c’est le chien de Camille ?

–        Oui. Absolument.

–        Alors où est-elle ?

–        J’en sais rien.

–        Tu n’en sais rien ?! Tu veux dire que Camille nous a laissé Douceur et qu’elle a ensuite disparu comme ça, dans la nature, sans me prévenir ? Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle fout ?!

 

Joël ne sut quoi répondre et n’osa pas lui montrer le petit mot qu’il avait décroché du ruban de velours. Il comprenait d’une part la colère de son père, qui était plus rassuré de savoir l’Espionne à proximité, avec des projets dont il avait plus ou moins connaissance. L’adolescent savait que le sénateur avait contraint la rouquine à l’informer de ses déplacements et des actions qu’elle entreprenait, sous peine de cesser de la couvrir si elle n’obéissait pas. D’un autre côté, Camille Laurier faisait ce qu’elle voulait, et Joël ne doutait pas qu’elle cachât quelques détails de son quotidien à son père.

 

–        J’espère qu’elle reviendra récupérer sa chienne… Bien entendu, Douceur restera ici aussi longtemps que nécessaire.

–        Hmm, répondit distraitement Joël.

–        Mais je te préviens. Si tu veux la garder, tu as tout intérêt à t’en occuper. Ne compte pas sur ta mère et moi pour la promener deux fois par jour !

 

De toute façon, le jeune homme n’en attendait pas moins de ses parents. Il remercia son père et fit signe à Douceur de le suivre jusqu’à sa chambre, à l’étage. Bien entendu, la chienne était ravie de renifler le moindre recoin de la pièce et de découvrir cet endroit inconnu qui appartenait à un être cher. Elle resta d’abord sceptique devant l’aquarium de Joël, puis le trouva si divertissant à son goût qu’elle s’assit devant et observa longtemps, très longtemps, les poissons nager dans l’eau. Mélissa lui attribua un air un peu bête, mais malgré le fait que Camille Laurier fût la maîtresse de Douceur, elle finit par apprécier l’animal. Quant à Joël, il était fou de joie à l’idée que la chienne partageât la même fascination que lui pour les poissons. C’était un signe, répétait-il à sa petite amie qui levait toujours au ciel.

 

Plus tard dans la journée, bien plus tard, alors que la nuit tombait, Joël tenta de renouer une relation charnelle avec Mélissa, chose que n’accepta pas Mademoiselle Douceur qui fit de son mieux pour empêcher un tête-à-tête caliente entre les deux amoureux. Le jeune homme essaya pourtant de la traîner jusqu’au salon, de la pousser vers ses parents, de négocier avec son père pour qu’il jouât avec elle à «Â va chercher ! »… Que nenni ! Douceur voulait rester avec Joël, à regarder les poissons, réclamer des caresses et faire enrager Mélissa, qui elle aussi aurait aimé profiter un peu du seul mâle présent dans la chambre.

 

Mais Douceur tint bon et le couple finit par baisser les bras, réalisant qu’ils étaient impuissants devant un chien qui avait été dressé par Camille Laurier et qui était de plus stupidement borné. Ils s’abstinrent donc de toutes tentatives de câlins approfondis et préférèrent regarder un DVD. Lorsqu’arriva l’heure d’aller se coucher, Douceur monta sur le lit et se cala entre les deux tourtereaux, coupant court à tout espoir.

 

Joël avait laissé là encore sa porte-fenêtre grande ouverte ; l’air frais de la nuit qui s’infiltrait dans la chambre rendait l’atmosphère moins lourde et plus apaisante. Et sa négligence… permit à Camille Laurier de venir lui rendre une petite visite nocturne.

 

Il était plus de quatre heures du matin. Le couple dormait profondément, toujours séparé par les bons soins de Douceur, lorsque l’Espionne sauta du toit pour atterrir comme un chat sur la petite terrasse de Joël Ajacier. Elle avait préféré rester en chaussettes pour feutrer ses pas, et en profita pour entrer dans la chambre comme une voleuse. Son ombre s’agrandit davantage sous la lueur de la Lune et glissa jusqu’au lit.

 

Ne plus voir Joël, Camille en était incapable. En être éloignée, c’était impossible. Ne plus jamais l’embrasser, ce n’était même pas envisageable. Pénétrer chez les Ajacier par effraction était certes risqué, mais plus fort qu’elle.

 

Attendrie, la rouquine sourit devant le tableau qui s’offrait à elle. Joël dormait à poings fermés, la truffe de Douceur lovée contre le creux de sa hanche, et Mélissa restait un peu en retrait à cause de la chienne qui tenait lieu de barrage. L’Espionne félicita Douceur mentalement, puis se rapprocha encore du lit. Elle se sentait totalement émue par son Joël au pays des rêves, tellement paisible, avec ses mèches de cheveux brunes qui lui tombaient sur le visage. Il était même beaucoup plus sérieux dans son sommeil que la journée, et Camille se demanda si ce n’était pas là son futur visage d’adulte qu’il était en train de fabriquer.

 

Elle se mordit la lèvre, puis se décida à se pencher doucement sur lui. Elle déposa un très, très, très léger baiser sur ses lèvres et se releva, satisfaite. C’est à ce moment-là qu’elle croisa le regard abruti de Douceur, qui avait senti une présence et s’était réveillée en silence. Camille ouvrit des yeux ronds, Douceur aussi. La maîtresse et sa chienne se toisèrent ainsi, stupéfaites, sans un bruit. Puis l’Espionne, qui voyait déjà le pire arriver, supplia du regard l’animal de ne pas la faire remarquer d’un «Â je t’en prie, je t’en prie » inaudible, en reculant lentement vers le balcon. Douceur se redressa un peu plus, sans la quitter des yeux, et se mit à gémir. Pour Camille, c’était le feu vert qui l’autorisait à prendre la fuite. Elle prit ses jambes à son cou au moment où le labrador commença à japper.

 

Ce fut comme une alerte à la bombe. Joël et Mélissa bondirent au plafond, Douceur sauta du lit en aboyant à s’en faire mal à la gorge, à la poursuite de Camille qui passait déjà par-dessus la rambarde pour glisser le long de la colonne et se cacher sous le porche. Alerté, Joël quitta son lit pour aller retrouver la chienne et découvrir la raison de ce tapage. Malheureusement, lorsqu’il arriva sur la terrasse, Camille Laurier avait déjà disparu.

 

–        Ma fifille, qu’est-ce que tu as vu, hein ? chuchota le jeune homme en s’accroupissant près de la chienne pour la caresser.

 

Douceur pleura et leva tristement la tête vers les étoiles. Elle renifla ensuite l’air et posa un œil inquisiteur sur le jardin. Joël comprit aussitôt.

 

–        Je vois. Mon détecteur d’Espions aurait-il encore frappé ? taquina-t-il tandis qu’il lui ébouriffait les poils de la tête.

 

Il reprit son sérieux, un peu inquiet à l’idée d’être observé par cette Espionne trop dangereuse à son goût, et attira l’animal contre lui.

 

–        Ne t’inquiète pas, Douceur. Elle reviendra.

 

Plaquée contre l’angle du mur, juste en dessous du balcon, Camille sourit et promit silencieusement que oui, elle reviendrait. Toutes les nuits.

 

 

Très vite, Douceur avait su se faire adopter par la famille Ajacier. Mélissa lui en voulait toujours de l’avoir réveillée à quatre heures du matin, mais Mélissa ne faisait pas partie de la famille, comme aurait pu le penser la chienne si elle avait été dotée d’un esprit un peu plus vif.

 

Pierre Ajacier avait découvert l’extrême obéissance de Douceur et félicité Camille pour son travail d’éducation. Lui qui avait été terrifié à l’idée que son fauteuil préféré fût griffé et déchiré, ou que l’animal décidât de se soulager dans la cuisine, fut ravi de constater que Douceur gémissait près de la porte lorsqu’elle voulait sortir et qu’elle attendait toujours la permission avant de monter sur le canapé.

 

Flavie s’était, quant à elle, trouvé une charmante compagnie en la personne de Douceur. En effet, l’animal montrait beaucoup d’intérêt à la cuisine de Madame Ajacier, et assistait à chacune de ses préparations culinaires avec un œil gourmand. Douceur n’avait pas connu la mère de Camille, et Monsieur Laurier n’avait jamais été un fin cuisinier. Aussi, c’était la première fois qu’elle était spectatrice d’une effervescence comme celle où Madame Ajacier s’activait aux fourneaux. Le labrador ne la quittait pas des yeux, du début jusqu’à la fin de la recette, totalement fasciné par tout l’amour qu’elle mettait à préparer les gamelles des humains. Cette reconnaissance pour la cuisine de Flavie (qui était rarement félicitée par son mari et son fils pour la qualité de ses plats) avait valu à Douceur le privilège de goûter toutes les sauces, et la maîtresse des lieux lui gardait toujours une petite part de ce qu’il restait du repas, une fois les couverts levés.

 

Et puis, il y avait Joël. Il ne cessait de pouponner Douceur, qui lui rendait bien tous ses câlins, et ses parents devaient reconnaître qu’il s’en occupait à merveille. Il faisait une impasse sur ses grasses matinées, et se levait chaque matin de bonne humeur, s’habillait et partait au parc avec son nouveau skate-board et Douceur attachée à sa laisse. Ils étaient tous les deux ravis de la présence de l’autre, et la chienne exauçait le rêve de Joël d’avoir un véritable animal de compagnie. Douceur avait donc une vie de pacha. Elle n’oubliait pas pour autant sa maîtresse bien-aimée qui lui manquait terriblement, mais elle regrettait un peu de ne pas avoir connu la cuisine de Flavie et tout ce paradis un peu plus tôt.

 

Les jours passaient. À chaque fois qu’il se réveillait, soit à cause de Douceur, du soleil ou de ses parents qui se chamaillaient dans la cuisine, Joël se sentait bizarre. Depuis quelque temps, les nuits sortaient de l’ordinaire, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui avait changé.

 

Un beau matin, Douceur sauta du lit et trotta jusqu’à la terrasse, réveillant le jeune homme par la même occasion. Il était encore très tôt, et Joël maudit un instant la chienne d’être si matinale. Grognon, il s’assit dans son lit, se frotta les yeux et jeta un coup d’œil en direction du balcon. Douceur se tenait assise bien droite, dos au jardin, et gardait la truffe en l’air, levée vers le toit. Elle gémissait faiblement. L’adolescent fronça les sourcils, puis décida de se lever. Il enfila un caleçon et rejoignit le labrador qui, visiblement, n’avait pas peur de se faire un torticolis. Intrigué, Joël leva à son tour les yeux et scruta le toit avec attention. En bon détecteur d’Espions, Douceur pleura de plus belle. Se pouvait-il que Camille Laurier se trouvât sur le toit ?

 

Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir. Le jeune homme laissa la chienne à son mur de lamentations et repartit en trombe pour rejoindre le jardin. Dans le couloir, il fit bien attention à ne pas alerter ses parents qui dormaient encore, et descendit dans la cuisine pour emprunter la petite porte de service donnant sur l’arrière-cour de la maison. Par chance, Pierre Ajacier était en train de repenser le jardin et avait embauché un jardinier-paysagiste qui avait laissé une grande échelle contre la façade.

 

En la dépliant, Joël souhaita deux choses : qu’elle fût assez grande pour atteindre le toit et qu’il n’eût pas le vertige. Parce qu’en vérité, il préférait largement garder les pieds sur terre. Il la cala contre le mur, promit à Dieu d’aller plus souvent à l’église s’il s’en sortait vivant, et commença son ascension.

 

–        Ne pas regarder en bas, ne pas regarder en bas… marmonna-t-il, le visage blême, alors qu’il montait un peu plus chaque seconde.

 

L’échelle servant à désépaissir l’immense arbre feuillu, dans lequel s’était cachée la dernière fois Camille, était de bonne taille et recouvrait parfaitement toute la hauteur du pavillon. Cela était d’autant plus terrifiant pour Joël qui voyait déjà le moment où l’échelle basculerait en arrière, l’emportant avec elle.

 

Mais non. Malgré quelques difficultés et après dix longues minutes d’angoisse, le jeune homme parvint jusqu’au bout. Il leva la tête au-dessus de la gouttière et lâcha un hoquet de surprise. En plein milieu du toit s’étalait un sac de couchage noir, duquel s’échappait une tignasse rouge flamboyante. Même s’il se doutait à l’origine d’une présence sur son toit, Joël faillit tomber de son échelle.

 

Une fois remis du choc, il s’extirpa péniblement et posa le pied sur le toit, un endroit de chez lui qu’il n’avait jamais vu et sur lequel il n’avait jamais marché. Sans regarder le jardin tout en bas, il s’approcha du sac de couchage, prêt à passer le savon le plus inoubliable de la vie de Camille Laurier. Bien évidemment, il la reconnut. Elle dormait profondément à cause d’une nuit blanche à vagabonder sur les toits de Bobigny, avant de trouver un hôte en la personne des Ajacier.

 

Joël s’accroupit auprès de l’Espionne et fit un geste pour la réveiller. Il n’eut pas le temps de la toucher que Camille lui attrapât violemment le poignet, se réveillant d’un bond en dégainant un couteau à viande qu’elle leva pour le frapper à la poitrine. Si elle ne l’avait pas reconnu entre les décombres de son sommeil, Joël se serait retrouvé en urgence à l’hôpital Avicenne, et ses parents n’auraient plus été aussi sympathiques avec elle.

 

–        Putain, mais ça va pas ! hurla-t-elle, furieuse, en laissant tomber le couteau sur la toiture. J’aurais pu te tuer, bordel de merde !

 

D’abord choqué (il ne réalisait toujours pas ce qui avait failli se produire), Joël finit par sentir son poignet meurtri qu’avait essayé de lui tordre la rouquine, ainsi que la moutarde lui monter au nez. Il n’en revenait pas qu’il se faisait sermonner par une Espionne. C’était lui qui devait l’engueuler, pas elle ! Elle était sur son toit à lui, en plus !

 

–        Non mais c’est toi qui va pas bien ou quoi ?! protesta le jeune homme sur le même ton. T’as vu ce que t’as failli faire ?! Tu m’as pété le poignet ! Qu’est-ce que tu fous là d’abord ?!

–        Oh et bien…

 

En l’espace d’un instant, Camille perdit toute sa superbe. Elle rougit, puis s’emmitoufla un peu plus dans son édredon à cause de la fraicheur matinale qui lui arrachait quelques frissons.

 

–        Excuse-moi si je t’ai fait peur, je ne dormais que sur une oreille. Les temps ne sont plus très sûrs, surtout sur les toits.

–        Je répète, qu’est-ce que tu fous là ? Pourquoi tu ne dors pas chez toi ?

–        Je ne peux plus, murmura Camille, la tête baissée. Mon appartement est tellement vide et froid depuis que Papa… Tu sais bien.

 

Le visage de Joël se dérida légèrement, mais il ne perdit pas pour autant sa sévérité. Elle l’implora du regard alors qu’il se redressait et lui faisait signe de l’imiter. Elle n’en fit rien et s’accrocha encore un peu plus à son sac de couchage.

 

–        Camille, je suis désolé, mais tu ne peux pas rester ici.

–        S’il te plaît !

–        Il faut que tu t’en ailles.

–        On peut s’arranger ! Avec ton père ! Et… Et si je louais ton toit, hein ?

 

Joël s’étouffa. Elle l’avait surpris bien des fois depuis un an qu’il la connaissait, mais jamais encore elle ne lui avait sorti le coup de la location du toit ! Il savait pourtant qu’elle avait un faible pour celui-ci, elle le lui avait dit chaque fois qu’elle était venue le voir chez lui, mais aujourd’hui, sa requête l’énerva plus qu’autre chose. Il n’avait pas de temps à perdre avec Camille Laurier. Elle voulait rester clouée à côté de la cheminée, louer son toit, dormir à la belle étoile, vivre comme une vagabonde ? Soit. Ce genre de décision le dépassait totalement. L’autorité compétente pour résoudre les problèmes de cet ordre-là n’était autre que son père, le maître des lieux, et c’était donc à lui qu’elle irait se frotter.

 

Il eut beaucoup de mal à arracher Camille de son sac de couchage. Quand elle eut compris qu’il voulait la forcer à avoir un petit entretien avec le sénateur, elle se montra infernale et pas le moins du monde coopérative. Ils se battirent cinq bonnes minutes jusqu’à ce que l’Espionne manquât de tomber du toit du fait de sa bagarre avec Joël. Une fois remise de sa frayeur, elle lui décocha un regard assassin, et accepta de le suivre non sans lui promettre de lui rendre la pareille un jour.

 

Quant aux parents de Joël, ils ne s’attendaient certainement pas à voir débarquer Camille Laurier de bon matin chez eux pour négocier une location du toit ! En effet, Monsieur et Madame Ajacier venaient tout juste de se réveiller et émergeaient lentement devant un café noir lorsque la porte de service s’ouvrit à la volée, laissant apparaître leur fils unique dans la cuisine. Pierre et Flavie firent un bond et manquèrent de faire tomber leur bol sur la table. Quand ils découvrirent Camille à sa suite, en pyjama et les cheveux en bataille, ils écarquillèrent davantage les yeux. Non seulement Joël était debout avant eux, mais en plus, il leur ramenait l’Espionne sur un plateau d’argent. En tout cas, plus aucun doute : ils étaient bien réveillés maintenant.

 

–        Regardez qui j’ai trouvé sur le toit ! lança le jeune homme, amer.

–        Camille, ça alors ! s’exclama Pierre, ravi, en se levant pour aller lui faire la bise.

–        Mais qu’est-ce que tu faisais sur le toit ? ajouta Flavie, alors que Douceur faisait son apparition dans la pièce, curieuse de connaître la raison de ce tapage.

 

Elle resta deux secondes à regarder sa maîtresse d’un air idiot avant de la reconnaître. Après cette courte absence de réaction, les retrouvailles furent très joyeuses. Camille, qui pensait que Douceur lui bondirait dessus pendant des semaines, se sentit soulagée quand le calme regagna l’animal seulement après une centaine d’aboiement et de caresses. La chienne finit par coincer sa truffe entre les jambes de l’Espionne et ne bougea bientôt plus d’une patte.

 

–        Et si tu expliquais à mes parents ce que tu foutais sur le toit ? suggéra Joël, quand le tintamarre causé par Douceur prit fin.

–        Hmm… hésita la jeune fille, à présent très gênée. Je dormais.

–        Tu dormais ? répétèrent les parents, incrédules. Sur le toit ?!

–        Monsieur Ajacier, je suis vraiment désolée… Je voulais vous demander l’autorisation, mais je n’ai pas osé.

–        Mais tu n’as nulle part où dormir ?

–        Oh si. J’ai encore mon appart, mais j’en cherche un autre plus petit, pour Douceur et moi. Pour l’heure, comme c’est l’été et parce que je ne me sens plus à l’aise chez mon père, je préfère dormir sur les toits. Vous avez un toit magnifique, Monsieur Ajacier, je l’ai toujours dit à votre fils.

–        Répète-leur ce que tu m’as demandé, poursuivit l’adolescent.

–        Je ne suis pas sûre que…

–        Allez Laurier, ne te fais pas prier.

–        Et bien… Monsieur Ajacier, accepteriez-vous de me louer votre toit ? lâcha Camille d’une traite, rouge de honte. Je vous promets de le garder propre et en bon état, de respecter le voisinage, de passer inaperçue et d’être réglo dans le paiement du loyer. Votre prix sera le mien.

–        Voilà ! Vous avez la preuve que cette fille est totalement dérangée ! Louer le toit ! Je te préviens, Papa, si tu lui dis oui, c’est moi qui déménage ! Je ne veux pas me coucher en me disant qu’elle dort au-dessus de ma chambre !

–        Je vous assure que vous ne remarquerez même pas que je l’habite ! Vous avez ma parole, Monsieur Ajacier, et vous savez ce qu’on dit de la parole d’un Espion…

 

Pierre écoutait les protestations de son fils et les prières de Camille en se massant la tempe. Cette discussion plutôt très animée aurait mieux fait d’avoir lieu à un autre moment de la journée qu’à son réveil. Ces deux garnements lui donnaient d’ailleurs un sacré mal de tête. Quant à Flavie, elle paraissait choquée par l’éventualité d’une location de leur toit.

 

–        Mais Camille, s’étonna la mère de Joël, et l’hiver ?

–        Vous avez une cheminée, et j’ai des couvertures.

–        Et la pluie ?

–        Je vous en prie, Madame Ajacier, pas de ça avec moi, déclara Camille qui perdait pourtant son assurance petit à petit.

–        Et pour prendre ta douche ? Aller aux toilettes ?

 

Cul de sac. Camille ne sut quoi répondre, et offrit à la maîtresse de maison un sourire Colgate qui se voulait convaincant, mais qui manquait clairement de crédibilité.

 

–        Vous croyez que je peux aussi louer votre salle de bain et vos W.C. ? fit l’Espionne dans une dernière tentative. Je vous promets que j’irai seulement lorsque personne ne pourra me voir ! Comme ça, je serai sûre de ne pas déranger.

–        Papa, fais attention à ta réponse… menaça Joël, en foudroyant du regard son père.

–        Bien, décida le sénateur, après réflexion. Camille, je n’apprécie guère que tu coures les toits dans mon dos, sans que je sache ce que tu y fabriques. Tu avais promis de me donner de tes nouvelles, et au final, je n’en ai pas eu tellement.

–        Mon téléphone ne captait pas depuis le dernier toit où je me trouvais. Et je n’avais rien d’intéressant à vous raconter.

–        D’où le dilemme suivant : soit tu t’attires des ennuis parce que je ne serai plus de ton côté ; soit tu restes ici, non pas sur le toit, mais dans la maison, de façon à ce que je t’aie bien à l’œil.

 

Flavie n’aurait pas su dire quelle tête était la plus amusante à voir, entre celle de Joël, scandalisé, et celle de Camille, totalement abasourdie par une telle proposition.

 

–        Papa, je t’interdis…

–        Monsieur Ajacier, votre fils…

–        Taisez-vous tous les deux ! Je ne vous demande pas votre avis. Camille, tu prendras la chambre d’ami. Je suppose que Flavie ne verra aucun inconvénient à dresser un couvert de plus sur la table, n’est-ce pas chérie ?

–        Absolument aucun.

–        La chambre d’ami ! Tu veux lui donner la chambre d’ami ?! s’écria Joël, horrifié. Je refuse qu’une Espionne dorme dans la chambre à côté de la mienne ! Je crains pour ma sécurité ! Elle va venir m’égorger dans mon sommeil, je la connais !

–        Pauvre chou, ironisa la rouquine.

–        Joël, c’est comme ça et pas autrement. Tu devras prendre sur toi. Quant à toi, Camille, j’espère que tu ne le chercheras pas jour et nuit. Jusqu’à aujourd’hui, cette maison a toujours été plus ou moins tranquille. Et j’entends bien qu’elle le reste.

 

Ce que Pierre Ajacier ne savait pas, c’était que Camille, Joël, s’entendre, famille, tranquillité, paix, calme, fraternité… relevait de l’utopie.

 

 

Une semaine plus tard.

 

–        Je sors avec Mélissa ! hurla Joël dans le salon, prêt à partir. Je rentrerai pour manger !

 

C’était sa façon à lui d’informer ses parents de sa sortie. Camille regardait les dessins animés à la télévision, Douceur lovée contre elle, et ne put s’empêcher de marmonner quelques gros mots à l’attention de la petite amie de Joël qui lui avait raflé sa place. Après avoir eu le retour positif de ses parents, le jeune homme enfonça les écouteurs de son iPod dans ses oreilles, alluma le petit appareil et ouvrit la porte pour quitter le pavillon.

 

–        Qu’est-ce que… ? s’étonna-t-il, en s’arrêtant net sur le palier, alors que Camille se forçait pour ne pas rire.

 

Intrigué par une musique inconnue, il loucha sur l’écran de l’iPod et lut avec horreur tous les nouveaux titres qu’il ne connaissait pas et qu’il ne se souvenait pas d’avoir enregistrés dans la mémoire du baladeur.

 

–        Rupture song ?! Lovefool ?! New York avec toi ?! Révolution ?! La Liste ?! You’re the one that I want ?! C’est quoi ce bordel ?! Elles sortent d’où ces chansons pourries ?! Laurier ! J’espère pour ta vie que tu n’as pas trafiqué mon iPod !

–        Ma fifille, qu’est-ce que t’es belle toi, susurra l’Espionne qui gratouillait la gorge de Douceur.

–        Jeune et con ! Toi et Moi ! Comme un boomerang ! Je pense à nous ! Love story ! Oh putain ! Ça va chier des bulles ! T’es morte ! T’es morte !

 

Furieux, il se dirigea vers le canapé où se détendait l’Espionne, prêt à l’étrangler. C’était sans compter la balle de tennis que Douceur avait laissé traîner là, sur laquelle il marcha par inadvertance – un grand classique. Il tomba sans faire exprès sur Camille qui, aussitôt, enroula ses bras autour de son cou et ses jambes autour de sa taille. Et pour le faire enrager au maximum, elle frotta sa joue contre la sienne, tout en ronronnant de plaisir. Douceur voulut se joindre à cet élan d’amour, et léchouilla tendrement l’oreille du jeune homme qui se débattait.

 

–        Hmm… J’avais oublié ce que c’était un câlin avec toi, Joël.

–        Lâche-moi, sangsue ! Papa, aide-moi ! Je suis en train de subir des attouchements sexuels ! Papa !

 

Dans la cuisine, Pierre et Flavie levèrent les yeux au plafond. Depuis l’arrivée de Camille, une nouvelle forme de vie avait fait son apparition. Les disputes et chamailleries éclataient dans la maison du réveil jusqu’au coucher de ces deux garnements. Un remake de Verdun en somme.

 

–        Je commence à croire qu’on a mieux fait d’avoir un fils unique. Tu imagines, vivre comme ça, avec deux enfants, pendant toutes ces années ?

–        Je ne préfère même pas y penser.

–        Papa ! hurla Joël depuis le salon. Douceur s’y met aussi ! Viens m’aider !

 

Flavie jeta un œil interrogateur à son mari, qui semblait de plus en plus amusé par les protestations et appels à l’aide de son fils.

 

–        Tu comptes aller le sortir des griffes de Camille, j’espère ?

–        Oh oui… mais j’attends encore dix minutes, histoire de voir comment il s’en sort tout seul, répondit le sénateur, les yeux pétillants de malice.

–        Chéri, tu es sadique, sourit son épouse.

–        Avoue qu’on n’a jamais autant ri depuis que Camille est là. Autant en profiter encore un peu.

 

Dix minutes plus tard, la rouquine ne semblait toujours pas décidée à relâcher Joël Ajacier et donnait de l’ampleur à un câlin déjà énorme. Par malchance, Douceur avait pris le dessus et s’était installée de tout son poids sur le jeune homme pour lui lécher le nez. Jeune homme qui était déjà semi-étranglé par l’Espionne, bien encline à profiter de sa position pour lui faire des papouilles exagérées et lui mordiller la peau du cou. Pierre Ajacier eut pitié de son fils et pria à contrecœur Camille de le relâcher – c’était tellement dommage d’arrêter un si drôle divertissement !

 

La jeune fille dut bien s’y résoudre et, après avoir frotté son nez mutin contre son oreille pour le faire enrager une dernière fois, elle demanda à Douceur de bien vouloir pousser son fessier de là et desserra sa propre étreinte autour de sa victime. Joël eut tôt fait de s’écarter de cette diablesse et de se masser le cou endolori par la poigne de Camille. Il préféra battre en retraite. Pour le moment. Il se promit de se venger ultérieurement, le temps de rassembler des idées et de concocter un plan encore plus machiavélique que celui de la roublarde qui lui servait de sœur (c’était comme ça que prenait un malin à la désigner Flavie devant lui).

 

Joël se leva et prit la direction de la cuisine pour toucher deux mots à ses parents, non sans lancer un regard empli de soupçons derrière lui. Camille le suivait en trottinant joyeusement, revigorée par sa dose de câlins. L’air mi-curieux mi-amusé, elle s’arrêta à l’entrée de la pièce pour écouter le jeune homme.

 

–        J’apprécie le soutien parental ! protesta-t-il, les poings sur les hanches. Que Douceur ne m’aide pas, je le conçois : elle est corrompue par sa maîtresse. Mais vous, Papa-Maman, vous êtes censés être de mon côté ! Les liens du sang, bordel !

 

Mais ses parents firent la sourde oreille. Ils avaient repris leur activité, chacun de leur côté. Pierre Ajacier consultait désormais son agenda de l’été en même temps que son Blackberry, pendant que sa femme farfouillait le frigidaire à la recherche du prochain déjeuner. Douceur dut probablement sentir arriver l’heure de cuisiner, et se hâta de la rejoindre pour l’assister dans la préparation du repas.

 

–        Ça alors ! s’exclama Flavie, le nez dans le congélateur. Où est passé le pot de Häagen-Dazs au caramel ? Il était encore là hier soir !

–        Cherche pas, c’est Laurier, lança Joël alors que Douceur jetait un regard désapprobateur à sa maîtresse (Douceur ne rigolait pas avec la nourriture de Madame Ajacier).

–        Mais n’importe quoi, toi ! beugla l’intéressée, qui néanmoins prenait une couleur rouge pivoine.

–        Je t’ai entendue te lever cette nuit. Puis tu ne vas pas me faire croire que tu n’avais pas repéré le pot Häagen-Dazs depuis perpét’ !

–        Camille, c’est vraiment toi qui as tout mangé dans la nuit ?

–        Je vis très mal ma rupture avec votre fils, Madame Ajacier, justifia la rouquine avec un sourire gêné.

–        L’excuse, marmonna Joël. En plus, celui au caramel, c’était mon préféré. Comme par hasard. Je suis certain que c’était encore pour me faire chier. Bon allez, je me tire. Avec toutes tes conneries, je suis en retard pour mon rendez-vous avec Mélissa.

–        Je peux venir ? essaya Camille, malicieuse. On pourrait jouer au Scrabble !

–        Crève.

 

 

Le matin de ses dix-huit ans, on toqua à la porte de la chambre de Joël. Il venait à peine de se réveiller et était en train de s’habiller. Croyant que c’était sa mère qui avait enfin compris qu’elle devait frapper avant d’entrer, il invita la personne à s’introduire. Il vit alors la tête de Camille dépasser de la porte entrouverte, et il regretta amèrement ses paroles.

 

L’Espionne finit par entrer totalement dans la pièce et ferma en silence la porte derrière elle. Le jeune homme soupira, mais prit le temps de la détailler quelques secondes. Camille avait relevé ses cheveux avec une pince, et c’était la première fois qu’il la voyait le visage dégagé ainsi. Cette fille-là paraissait bien plus gentille que celle qu’il avait toujours connue. Elle portait une robe rouge vermillon qui lui arrivait au-dessus des genoux. Du léger décolleté s’échappait une longue cicatrice rouge qui leur rappelait à tous les deux de mauvais souvenirs.

 

–        Hmm, fit la rouquine, replaçant une mèche folle derrière son oreille et évitant soigneusement le torse nu de Joël. Joyeux anniversaire, Ajacier.

 

Elle hésita deux secondes, puis lui tendit avec maladresse un petit cadeau qu’il refusa net. Il ne voulait recevoir aucun présent de cette fille. Après tout, elle l’avait bien trahi.

 

–        Merci, mais je n’en veux pas. Tu peux le garder.

–        Mais c’est rien du tout ! s’écria la rouquine. Prends-le, ça va pas te tuer !

–        Désolé, c’est contre mes principes.

–        Tes principes, tu sais où je me les carre ?!

–        S’il te plaît, Camille, n’en rajoute pas… soupira-t-il alors qu’elle affichait un air malheureux. C’est assez difficile comme ça.

–        Allez, merde ! Je fais des efforts, moi, et toi, t’en fais aucun ! brailla la rouquine, les larmes aux yeux.

–        Bon d’accord, d’accord !

–        Je suis la seule à être gentille dans cette baraque, tu pourrais au moins me remercier d’avoir pensé à toi pour ton anniversaire !

–        D’accord, j’ai dit ! Ça va, je le prends, ton cadeau… Sinon ça va me retomber dessus et on va dire que c’est moi le méchant !

 

Camille renifla et lui tendit à nouveau son présent. Il ouvrit le petit paquet pendant que l’Espionne essuyait ses larmes de crocodile. Elle affichait désormais un grand sourire, fière de son cadeau et guettant la réaction de Joël. Ce dernier lut d’un air hébété le titre du CD qu’elle lui avait offert.

 

–        Beethoven. Gé-nial, commenta le jeune homme d’un ton qu’il espérait convaincant.

–        Tu avais adoré La Lettre à Elise ! Tu te souviens ? Tilalilalilala…lalalala, lalalala, tilalilalilala, lalalala-lalalala…

–        Euh, oui… Certes.

–        Il y en a tout plein d’autres dans ce CD, qui sont aussi bien ! Comme c’est un bon souvenir qu’on a en commun, toi et moi, j’ai pensé que ça te ferait plaisir…

 

Joël vit les joues de Camille rosir et se sentit un peu gêné. Avoir une discussion civilisée avec elle était déjà très embarrassant, mais cela l’était encore plus quand elle laissait tomber son masque d’Espionne redoutable. Il la remercia avec maladresse, puis le silence retomba dans la pièce. Voyant que Joël ne ferait pas plus d’efforts pour faire avancer leur relation pour le moment, Camille sourit tristement et quitta la chambre.

 

Ce n’est qu’un peu plus tard dans la journée que les choses évoluèrent d’un pas. Si cela ne résolut pas pour autant le conflit entre les deux jeunes gens, ils eurent néanmoins de quoi réfléchir. Dans le courant de l’après-midi, Joël remarqua à sa plus grande horreur qu’il devait retrouver Mélissa dans moins d’une heure et qu’il n’était pas rasé. Paniqué, il se réfugia dans la salle de bain et fit un bond en découvrant Camille enroulée dans sa serviette qui sortait tout juste de la douche. Surprise par cette arrivée inopinée, elle resta aussi abrutie que lui.

 

–        Euh, désolé… J’ai cru que c’était libre… bredouilla Joël, honteux.

–        Hmm, j’ai dû oublier de verrouiller la porte après être revenue tout à l’heure… se justifia la jeune fille sur le même ton.

–        Je repasserai.

–        T’en avais pour longtemps ?

 

Joël interrompit son demi-tour vers la sortie et se retourna pour fixer avec incertitude la rouquine, qui essorait paisiblement ses cheveux roux sombre au-dessus la douche.

 

–        Je voulais me raser.

–        Bah, fit Camille en haussant les épaules, fais-le.

–        Mais…

–        C’est pas comme si j’allais faire tomber ma serviette là, maintenant, tout de suite.

 

Joël acquiesça et se colla contre le lavabo, sans regarder plus longtemps l’adolescente. Il essaya de ne penser qu’à son rendez-vous. Pendant qu’il appliquait la mousse à raser sur sa mâchoire, Camille restait absorbée par ses cheveux qui ruisselaient abondamment. Le jeune homme l’observa malgré lui dans le miroir, occupée à frotter sa masse capillaire avec une petite serviette de bain. Elle lui tournait le dos et il put apercevoir le même hématome qu’il avait vu le soir où ils avaient fait l’amour pour la première fois. Joël ne le voyait pas entier, mais il remarqua qu’il avait jauni. Combien de fois s’était-il posé des questions sur les bleus qui parsemaient le corps de Camille Laurier ? Maintenant qu’il connaissait tout de sa nature, se pouvait-il que ces traces de coups eussent un lien avec les Espions ? Le doute l’assaillit, et il l’interrogea. C’était plus fort que lui.

 

–        Qui t’a fait ça ?

–        Quoi ? s’étonna Camille, qui se tourna vers lui et émergea de la serviette qui lui tombait sur le visage.

–        L’hématome dans ton dos. Et les autres.

–        Oh. Ça. – Elle étira un sourire malicieux – Ma foi, Nathan a toujours rêvé d’obtenir les bonnes grâces du patron. Il doit en être proche maintenant, tu me diras. On peut lui pardonner sa jalousie ; après tout, ce p’tit gars cherche juste de la reconnaissance.

–        C’est Nathan qui te frappait ? s’écria Joël, choqué.

–        Un peu Eddy aussi. Mais surtout Nathan, oui. Tu croyais quoi ? Que les Espions se traitaient comme des frères ? Non, mon garçon, chez nous, si t’es la favorite, tout le monde veut te tuer.

–        Et Michaël ne disait rien ? Tu ne vas pas me faire croire qu’il ignorait ça !

 

Tout sourire, Camille reposa sa serviette sur le portant et jeta un regard attendri sur Joël.

 

–        Nathan s’en prenait à moi quand Michaël avait le dos tourné. Cela dit, je crois qu’il n’ignorait pas ce qu’il se passait dans le groupe, notamment en ce qui concerne ma relation avec Nathan. Cependant, c’est un leader. Michaël a des favoris, c’est vrai, mais il ne prend pas parti. C’est comme ça que ça marche. Tout le monde se bat pour le roi, et il ne va pas arrêter quelque chose qui flatte son égo ! Et il a raison. À sa place, je ferais pareil.

–        C’est bizarre chez vous… marmonna Joël, alors qu’il faisait glisser le rasoir sur sa joue avec précaution. Ça fait longtemps que t’es la chouchoute ?

–        Je l’ai été pendant deux ans. Depuis le début, jusqu’à aujourd’hui.

–        Deux ans ? Ça fait deux ans que tu fais exploser les ambassades ?!

 

L’Espionne éclata d’un grand rire franc qui fit bondir l’estomac du jeune homme. Il ne l’avait jamais vue si ouverte à la discussion, et il commençait à comprendre pourquoi son père en était si fasciné.

 

–        Je n’ai jamais fait exploser les ambassades, Joël ! Je n’ai même jamais eu un rôle de terroriste, un mot que vous font croire les médias à tort ! Pendant deux ans, je n’ai rien fait. Michaël a passé son temps à me former et à me garder dans l’ombre de son aile. Je comprends sa décision parce que j’étais mineure, mais tout de même, Nathan et Eddy ont eu des responsabilités bien avant moi, alors que j’étais là bien avant eux ! Non Joël, je n’ai eu qu’une seule mission, après avoir bataillé pendant des mois au passage, et cette mission, c’était toi.

 

Le visage de Joël se referma, et Camille regretta aussitôt ses mots. Pour une fois qu’ils s’adressaient la parole et qu’ils avaient une discussion civilisée et longue, voilà qu’elle lui rappelait involontairement de mauvais souvenirs. Le jeune homme se nettoya le visage à la hâte, pressé de s’en aller. Il s’essuya sans un mot et rangea son matériel dans le tiroir. La rouquine bondit sur lui et s’agrippa à son cou pour l’empêcher de partir, mais il ne semblait pas vouloir lui accorder cette faveur.

 

–        Joël, écoute-moi, il faut qu’on s’explique !

–        Mais qu’on s’explique quoi, au juste ? s’écria le jeune homme en colère. Tu t’es foutue de ma gueule depuis le début !

–        Tu ne sais pas tout !

–        Et je n’ai pas besoin d’en savoir plus !

 

Il se dégagea de son étreinte et s’éloigna vers la sortie, mais dans une dernière tentative désespérée, Camille vint se placer entre la porte et lui, presque implorante.

 

–        J’essaie d’être honnête !

–        C’est un peu tard.

 

Joël l’écarta de son passage et quitta la salle de bain sans se retourner, laissant derrière lui l’Espionne qui éclata en sanglots.

 

Pour se venger, Camille espionna Joël et Mélissa lors de leur rendez-vous et fit exprès de se faire voir d’eux pour leur gâcher le plaisir d’être ensemble. Furieux, le jeune homme était allé la trouver, et le savon qu’il lui avait passé avait été tellement mémorable, que si Camille continua de surveiller ce couple qui l’écœurait tant, elle resta tout du moins cachée.

 

Le grand scandale éclata le soir même, lorsque la rouquine avait profité de l’absence de Joël, qui prenait sa douche, pour se connecter sur sa session Facebook. Cet abruti avait enregistré son mot de passe par défaut sur son navigateur internet ! Moins d’une demi-heure plus tard, Mélissa avait téléphoné à son petit ami, folle de rage, pour lui demander des explications concernant son statut. D’abord étonné, Joël était allé lui-même vérifier son profil, où il avait pu lire «Â Joël Ajacier : Camille, tu me rends dingue, je t’aime ! » suivi d’un petit cœur. Son premier geste avait été de supprimer Camille Laurier de ses amis, et son second de se plaindre à son père.

 

–        Papa, Camille s'amuse à saboter ma relation avec Mélissa !

–        Pauvre chou, taquina l’intéressée, qui avait repris du poil de la bête depuis la discussion dans la salle de bain.

–        Toi, hors de ma vue, espèce de vipère !

–        Allons Ajacier, tu exagères… Tu sais, l'amour c'est comme l'économie : si tu respectes pas les cinq règles de la concurrence pure et parfaite, c'est pas rigolo.

–        Je ne te veux pas sur le marché ! répliqua Joël, furieux.

–        Mais si ! Mélissa n'a pas le droit d'avoir le monopole en période de crise !

–        Bon sang, Polichinelle, serais-tu jalouse à ce point ?!

–        Terriblement.

 

La dispute n’était pas allée plus loin, car Pierre avait fait mine d’apercevoir un écureuil dans le jardin, et sans un bon avocat chef de famille, Joël ne pouvait décemment pas se défendre contre l’Espionne. Malheureusement pour le sénateur, Camille avait provoqué un nouveau tapage dix minutes après, lorsqu’elle s’était rendu compte que le nombre de ses amis sur Facebook était passé d’un à zéro.

 

–        Tu as osé me supprimer de tes amis, espèce de salaud !

–        Pourquoi je te ferai pas chier, moi aussi, hein ?!

–        Si tu ne me rajoutes pas dans les cinq minutes qui suivent, je dis à tous tes potes que tu joues à PetVille !

 

 

Très vite, toutes ces chamailleries puériles cessèrent le jour où le sérieux retomba comme une enclume sur le pavillon des Ajacier. C’était une soirée au beau milieu du mois de juillet. Flavie aurait aimé dresser la table sur la terrasse, mais le ciel menaçait les habitants de Bobigny d’un orage sans merci. Au menu : salade de thon. Douceur avait goûté la mayonnaise en avant-première et l’avait validée une heure plus tôt d’un coup de langue sur les babines.

 

–        Camille, tu veux encore de la salade de thon ?

–        Oui, Madame Ajacier, s’il vous plaît, acquiesça la rouquine qui tendit aussitôt son assiette. C’était très bon !

 

Assis à côté d’elle, Joël soupira en silence. Les manières de l’Espionne faisaient bon effet sur ses parents. Elle passait son temps à parler politique et société avec son père, ainsi que d’aider et complimenter sa mère. Ici, elle avait la côte et n’était pas prête de partir, pensait-il avec amertume. Le générique imposant du journal télévisé résonna dans la cuisine et attira l’attention de Joël, qui posa un œil distrait sur la petite télévision pendant que Camille continuait de babiller avec Flavie.

 

–        Mesdames et Messieurs, bonsoir, nous sommes le treize juillet, voici les titres de l’actualité, annonça Claire Chazal, plus grave que jamais, alors que les images défilaient sur l’écran. À quelques heures de la fête nationale, c’est une grande agitation qui règne au sein de la Police judiciaire parisienne. En effet, le bruit court qu’un Espion aurait été arrêté dans l’après-midi. Nos journalistes sont sur place, nous y reviendrons bien entendu dans quelques instants.

 

À l’entente de cette terrible nouvelle, Camille se raidit et laissa tomber sa fourchette sur le carrelage. Choquée, elle se tourna vers la télévision, mais Claire Chazal ne semblait pas vouloir répondre à ses inquiétudes tout de suite, préférant énumérer la suite des grands titres. Après quelques secondes qui parurent interminables à la famille Ajacier, la journaliste revint sur l’Espion arrêté et une discussion en temps réel débuta avec le reporter sur place.

 

–        Bonsoir Jean-Marc.

–        Bonsoir Claire.

–        Où est-ce que vous vous trouvez en ce moment même ?

–        Et bien, Claire, je me trouve actuellement devant le 36, quai des Orfèvres. C’est ici que l’Espion a été conduit en garde à vue, en fin d’après-midi, sous l’œil de plusieurs caméras.

 

Une petite vidéo dans l’angle de l’écran montra effectivement un homme menotté, recouvert d’une couverture pour garder l’anonymat auprès de la presse, entraîné par des policiers un peu secoués par toute cette agitation. Camille ne put le reconnaître, et sentit l’angoisse monter davantage en elle.

 

–        Mais enfin Jean-Marc, l’apparition des Espions remonte à quatre ans… Quatre ans où les forces de l’ordre ne sont jamais parvenues à déceler leur identité, ni même à les filer. C’est un groupe des plus discrets et des plus invisibles, alors comment la police a-t-elle pu mettre la main sur l’un d’entre eux ?

–        C’est justement ce point qui reste très flou, Claire. Le porte-parole de la B.R.I. n’a voulu faire presque aucun commentaire à ce sujet. Nous ne savons à ce jour quelles organisations gouvernementales ont réellement participé à l’arrestation de cet Espion. Je pense notamment au service des renseignements français qui est resté très discret, comme toujours, sur l’affaire. Ce qui est certain, c’est que l’Espion a été découvert sur un projet d’assez grande envergure, à savoir une sorte d’attentat sur les lignes SNCF. C’est, en tout cas, le bruit qui court, mais aucun officier de police ne souhaite faire un communiqué sur l’arrestation et l’identité de l’Espion.

–        Selon vous, Jean-Marc, est-ce que cette toute première arrestation est le début d’une longue série qui amènerait à la destruction du groupe terroriste ?

–        Honnêtement, je crains que ce ne soit aussi facile, Claire. La Police judiciaire est pessimiste sur la richesse des renseignements qu’elle pourrait récolter de cette garde à vue. D’après un gardien de la paix, l’Espion se montre tenace, très tenace, et même s’il aurait avoué facilement son statut et ses activités, il semble rester une langue de plomb concernant ses collaborateurs. La seule information importante que nous avons sur lui, Claire, c’est qu’il s’agit du numéro deux du groupe.

 

Il y eut un petit silence incrédule dans la cuisine. Puis un déclic.

 

–        Tonio ! hurla Camille, horrifiée, qui se leva brutalement et renversa sa chaise. Tonio, c’est Tonio !

 

Personne dans la pièce ne savait qui était Tonio et ne connaissait rien de l’affection que lui portait Camille. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’horreur qui habitait l’Espionne et la folie qui s’emparait peu à peu d’elle. Elle hurlait, s’arrachait les cheveux, pleurait, et hurlait encore à en perdre haleine. Flavie crut un moment qu’elle allait s’emparer d’un couteau pour se tailler les veines et Joël, qui pensait comme sa mère, écarta vivement tous les ustensiles coupants qui traînaient sur la table. Alors qu’elle se dirigeait, hystérique et menaçante, vers la télévision, Pierre prit les devants et bondit sur elle pour l’immobiliser.

 

–        Que va-t-il se passer pour lui alors, Jean-Marc ? continua Claire Chazal.

–        Et bien, Claire, il est à prévoir qu’après la garde à vue, le suspect va être incarcéré dans une maison d’arrêt dans l’attente de son jugement et…

–        Non ! rugit Camille.

–        Joël, éteins la télévision ! ordonna Pierre, qui essayait de la retenir tant bien que mal.

–        Pas lui ! Pas Tonio !

–        Enfin, Camille, remets-toi bon sang !

 

Le sénateur la secoua comme un prunier, bien décidé à lui faire entendre raison. Joël vint lui apporter son aide pour tenter de la maîtriser, mais rien n’y fit. Elle essaya de se dégager, enchaina coup de pied sur coup de pied, griffa à l’aveuglette, et mordit la première main qui passait par là. Pour compliquer les choses, Douceur voulut s’engager elle aussi dans la bataille pour soutenir sa maîtresse et s’en prit à la jambe du sénateur. Ce tableau horrifia Flavie, qui ne savait quoi faire pour aider son mari et son fils à calmer l’Espionne. Camille hurlait encore, mais la gifle impressionnante que Pierre lui donna suffit à lui couper le sifflet et à la remettre bien à sa place. D’abord sonnée par la claque, Camille finit par se redresser, et son air profondément désespéré retrouva toute sa fermeté habituelle, tel que Joël s’en souvenait lorsqu’il abordait avec elle des sujets houleux à l’époque où ils s’adressaient encore la parole.

 

–        Vous avez raison, Monsieur Ajacier, dit-elle d’une voix dure en se massant la joue. Je dois me reprendre. Je pars à Paris dès ce soir.

–        Quoi ?! s’écria la famille entière.

–        Je veux découvrir la décision de Michaël concernant ce retournement de situation. Nous nous sommes trop fait remarquer ces derniers temps. En clair, on est dans la merde. Aujourd’hui est un jour important, notez-le bien : c’est le début de la fin des Espions. Je dois aller à Paris.

 

Sans en ajouter davantage, elle se dégagea de l’emprise de Joël qui la tenait par les épaules et quitta la cuisine en courant, laissant derrière elle le reste de la famille sous le choc. Consterné, le jeune homme se tourna vers son père qui semblait soucieux.

 

–        Papa, j’espère que tu vas l’empêcher d’aller là-bas !

–        Je crains que non.

–        Elle va se faire descendre !

–        Joël a raison, approuva Flavie. C’est de la folie de la laisser partir à Paris pour retrouver Michaël.

–        Malheureusement, je ne suis pas en mesure de faire face à Camille. Si on essaie de s’interposer, elle pourrait nous casser les bras que ça ne m’étonnerait pas.

–        Elle est tarée et stupidement bornée ! Faut la séquestrer !

–        Joël, ça ne servirait à rien. Tu connais Camille. L’empêcher de se rendre à Paris ne la rendrait que plus dangereuse. Et puis, elle sait ce qu’elle fait. Elle est débrouillarde, je ne m’inquiète pas pour elle. Tu oublies de qui on parle. Mais je remarque tout de même, ajouta le sénateur avec un sourire entendu, que tu te fais du sang d’encre pour elle, fiston !

–        C’est pas ce que tu crois, répliqua le jeune homme, qui croisa les bras sur son torse. En bon chrétien, ça me ferait chier qu’elle se fasse zigouiller par Michaël. Je ne suis pas assez mauvais pour souhaiter la mort de quelqu’un, et Camille, même après tout ce qu’elle m’a fait, ne mérite pas de mourir. Je te signale qu’elle est seule contre tous ! En gros, elle est foutue !

–        Ça me touche beaucoup, Ajacier, annonça l’intéressée, ironique, revenant tout juste dans la cuisine. Mais qui t’a dit que j’allais rencontrer les Espions ? Je ne souhaite pas de face-à-face pour le moment. Je vais seulement les épier. À l’heure qu’il est, Michaël a dû sûrement convier tout le monde à un regroupement de première urgence. Tout le monde, sauf moi. Mais je vais y assister quand même. En clandestine.

 

Joël fit un bond et devint livide, gêné d’avoir été surpris dans son élan de compassion. Il se tourna vers la nouvelle venue, et sa mâchoire se décrocha au fur et à mesure qu’il constatait le déguisement de l’Espionne.

 

–        Qu’en penses-tu ? continua-t-elle en se désignant, amusée.

–        Ce sont mes fringues ! explosa Joël, furieux.

–        Oui, c’est un peu grand, je le reconnais, mais avec une ceinture, le jean tient bien. Enfin, si on peut appeler ça un jean. Fringuée en toi, je vais passer inaperçue.

 

En effet, Camille flottait dans le T-shirt large et le baggy de Joël, mais elle semblait très fière de son costume. Elle lui avait même volé sa casquette préférée qu’elle jugeait utile pour cacher ses yeux et ses cheveux trop voyants.

 

–        Oh allez, chéri, ne fais pas cette tête. Tu ne les mets plus.

–        N’empêche que t’aurais pu me demander la permission ! Par contre, je refuse que tu portes cette casquette. Rends-la-moi !

–        Désolée, mon amour, mais le temps m’est compté. Je te la rendrai à mon retour. Oh, ça rime !

 

Joël rugit et bondit sur la jeune fille, qui s’accrocha à son cou et lui planta un baiser sur la joue. Surpris, il resta les bras ballants, complètement hébété.

 

–        Toi aussi, tu vas me manquer, mon cœur ! exagéra Camille, avant de se tourner vers les parents de Joël. Ne vous inquiétez pas pour moi, je rentrerai dans deux jours.

–        Tu peux le promettre ? demanda Pierre, soucieux.

–        Non, je ne crois pas. Si je ne reviens pas, n’appelez pas les flics. Ils vont m’attirer plus d’emmerdes que je n’en ai déjà. Oh, et Madame Ajacier, je peux vous emprunter votre couteau à viande super tranchant ? Question de sécurité. On ne sait jamais.

 

Sans attendre une réponse, elle sauta sur le tiroir et en sortit un immense couteau qu’aucun Espion n’aimerait devoir affronter. Elle parut le juger totalement adéquat et l’enfouit dans une petite sacoche empruntée aussi au jeune homme.

 

–        Hé, fais gaffe, c’est un Lacoste ! crut bon d’ajouter Joël, peu rassuré par la présence d’un couteau d’une telle envergure dans son sac de marque.

 

La rouquine promit et s’avança vers le hall d’entrée, suivie par la famille Ajacier qui lui promulguait mille recommandations et lui faisait jurer de ne pas risquer bêtement sa vie. Elle allait partir lorsque Joël l’arrêta. Son cœur se gonfla d’espoir. Peut-être allait-il l’embrasser. Ou la serrer contre lui. Ou la supplier de faire attention à elle. Elle n’en demandait pas plus. Mais il ne fit que pivoter la grosse casquette sur le crâne de l’Espionne, avec pour seule justification :

 

–        Ça fait plus cool.

–        Yo mec, répondit tristement Camille.

 

 

Dans le métro qui l’amenait à Paris, la rouquine souriait mystérieusement. Alors qu’elle faisait le point sur les récents évènements, elle constatait avec plaisir que le groupe terroriste avait désormais un genou à terre.

 

En effet, plus rien n'allait chez les Espions. La presse ne cessait de parler d’eux. Les citoyens et les forces de l’ordre se méfiaient de plus en plus. Michaël était seul. Le numéro deux, Tonio, avait été découvert et arrêté par la police. Le numéro trois, elle, la traîtresse répondant au nom de Camille Laurier, représentait une énorme menace. Celle qui s’autoproclamait leur plus grande ennemie et qui avait juré leur perte possédait leur expérience ainsi que bon nombre d'informations. De quoi les faire flipper.

 

Oui, l'empire s'écroulait.

Michaël devait prendre une décision.

Et Camille était curieuse de savoir laquelle.

 

 

Les jours passèrent et Camille, qui avait annoncé son retour au bout de deux jours, ne revenait toujours pas. Toute la famille Ajacier était à fleur de peau. Pierre était désagréable avec tous ses compagnons du Sénat avec qui il discutait par téléphone, Flavie se rongeait ses beaux ongles jusqu’au sang, et Joël n’avait pas raté une occasion d’engueuler son père dès que les quarante-huit heures s’étaient écoulées.

 

–       Ah, c’est vraiment malin, Papa ! Vraiment ! Elle a sans doute été flinguée dans un endroit secret de Paris à l’heure qu’il est ! On va faire comment pour la retrouver, hein ?! Je te l’avais dit, qu’il fallait l’empêcher d’aller là-bas ! Elle nous aurait peut-être cassé les bras, mais à nous trois, on l’aurait séquestrée, et elle serait toujours ici, à continuer à me faire chier et à me pourrir la vie !

 

Ruminer ne faisait pas avancer les choses, mais au moins, cela occupait Joël. La famille vivait quotidiennement dans la peur et l’appréhension, espérant encore un retour de l’Espionne. Mais Camille ne donnait toujours aucune nouvelle, et le découragement commençait à s’accentuer d’heure en heure.

 

La quatrième nuit qui suivit le départ de l’Espionne, c’est la soif qui réveilla Joël des bras de Morphée. Il faisait très lourd dans sa chambre, et pour ne pas arranger les choses, Douceur dormait contre lui en bon radiateur vivant. Il se leva difficilement, ensuqué par le sommeil et la chaleur, et descendit à la cuisine avec l’objectif de boire un verre d’eau bien fraîche. Le jeune homme s’arrêta à mi-chemin, au milieu des escaliers, pour tendre l’oreille. Il était persuadé d’avoir entendu un petit tintement discret. Comme un trousseau de clés. Il attendit quelques secondes dans le noir et allait baisser les bras lorsqu’un grattement plus fort résonna dans le hall. Joël resta immobile à regarder la porte d’entrée se déverrouiller, puis s’ouvrir dans un grincement.

 

Un garçon passa la porte et la referma derrière lui, en prenant bien soin de la fermer à clé. Allons bon, un voleur, rien que ça. Joël n’était même pas surpris. En réalité, plus rien ne le surprenait depuis sa rencontre avec Michaël. Le jeune cambrioleur se tourna dans sa direction et parut distinguer la présence de l’adolescent sur les escaliers. Avec un sourire ironique, il appuya sur l’interrupteur pour couper court à tout suspense. Le salon s’éclaira vivement, éblouissant au passage Joël dont les yeux n’aimaient pas être maltraités de la sorte.  

 

–        C’est pas à une heure à être debout, Ajacier.

 

Joël écarquilla les yeux, et reconnut son baggy, son T-shirt, sa casquette, sa sacoche Lacoste intacte et sous ce déguisement, Camille Laurier. Elle lui sourit, visiblement éreintée, alors qu’il sentait un énorme poids s’envoler de ses épaules.

 

–        Va chercher ton père, continua-t-elle en forçant sur sa voix pour paraître sévère.

–        Mais…

–        Tout de suite. Et ramène son Blackberry.

 

Il n’osa pas désobéir et fit demi-tour en courant, cette fois bien réveillé. Une minute plus tard, Flavie et Pierre Ajacier déboulaient les escaliers, leur fils sur les talons. Camille avait assiégé la cuisine et ils la découvrirent en train d’avaler des petits pains au lait l’un à la suite de l’autre. Elle les mâchait à peine.

 

–        Camille ! s’écria Flavie, soulagée. Tu nous as fait une de ces peurs !

–        Tu ne devais pas mettre plus de deux jours, gronda le sénateur.

–        Madame Ajacier, Monsieur Ajacier, salua seulement Camille, la bouche pleine.

 

Elle avala la brioche, but une grande gorgée d’eau directement à la bouteille, et s’attaqua au saucisson. Blasé, Joël se cogna le front. Cette gourdasse n’avait ni mangé ni bu depuis quatre jours.

 

–        Bon sang, Camille, où étais-tu passée ?!

–        Monsieur Ajacier, ce n’est pas là le problème. Le problème, c’est les Espions. Prenez votre Blackberry. Il faut envoyer un message à tous vos collègues qui trempent dans la politique. L’information doit être diffusée le plus largement possible.

 

Confus, le sénateur tapota maladroitement sur l’appareil, mais Joël le trouva tellement long pour arriver au menu des textos qu’il préféra prendre la relève.

 

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Keina
Posté le 06/02/2011
Oh bah, c'est dommage qu'il n'y ait pas un seul commentaire pour cette première partie... alors, même si je n'ai pas fini le chapitre 9, je m'y colle ! 
Déjà, c'est un plaisir de se replonger dans le quotidien de Camille Laurier et Joël Ajacier. Ce début de chapitre était très léger, très humoristique aussi, et je trouve certains dialogues et certaines situations particulièrement savoureux ! Je trouve que dans le registre comique, tu es aussi douée que dans le registre sentimental ou... flûte, je trouve pas le mot. Actionnel ? ^^' Enfin, bref, que dans le registre avec plein d'action et de suspens. 
Voir Camille et Douceur dans le cercle familial Ajacier fait vraiment plaisir. D'ailleurs, Douceur dans ce chapitre est encore une fois une petite pépite de joie et de bonne humeur ! À chaque fois qu'elle apparaît j'ai envie de lui faire plein de câlins ! Par contre je n'ai pas pu m'empêcher de froncer les sourcils quand tu mentionnes que chaque soir Flavie lui laisse quelques restes et lui fait goûter ses sauces. C'est pas bon pour sa ligne, non mais ! Elle va finir énorme avec ce régime ! è_é
Bref, sinon les bagarres entre Camille et Joël, les réflexions moqueuses de papa Ajacier, la tendresse de Flavie, tout ça fait de ce chapitre un bonbon à déguster tendrement. La scène où Camille demande à papa Ajacier de "louer" son toit restera d'anthologie pour moi. Mais je me doute que la fin du chapitre va perturber un peu tout ça... J'espère que ça finira bien pour Joël et Camille quand même !
La Ptite Clo
Posté le 06/02/2011
Keinaaaaaaa ! Câlinscâlincâlincâlincâlinouuuus ! ^^ (Wii, je suis d'humeur câline ce soir =D)
Je suis très contente que cette suite te plaise. Je me sens bien mieux à l'aise dans la comédie et le quotidien que dans "l'actionnel", mais ça me fait toujours plaisir de savoir que ce que j'écris passe plutôt bien. ^^ Après une histoire sous haute-pression, j'avais besoin de décompresser et je me suis fait plaisir avec ces scènes.
Le succès de Douceur m'émoustille tout autant, je ne pensais pas qu'elle serait tant appréciée quand je l'ai inclue dans l'histoire. Mais bon, tu as raison, elle est là pour amener un peu de douceur dans ce monde de brutes. D'ailleurs, tu savais que Douceur et son noeud de velours existe... en peluche ? ^^ (Roh faudra que je pense à mettre une photo !) Ce matin, -j'avais déjà eu connaissance de ton commentaire-, je lui ai fait un gros câlin de ta part. =D Et sinon ne t'inquiète pas pour sa ligne, Douceur ne vivra pas toujours avec Flavie (Camille n'est pas aussi cool avec sa gamelle xD).
Bref, tu arrives bientôt à la toute fin alors je ne t'en dis pas sur le dernier mot de l'histoire... Pour Joël et Camille, tout reste encore à voir ! ;)
Un énorme merci à toi et pleiiiins de gros bisous (et une léchouille de la part de Douceur). ;) 
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