Chapitre Neuf : Le Truc
Â
« À lunanimité ce quil y a de mal, je lai mis de côté, je serai sage »
Â
Â
Le pelage de Douceur brillait de mille feux. Camille était très fière du résultat de ces deux heures passées dans la salle de bain avec sa chienne. Douceur pouvait à elle toute seule être utilisée comme loupiote dans la nuit tellement elle était blanche ! De plus, la jeune fille avait eu la patience de nettoyer ses oreilles de labrador, et lui avait même limé ses griffes.
Â
        Ma fille, c'est toi la plus belle, s'extasia Camille, admirative. Joël Ajacier ne pourra pas te résister. Sitôt il te verra, Mélissa Beauchamp finira vite aux chiottes !
Â
Douceur jappa, ravie, et se laissa nouer autour du cou un nud rouge en velours, le top du top de la séduction canine. Camille ne savait plus trop comment lui était venue l'idée d'utiliser l'affection du jeune homme envers lanimal pour l'attirer dans ses filets. Mais cétait, selon elle, une sacrément bonne idée. Quelques gouttes de parfum, et Douceur était prête à partir à la conquête de Joël Ajacier.
Â
À nouveau, Camille devait se séparer de sa chienne pour quelque temps. Son cur se serrait lorsqu'elle y songeait, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait rendre très bientôt l'appartement à l'agence immobilière qui gérait la location et elle ne voulait pas imposer à Douceur une vie de vagabonde. D'autant plus que l'animal ne savait pas monter sur les toits, ce qui était bien embêtant. L'Espionne n'avait pas trouvé d'autre solution honnête et dans le bien de Douceur que de la confier à Joël Ajacier, qui ne savait encore rien de ce qui lattendait.
Â
Plus de deux mois sétaient écoulés depuis la rencontre fatidique à la gare désaffectée de Bobigny. Joël nadressait plus la parole à Camille, et maintenant que lété arrivait enfin et quils avaient obtenu tous les deux leur Baccalauréat (Camille avec mention Bien), il pensait ne jamais plus retrouver lEspionne sur sa route. Pour cette dernière, il nétait certainement pas question de baisser les bras ! Camille comptait sur les charmes de Douceur pour le faire souvenir delle, le faire plier et l'obliger à la garder avec lui. Au moins lhistoire dun été.
Â
Fière dêtre si élégante, Douceur se lova avec précaution dans son panier pendant que sa maîtresse se préparait pour la «Â mission commando » dans sa chambre. Camille en ressortit au bout dune demi-heure, vêtue dun treillis et dune paire de rangers. Elle rangea une lettre dans la poche de son uniforme et réajusta la casquette qui camouflait ses cheveux trop voyants à son goût. Puis elle claqua des doigts en adressant un clin dil à sa chienne, qui comprit aussitôt le message : top départ.
Â
Les beaux jours de ce début de juillet sétaient définitivement installés sur Bobigny. Sur le chemin du pavillon des Ajacier, Camille se surprit à ralentir le pas pour profiter pleinement des rayons du soleil. Douceur apprécia aussi cette promenade, bien plus enivrante que les habituelles petites sorties du matin et du soir qui ne servaient quà satisfaire ses besoins. Toutes deux marchaient côte à côte, sereines, observant tout autour delles le décor si familier de la ville. Mais les ballades les plus agréables étaient toujours les plus courtes. LEspionne nen crut pas ses yeux lorsque la grille en fer forgé qui limitait le jardin des Ajacier était apparue pour les accompagner les derniers mètres. Avec un soupir, elle sarrêta avant le portail et saccroupit auprès de Douceur pour lui caresser tendrement lencolure.
Â
       Nous y voilà, ma fille. Ecoute-moi bien, voici notre plan.
Â
Â
Joël et Mélissa plongèrent sur le lit à lunisson. Leur élan fut la cause de la souffrance des ressorts et des quelques rebondissements qui suivirent latterrissage. Fiévreux, ils commencèrent à se déshabiller en toute hâte. La chemise du jeune homme vola à travers la chambre ; la jupe de sa petite amie atterrit brutalement au pied du lit. Ils sembrassaient à perdre haleine, pressés den finir. Joël repoussa avidement les cheveux de Mélissa qui sétaient collés sur sa peau moite, lempêchant de suçoter sa gorge.
Â
En cette période caniculaire du mois de juillet, il avait laissé sa porte-fenêtre entrouverte, de façon à laisser entrer un air frais inexistant pour tenter tant bien que mal de rafraîchir sa chambre. Cest un aboiement qui vint perturber ce moment intime que partageaient les deux amoureux. Joël ny avait tout dabord pas fait attention, mais au fur et à mesure quil senivrait de Mélissa, le bruit de fond commença à le gêner sérieusement.
Â
       Mais quest-ce que tu fous ? grogna la jeune fille, alors quil labandonnait à contrecur et se levait de son lit.
       Ce chien me saoule. Je vais fermer la fenêtre.
Â
Avant dexécuter son geste, la curiosité le poussa à sortir sur le balcon pour essayer de comprendre la raison de ce tapage. Quand il vit Douceur dans son jardin, seule, il poussa un cri effaré. Lanimal leva alors des yeux larmoyants sur lui et gémit assez fort pour lui fendre le cur. Joël fit demi-tour et détala de sa chambre pour aller la retrouver, sans se soucier des protestations de Mélissa. Lorsque la chienne le vit sortir de son pavillon et courir vers elle, elle sélança à son tour et bondit sur lui.
Â
       Ça alors, ma fille, mais quest-ce que tu fais là ? sexclama le jeune homme, qui cajolait tendrement le labrador. Comment as-tu pu arriver jusquici ? Tu tes perdue ? Tu tes enfuie ? Ta maîtresse doit être morte dinquiétude !
Â
Douceur pleura de plus belle et frotta sa truffe contre le torse nu de Joël. Cest alors quil remarqua une petite enveloppe ficelée autour de son ruban de velours. Fébrilement, il la détacha et en sortit les papiers de lanimal, ainsi quune petite feuille où étaient écrits ces quelques mots :
Â
Là où je vais, elle ne peut pas me suivre.
Je sais que tu prendras soin delle.
Â
Blasé, il se frappa le front. Bon sang ! Dans quoi lEspionne était-elle encore allée se fourrer ? À peine remise de son agression à la gare désaffectée de Bobigny, la voilà de nouveau en vadrouille !
Â
       Ah Douceur soupira Joël. Où est-elle ?
Â
La chienne sembla sagiter. Elle se redressa sur ses pattes et se mit à trotter, suivi par le jeune homme, vers un arbre colossal et abondamment feuillu qui servait de parasol au pavillon des Ajacier. Elle sarrêta au pied du tronc et jappa joyeusement, non sans gratter lécorce. Sans trop savoir pourquoi, Joël éclata de rire.
Â
       Tu tes fait griller par ta propre chienne, Laurier ! lança-t-il à larbre.
Â
Limage de Camille cachée dans le feuillage, qui maudissait silencieusement Douceur, lui vint à lesprit et il recommença à pouffer. De sa cachette, peut-être quelle hésitait même à lui envoyer une branche en pleine tête pour le punir de se moquer delle. Un sourire malicieux niché au coin des lèvres, le nez en lair, il fit le tour du tronc dans lespoir dapercevoir lEspionne. Mais cette futée avait choisi larbre le plus haut et le plus touffu, et tout ce que Joël put voir fut quelques branches et une masse de feuilles dun éclatant vert absinthe. Il baissa les bras et revint vers lanimal. Il caressa la gorge de Douceur qui affichait désormais un air malheureux, puis déposa une dizaine de baisers sur sa truffe.
Â
       Tu sais comment je vais tappeler, toi ? Mon détecteur dEspions ! Allez, ne tinquiète pas, ma fifille, elle reviendra. En attendant, tu vas rester ici. Je suis certain que mes parents ne refuseront pas de théberger quelque temps. Dabord, ils nauront pas le choix !
Â
Ils lancèrent un dernier regard à larbre, puis séloignèrent vers la demeure des Ajacier, où Douceur reçut un accueil des plus sceptiques. Mélissa était redescendue au rez-de-chaussée, curieuse de connaître la raison qui avait poussé son petit ami à la quitter si brutalement. Elle ne sattendait certes pas à un chien. Monsieur Ajacier non plus. Il se fâcha même un peu, car il avait toujours refusé à Joël davoir un animal de compagnie à la maison.
Â
       Bon sang Joël, quest-ce que tu ramènes là ?! Il est à qui, ce cleb ?
       Ma fille, tu sais que tes belle, toi ? susurra Joël sans écouter son père, qui ne cessait de caresser le flan de Douceur, laquelle ronronnait de bonheur.
       Mais tu le sors doù ce chien ?! sexclama Mélissa, frustrée.
       Et bien, comment dire Camille me la laissée.
       Camille ?! sétonna Pierre, qui regarda aussitôt lanimal dun air différent.
       Ton ex ? Tu acceptes de prendre avec toi le chien de ton ex ?!
       Ne fais pas cette gueule, Mélissa ! Douceur na nulle part ailleurs où aller !
       Comme par hasard !
       Je ten prie, ne commence pas !
       Tu es vraiment naïf !
       Et toi, complètement parano !
Â
Vexée, Mélissa séclipsa et retourna bouder dans la chambre du jeune homme. Cela naffecta pas plus ce dernier, qui continua de cajoler une Douceur au septième ciel. Pierre le regardait faire, tout en se demandant comment il allait expliquer à sa femme la présence de lanimal lorsquelle reviendrait du supermarché. Une autre interrogation le tracassait aussi.
Â
       Tu dis que cest le chien de Camille ?
       Oui. Absolument.
       Alors où est-elle ?
       Jen sais rien.
       Tu nen sais rien ?! Tu veux dire que Camille nous a laissé Douceur et quelle a ensuite disparu comme ça, dans la nature, sans me prévenir ? Bon sang, mais quest-ce quelle fout ?!
Â
Joël ne sut quoi répondre et nosa pas lui montrer le petit mot quil avait décroché du ruban de velours. Il comprenait dune part la colère de son père, qui était plus rassuré de savoir lEspionne à proximité, avec des projets dont il avait plus ou moins connaissance. Ladolescent savait que le sénateur avait contraint la rouquine à linformer de ses déplacements et des actions quelle entreprenait, sous peine de cesser de la couvrir si elle nobéissait pas. Dun autre côté, Camille Laurier faisait ce quelle voulait, et Joël ne doutait pas quelle cachât quelques détails de son quotidien à son père.
Â
       Jespère quelle reviendra récupérer sa chienne Bien entendu, Douceur restera ici aussi longtemps que nécessaire.
       Hmm, répondit distraitement Joël.
       Mais je te préviens. Si tu veux la garder, tu as tout intérêt à ten occuper. Ne compte pas sur ta mère et moi pour la promener deux fois par jour !
Â
De toute façon, le jeune homme nen attendait pas moins de ses parents. Il remercia son père et fit signe à Douceur de le suivre jusquà sa chambre, à létage. Bien entendu, la chienne était ravie de renifler le moindre recoin de la pièce et de découvrir cet endroit inconnu qui appartenait à un être cher. Elle resta dabord sceptique devant laquarium de Joël, puis le trouva si divertissant à son goût quelle sassit devant et observa longtemps, très longtemps, les poissons nager dans leau. Mélissa lui attribua un air un peu bête, mais malgré le fait que Camille Laurier fût la maîtresse de Douceur, elle finit par apprécier lanimal. Quant à Joël, il était fou de joie à lidée que la chienne partageât la même fascination que lui pour les poissons. Cétait un signe, répétait-il à sa petite amie qui levait toujours au ciel.
Â
Plus tard dans la journée, bien plus tard, alors que la nuit tombait, Joël tenta de renouer une relation charnelle avec Mélissa, chose que naccepta pas Mademoiselle Douceur qui fit de son mieux pour empêcher un tête-à-tête caliente entre les deux amoureux. Le jeune homme essaya pourtant de la traîner jusquau salon, de la pousser vers ses parents, de négocier avec son père pour quil jouât avec elle à «Â va chercher ! » Que nenni ! Douceur voulait rester avec Joël, à regarder les poissons, réclamer des caresses et faire enrager Mélissa, qui elle aussi aurait aimé profiter un peu du seul mâle présent dans la chambre.
Â
Mais Douceur tint bon et le couple finit par baisser les bras, réalisant quils étaient impuissants devant un chien qui avait été dressé par Camille Laurier et qui était de plus stupidement borné. Ils sabstinrent donc de toutes tentatives de câlins approfondis et préférèrent regarder un DVD. Lorsquarriva lheure daller se coucher, Douceur monta sur le lit et se cala entre les deux tourtereaux, coupant court à tout espoir.
Â
Joël avait laissé là encore sa porte-fenêtre grande ouverte ; lair frais de la nuit qui sinfiltrait dans la chambre rendait latmosphère moins lourde et plus apaisante. Et sa négligence permit à Camille Laurier de venir lui rendre une petite visite nocturne.
Â
Il était plus de quatre heures du matin. Le couple dormait profondément, toujours séparé par les bons soins de Douceur, lorsque lEspionne sauta du toit pour atterrir comme un chat sur la petite terrasse de Joël Ajacier. Elle avait préféré rester en chaussettes pour feutrer ses pas, et en profita pour entrer dans la chambre comme une voleuse. Son ombre sagrandit davantage sous la lueur de la Lune et glissa jusquau lit.
Â
Ne plus voir Joël, Camille en était incapable. En être éloignée, cétait impossible. Ne plus jamais lembrasser, ce nétait même pas envisageable. Pénétrer chez les Ajacier par effraction était certes risqué, mais plus fort quelle.
Â
Attendrie, la rouquine sourit devant le tableau qui soffrait à elle. Joël dormait à poings fermés, la truffe de Douceur lovée contre le creux de sa hanche, et Mélissa restait un peu en retrait à cause de la chienne qui tenait lieu de barrage. LEspionne félicita Douceur mentalement, puis se rapprocha encore du lit. Elle se sentait totalement émue par son Joël au pays des rêves, tellement paisible, avec ses mèches de cheveux brunes qui lui tombaient sur le visage. Il était même beaucoup plus sérieux dans son sommeil que la journée, et Camille se demanda si ce nétait pas là son futur visage dadulte quil était en train de fabriquer.
Â
Elle se mordit la lèvre, puis se décida à se pencher doucement sur lui. Elle déposa un très, très, très léger baiser sur ses lèvres et se releva, satisfaite. Cest à ce moment-là quelle croisa le regard abruti de Douceur, qui avait senti une présence et sétait réveillée en silence. Camille ouvrit des yeux ronds, Douceur aussi. La maîtresse et sa chienne se toisèrent ainsi, stupéfaites, sans un bruit. Puis lEspionne, qui voyait déjà le pire arriver, supplia du regard lanimal de ne pas la faire remarquer dun «Â je ten prie, je ten prie » inaudible, en reculant lentement vers le balcon. Douceur se redressa un peu plus, sans la quitter des yeux, et se mit à gémir. Pour Camille, cétait le feu vert qui lautorisait à prendre la fuite. Elle prit ses jambes à son cou au moment où le labrador commença à japper.
Â
Ce fut comme une alerte à la bombe. Joël et Mélissa bondirent au plafond, Douceur sauta du lit en aboyant à sen faire mal à la gorge, à la poursuite de Camille qui passait déjà par-dessus la rambarde pour glisser le long de la colonne et se cacher sous le porche. Alerté, Joël quitta son lit pour aller retrouver la chienne et découvrir la raison de ce tapage. Malheureusement, lorsquil arriva sur la terrasse, Camille Laurier avait déjà disparu.
Â
       Ma fifille, quest-ce que tu as vu, hein ? chuchota le jeune homme en saccroupissant près de la chienne pour la caresser.
Â
Douceur pleura et leva tristement la tête vers les étoiles. Elle renifla ensuite lair et posa un il inquisiteur sur le jardin. Joël comprit aussitôt.
Â
       Je vois. Mon détecteur dEspions aurait-il encore frappé ? taquina-t-il tandis quil lui ébouriffait les poils de la tête.
Â
Il reprit son sérieux, un peu inquiet à lidée dêtre observé par cette Espionne trop dangereuse à son goût, et attira lanimal contre lui.
Â
       Ne tinquiète pas, Douceur. Elle reviendra.
Â
Plaquée contre langle du mur, juste en dessous du balcon, Camille sourit et promit silencieusement que oui, elle reviendrait. Toutes les nuits.
Â
Â
Très vite, Douceur avait su se faire adopter par la famille Ajacier. Mélissa lui en voulait toujours de lavoir réveillée à quatre heures du matin, mais Mélissa ne faisait pas partie de la famille, comme aurait pu le penser la chienne si elle avait été dotée dun esprit un peu plus vif.
Â
Pierre Ajacier avait découvert lextrême obéissance de Douceur et félicité Camille pour son travail déducation. Lui qui avait été terrifié à lidée que son fauteuil préféré fût griffé et déchiré, ou que lanimal décidât de se soulager dans la cuisine, fut ravi de constater que Douceur gémissait près de la porte lorsquelle voulait sortir et quelle attendait toujours la permission avant de monter sur le canapé.
Â
Flavie sétait, quant à elle, trouvé une charmante compagnie en la personne de Douceur. En effet, lanimal montrait beaucoup dintérêt à la cuisine de Madame Ajacier, et assistait à chacune de ses préparations culinaires avec un il gourmand. Douceur navait pas connu la mère de Camille, et Monsieur Laurier navait jamais été un fin cuisinier. Aussi, cétait la première fois quelle était spectatrice dune effervescence comme celle où Madame Ajacier sactivait aux fourneaux. Le labrador ne la quittait pas des yeux, du début jusquà la fin de la recette, totalement fasciné par tout lamour quelle mettait à préparer les gamelles des humains. Cette reconnaissance pour la cuisine de Flavie (qui était rarement félicitée par son mari et son fils pour la qualité de ses plats) avait valu à Douceur le privilège de goûter toutes les sauces, et la maîtresse des lieux lui gardait toujours une petite part de ce quil restait du repas, une fois les couverts levés.
Â
Et puis, il y avait Joël. Il ne cessait de pouponner Douceur, qui lui rendait bien tous ses câlins, et ses parents devaient reconnaître quil sen occupait à merveille. Il faisait une impasse sur ses grasses matinées, et se levait chaque matin de bonne humeur, shabillait et partait au parc avec son nouveau skate-board et Douceur attachée à sa laisse. Ils étaient tous les deux ravis de la présence de lautre, et la chienne exauçait le rêve de Joël davoir un véritable animal de compagnie. Douceur avait donc une vie de pacha. Elle noubliait pas pour autant sa maîtresse bien-aimée qui lui manquait terriblement, mais elle regrettait un peu de ne pas avoir connu la cuisine de Flavie et tout ce paradis un peu plus tôt.
Â
Les jours passaient. À chaque fois quil se réveillait, soit à cause de Douceur, du soleil ou de ses parents qui se chamaillaient dans la cuisine, Joël se sentait bizarre. Depuis quelque temps, les nuits sortaient de lordinaire, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui avait changé.
Â
Un beau matin, Douceur sauta du lit et trotta jusquà la terrasse, réveillant le jeune homme par la même occasion. Il était encore très tôt, et Joël maudit un instant la chienne dêtre si matinale. Grognon, il sassit dans son lit, se frotta les yeux et jeta un coup dil en direction du balcon. Douceur se tenait assise bien droite, dos au jardin, et gardait la truffe en lair, levée vers le toit. Elle gémissait faiblement. Ladolescent fronça les sourcils, puis décida de se lever. Il enfila un caleçon et rejoignit le labrador qui, visiblement, navait pas peur de se faire un torticolis. Intrigué, Joël leva à son tour les yeux et scruta le toit avec attention. En bon détecteur dEspions, Douceur pleura de plus belle. Se pouvait-il que Camille Laurier se trouvât sur le toit ?
Â
Il ny avait quun seul moyen de le savoir. Le jeune homme laissa la chienne à son mur de lamentations et repartit en trombe pour rejoindre le jardin. Dans le couloir, il fit bien attention à ne pas alerter ses parents qui dormaient encore, et descendit dans la cuisine pour emprunter la petite porte de service donnant sur larrière-cour de la maison. Par chance, Pierre Ajacier était en train de repenser le jardin et avait embauché un jardinier-paysagiste qui avait laissé une grande échelle contre la façade.
Â
En la dépliant, Joël souhaita deux choses : quelle fût assez grande pour atteindre le toit et quil neût pas le vertige. Parce quen vérité, il préférait largement garder les pieds sur terre. Il la cala contre le mur, promit à Dieu daller plus souvent à léglise sil sen sortait vivant, et commença son ascension.
Â
       Ne pas regarder en bas, ne pas regarder en bas marmonna-t-il, le visage blême, alors quil montait un peu plus chaque seconde.
Â
Léchelle servant à désépaissir limmense arbre feuillu, dans lequel sétait cachée la dernière fois Camille, était de bonne taille et recouvrait parfaitement toute la hauteur du pavillon. Cela était dautant plus terrifiant pour Joël qui voyait déjà le moment où léchelle basculerait en arrière, lemportant avec elle.
Â
Mais non. Malgré quelques difficultés et après dix longues minutes dangoisse, le jeune homme parvint jusquau bout. Il leva la tête au-dessus de la gouttière et lâcha un hoquet de surprise. En plein milieu du toit sétalait un sac de couchage noir, duquel séchappait une tignasse rouge flamboyante. Même sil se doutait à lorigine dune présence sur son toit, Joël faillit tomber de son échelle.
Â
Une fois remis du choc, il sextirpa péniblement et posa le pied sur le toit, un endroit de chez lui quil navait jamais vu et sur lequel il navait jamais marché. Sans regarder le jardin tout en bas, il sapprocha du sac de couchage, prêt à passer le savon le plus inoubliable de la vie de Camille Laurier. Bien évidemment, il la reconnut. Elle dormait profondément à cause dune nuit blanche à vagabonder sur les toits de Bobigny, avant de trouver un hôte en la personne des Ajacier.
Â
Joël saccroupit auprès de lEspionne et fit un geste pour la réveiller. Il neut pas le temps de la toucher que Camille lui attrapât violemment le poignet, se réveillant dun bond en dégainant un couteau à viande quelle leva pour le frapper à la poitrine. Si elle ne lavait pas reconnu entre les décombres de son sommeil, Joël se serait retrouvé en urgence à lhôpital Avicenne, et ses parents nauraient plus été aussi sympathiques avec elle.
Â
       Putain, mais ça va pas ! hurla-t-elle, furieuse, en laissant tomber le couteau sur la toiture. Jaurais pu te tuer, bordel de merde !
Â
Dabord choqué (il ne réalisait toujours pas ce qui avait failli se produire), Joël finit par sentir son poignet meurtri quavait essayé de lui tordre la rouquine, ainsi que la moutarde lui monter au nez. Il nen revenait pas quil se faisait sermonner par une Espionne. Cétait lui qui devait lengueuler, pas elle ! Elle était sur son toit à lui, en plus !
Â
       Non mais cest toi qui va pas bien ou quoi ?! protesta le jeune homme sur le même ton. Tas vu ce que tas failli faire ?! Tu mas pété le poignet ! Quest-ce que tu fous là dabord ?!
       Oh et bien
Â
En lespace dun instant, Camille perdit toute sa superbe. Elle rougit, puis semmitoufla un peu plus dans son édredon à cause de la fraicheur matinale qui lui arrachait quelques frissons.
Â
       Excuse-moi si je tai fait peur, je ne dormais que sur une oreille. Les temps ne sont plus très sûrs, surtout sur les toits.
       Je répète, quest-ce que tu fous là ? Pourquoi tu ne dors pas chez toi ?
       Je ne peux plus, murmura Camille, la tête baissée. Mon appartement est tellement vide et froid depuis que Papa Tu sais bien.
Â
Le visage de Joël se dérida légèrement, mais il ne perdit pas pour autant sa sévérité. Elle limplora du regard alors quil se redressait et lui faisait signe de limiter. Elle nen fit rien et saccrocha encore un peu plus à son sac de couchage.
Â
       Camille, je suis désolé, mais tu ne peux pas rester ici.
       Sil te plaît !
       Il faut que tu ten ailles.
       On peut sarranger ! Avec ton père ! Et Et si je louais ton toit, hein ?
Â
Joël sétouffa. Elle lavait surpris bien des fois depuis un an quil la connaissait, mais jamais encore elle ne lui avait sorti le coup de la location du toit ! Il savait pourtant quelle avait un faible pour celui-ci, elle le lui avait dit chaque fois quelle était venue le voir chez lui, mais aujourdhui, sa requête lénerva plus quautre chose. Il navait pas de temps à perdre avec Camille Laurier. Elle voulait rester clouée à côté de la cheminée, louer son toit, dormir à la belle étoile, vivre comme une vagabonde ? Soit. Ce genre de décision le dépassait totalement. Lautorité compétente pour résoudre les problèmes de cet ordre-là nétait autre que son père, le maître des lieux, et cétait donc à lui quelle irait se frotter.
Â
Il eut beaucoup de mal à arracher Camille de son sac de couchage. Quand elle eut compris quil voulait la forcer à avoir un petit entretien avec le sénateur, elle se montra infernale et pas le moins du monde coopérative. Ils se battirent cinq bonnes minutes jusquà ce que lEspionne manquât de tomber du toit du fait de sa bagarre avec Joël. Une fois remise de sa frayeur, elle lui décocha un regard assassin, et accepta de le suivre non sans lui promettre de lui rendre la pareille un jour.
Â
Quant aux parents de Joël, ils ne sattendaient certainement pas à voir débarquer Camille Laurier de bon matin chez eux pour négocier une location du toit ! En effet, Monsieur et Madame Ajacier venaient tout juste de se réveiller et émergeaient lentement devant un café noir lorsque la porte de service souvrit à la volée, laissant apparaître leur fils unique dans la cuisine. Pierre et Flavie firent un bond et manquèrent de faire tomber leur bol sur la table. Quand ils découvrirent Camille à sa suite, en pyjama et les cheveux en bataille, ils écarquillèrent davantage les yeux. Non seulement Joël était debout avant eux, mais en plus, il leur ramenait lEspionne sur un plateau dargent. En tout cas, plus aucun doute : ils étaient bien réveillés maintenant.
Â
       Regardez qui jai trouvé sur le toit ! lança le jeune homme, amer.
       Camille, ça alors ! sexclama Pierre, ravi, en se levant pour aller lui faire la bise.
       Mais quest-ce que tu faisais sur le toit ? ajouta Flavie, alors que Douceur faisait son apparition dans la pièce, curieuse de connaître la raison de ce tapage.
Â
Elle resta deux secondes à regarder sa maîtresse dun air idiot avant de la reconnaître. Après cette courte absence de réaction, les retrouvailles furent très joyeuses. Camille, qui pensait que Douceur lui bondirait dessus pendant des semaines, se sentit soulagée quand le calme regagna lanimal seulement après une centaine daboiement et de caresses. La chienne finit par coincer sa truffe entre les jambes de lEspionne et ne bougea bientôt plus dune patte.
Â
       Et si tu expliquais à mes parents ce que tu foutais sur le toit ? suggéra Joël, quand le tintamarre causé par Douceur prit fin.
       Hmm hésita la jeune fille, à présent très gênée. Je dormais.
       Tu dormais ? répétèrent les parents, incrédules. Sur le toit ?!
       Monsieur Ajacier, je suis vraiment désolée Je voulais vous demander lautorisation, mais je nai pas osé.
       Mais tu nas nulle part où dormir ?
       Oh si. Jai encore mon appart, mais jen cherche un autre plus petit, pour Douceur et moi. Pour lheure, comme cest lété et parce que je ne me sens plus à laise chez mon père, je préfère dormir sur les toits. Vous avez un toit magnifique, Monsieur Ajacier, je lai toujours dit à votre fils.
       Répète-leur ce que tu mas demandé, poursuivit ladolescent.
       Je ne suis pas sûre que
       Allez Laurier, ne te fais pas prier.
       Et bien Monsieur Ajacier, accepteriez-vous de me louer votre toit ? lâcha Camille dune traite, rouge de honte. Je vous promets de le garder propre et en bon état, de respecter le voisinage, de passer inaperçue et dêtre réglo dans le paiement du loyer. Votre prix sera le mien.
       Voilà ! Vous avez la preuve que cette fille est totalement dérangée ! Louer le toit ! Je te préviens, Papa, si tu lui dis oui, cest moi qui déménage ! Je ne veux pas me coucher en me disant quelle dort au-dessus de ma chambre !
       Je vous assure que vous ne remarquerez même pas que je lhabite ! Vous avez ma parole, Monsieur Ajacier, et vous savez ce quon dit de la parole dun Espion
Â
Pierre écoutait les protestations de son fils et les prières de Camille en se massant la tempe. Cette discussion plutôt très animée aurait mieux fait davoir lieu à un autre moment de la journée quà son réveil. Ces deux garnements lui donnaient dailleurs un sacré mal de tête. Quant à Flavie, elle paraissait choquée par léventualité dune location de leur toit.
Â
       Mais Camille, sétonna la mère de Joël, et lhiver ?
       Vous avez une cheminée, et jai des couvertures.
       Et la pluie ?
       Je vous en prie, Madame Ajacier, pas de ça avec moi, déclara Camille qui perdait pourtant son assurance petit à petit.
       Et pour prendre ta douche ? Aller aux toilettes ?
Â
Cul de sac. Camille ne sut quoi répondre, et offrit à la maîtresse de maison un sourire Colgate qui se voulait convaincant, mais qui manquait clairement de crédibilité.
Â
       Vous croyez que je peux aussi louer votre salle de bain et vos W.C. ? fit lEspionne dans une dernière tentative. Je vous promets que jirai seulement lorsque personne ne pourra me voir ! Comme ça, je serai sûre de ne pas déranger.
       Papa, fais attention à ta réponse menaça Joël, en foudroyant du regard son père.
       Bien, décida le sénateur, après réflexion. Camille, je napprécie guère que tu coures les toits dans mon dos, sans que je sache ce que tu y fabriques. Tu avais promis de me donner de tes nouvelles, et au final, je nen ai pas eu tellement.
       Mon téléphone ne captait pas depuis le dernier toit où je me trouvais. Et je navais rien dintéressant à vous raconter.
       Doù le dilemme suivant : soit tu tattires des ennuis parce que je ne serai plus de ton côté ; soit tu restes ici, non pas sur le toit, mais dans la maison, de façon à ce que je taie bien à lil.
Â
Flavie naurait pas su dire quelle tête était la plus amusante à voir, entre celle de Joël, scandalisé, et celle de Camille, totalement abasourdie par une telle proposition.
Â
       Papa, je tinterdis
       Monsieur Ajacier, votre fils
       Taisez-vous tous les deux ! Je ne vous demande pas votre avis. Camille, tu prendras la chambre dami. Je suppose que Flavie ne verra aucun inconvénient à dresser un couvert de plus sur la table, nest-ce pas chérie ?
       Absolument aucun.
       La chambre dami ! Tu veux lui donner la chambre dami ?! sécria Joël, horrifié. Je refuse quune Espionne dorme dans la chambre à côté de la mienne ! Je crains pour ma sécurité ! Elle va venir mégorger dans mon sommeil, je la connais !
       Pauvre chou, ironisa la rouquine.
       Joël, cest comme ça et pas autrement. Tu devras prendre sur toi. Quant à toi, Camille, jespère que tu ne le chercheras pas jour et nuit. Jusquà aujourdhui, cette maison a toujours été plus ou moins tranquille. Et jentends bien quelle le reste.
Â
Ce que Pierre Ajacier ne savait pas, cétait que Camille, Joël, sentendre, famille, tranquillité, paix, calme, fraternité relevait de lutopie.
Â
Â
Une semaine plus tard.
Â
       Je sors avec Mélissa ! hurla Joël dans le salon, prêt à partir. Je rentrerai pour manger !
Â
Cétait sa façon à lui dinformer ses parents de sa sortie. Camille regardait les dessins animés à la télévision, Douceur lovée contre elle, et ne put sempêcher de marmonner quelques gros mots à lattention de la petite amie de Joël qui lui avait raflé sa place. Après avoir eu le retour positif de ses parents, le jeune homme enfonça les écouteurs de son iPod dans ses oreilles, alluma le petit appareil et ouvrit la porte pour quitter le pavillon.
Â
       Quest-ce que  ? sétonna-t-il, en sarrêtant net sur le palier, alors que Camille se forçait pour ne pas rire.
Â
Intrigué par une musique inconnue, il loucha sur lécran de liPod et lut avec horreur tous les nouveaux titres quil ne connaissait pas et quil ne se souvenait pas davoir enregistrés dans la mémoire du baladeur.
Â
       Rupture song ?! Lovefool ?! New York avec toi ?! Révolution ?! La Liste ?! Youre the one that I want ?! Cest quoi ce bordel ?! Elles sortent doù ces chansons pourries ?! Laurier ! Jespère pour ta vie que tu nas pas trafiqué mon iPod !
       Ma fifille, quest-ce que tes belle toi, susurra lEspionne qui gratouillait la gorge de Douceur.
       Jeune et con ! Toi et Moi ! Comme un boomerang ! Je pense à nous ! Love story ! Oh putain ! Ça va chier des bulles ! Tes morte ! Tes morte !
Â
Furieux, il se dirigea vers le canapé où se détendait lEspionne, prêt à létrangler. Cétait sans compter la balle de tennis que Douceur avait laissé traîner là, sur laquelle il marcha par inadvertance un grand classique. Il tomba sans faire exprès sur Camille qui, aussitôt, enroula ses bras autour de son cou et ses jambes autour de sa taille. Et pour le faire enrager au maximum, elle frotta sa joue contre la sienne, tout en ronronnant de plaisir. Douceur voulut se joindre à cet élan damour, et léchouilla tendrement loreille du jeune homme qui se débattait.
Â
       Hmm Javais oublié ce que cétait un câlin avec toi, Joël.
       Lâche-moi, sangsue ! Papa, aide-moi ! Je suis en train de subir des attouchements sexuels ! Papa !
Â
Dans la cuisine, Pierre et Flavie levèrent les yeux au plafond. Depuis larrivée de Camille, une nouvelle forme de vie avait fait son apparition. Les disputes et chamailleries éclataient dans la maison du réveil jusquau coucher de ces deux garnements. Un remake de Verdun en somme.
Â
       Je commence à croire quon a mieux fait davoir un fils unique. Tu imagines, vivre comme ça, avec deux enfants, pendant toutes ces années ?
       Je ne préfère même pas y penser.
       Papa ! hurla Joël depuis le salon. Douceur sy met aussi ! Viens maider !
Â
Flavie jeta un il interrogateur à son mari, qui semblait de plus en plus amusé par les protestations et appels à laide de son fils.
Â
       Tu comptes aller le sortir des griffes de Camille, jespère ?
       Oh oui mais jattends encore dix minutes, histoire de voir comment il sen sort tout seul, répondit le sénateur, les yeux pétillants de malice.
       Chéri, tu es sadique, sourit son épouse.
       Avoue quon na jamais autant ri depuis que Camille est là. Autant en profiter encore un peu.
Â
Dix minutes plus tard, la rouquine ne semblait toujours pas décidée à relâcher Joël Ajacier et donnait de lampleur à un câlin déjà énorme. Par malchance, Douceur avait pris le dessus et sétait installée de tout son poids sur le jeune homme pour lui lécher le nez. Jeune homme qui était déjà semi-étranglé par lEspionne, bien encline à profiter de sa position pour lui faire des papouilles exagérées et lui mordiller la peau du cou. Pierre Ajacier eut pitié de son fils et pria à contrecur Camille de le relâcher cétait tellement dommage darrêter un si drôle divertissement !
Â
La jeune fille dut bien sy résoudre et, après avoir frotté son nez mutin contre son oreille pour le faire enrager une dernière fois, elle demanda à Douceur de bien vouloir pousser son fessier de là et desserra sa propre étreinte autour de sa victime. Joël eut tôt fait de sécarter de cette diablesse et de se masser le cou endolori par la poigne de Camille. Il préféra battre en retraite. Pour le moment. Il se promit de se venger ultérieurement, le temps de rassembler des idées et de concocter un plan encore plus machiavélique que celui de la roublarde qui lui servait de sur (cétait comme ça que prenait un malin à la désigner Flavie devant lui).
Â
Joël se leva et prit la direction de la cuisine pour toucher deux mots à ses parents, non sans lancer un regard empli de soupçons derrière lui. Camille le suivait en trottinant joyeusement, revigorée par sa dose de câlins. Lair mi-curieux mi-amusé, elle sarrêta à lentrée de la pièce pour écouter le jeune homme.
Â
       Japprécie le soutien parental ! protesta-t-il, les poings sur les hanches. Que Douceur ne maide pas, je le conçois : elle est corrompue par sa maîtresse. Mais vous, Papa-Maman, vous êtes censés être de mon côté ! Les liens du sang, bordel !
Â
Mais ses parents firent la sourde oreille. Ils avaient repris leur activité, chacun de leur côté. Pierre Ajacier consultait désormais son agenda de lété en même temps que son Blackberry, pendant que sa femme farfouillait le frigidaire à la recherche du prochain déjeuner. Douceur dut probablement sentir arriver lheure de cuisiner, et se hâta de la rejoindre pour lassister dans la préparation du repas.
Â
       Ça alors ! sexclama Flavie, le nez dans le congélateur. Où est passé le pot de Häagen-Dazs au caramel ? Il était encore là hier soir !
       Cherche pas, cest Laurier, lança Joël alors que Douceur jetait un regard désapprobateur à sa maîtresse (Douceur ne rigolait pas avec la nourriture de Madame Ajacier).
       Mais nimporte quoi, toi ! beugla lintéressée, qui néanmoins prenait une couleur rouge pivoine.
       Je tai entendue te lever cette nuit. Puis tu ne vas pas me faire croire que tu navais pas repéré le pot Häagen-Dazs depuis perpét !
       Camille, cest vraiment toi qui as tout mangé dans la nuit ?
       Je vis très mal ma rupture avec votre fils, Madame Ajacier, justifia la rouquine avec un sourire gêné.
       Lexcuse, marmonna Joël. En plus, celui au caramel, cétait mon préféré. Comme par hasard. Je suis certain que cétait encore pour me faire chier. Bon allez, je me tire. Avec toutes tes conneries, je suis en retard pour mon rendez-vous avec Mélissa.
       Je peux venir ? essaya Camille, malicieuse. On pourrait jouer au Scrabble !
       Crève.
Â
Â
Le matin de ses dix-huit ans, on toqua à la porte de la chambre de Joël. Il venait à peine de se réveiller et était en train de shabiller. Croyant que cétait sa mère qui avait enfin compris quelle devait frapper avant dentrer, il invita la personne à sintroduire. Il vit alors la tête de Camille dépasser de la porte entrouverte, et il regretta amèrement ses paroles.
Â
LEspionne finit par entrer totalement dans la pièce et ferma en silence la porte derrière elle. Le jeune homme soupira, mais prit le temps de la détailler quelques secondes. Camille avait relevé ses cheveux avec une pince, et cétait la première fois quil la voyait le visage dégagé ainsi. Cette fille-là paraissait bien plus gentille que celle quil avait toujours connue. Elle portait une robe rouge vermillon qui lui arrivait au-dessus des genoux. Du léger décolleté séchappait une longue cicatrice rouge qui leur rappelait à tous les deux de mauvais souvenirs.
Â
       Hmm, fit la rouquine, replaçant une mèche folle derrière son oreille et évitant soigneusement le torse nu de Joël. Joyeux anniversaire, Ajacier.
Â
Elle hésita deux secondes, puis lui tendit avec maladresse un petit cadeau quil refusa net. Il ne voulait recevoir aucun présent de cette fille. Après tout, elle lavait bien trahi.
Â
       Merci, mais je nen veux pas. Tu peux le garder.
       Mais cest rien du tout ! sécria la rouquine. Prends-le, ça va pas te tuer !
       Désolé, cest contre mes principes.
       Tes principes, tu sais où je me les carre ?!
       Sil te plaît, Camille, nen rajoute pas  soupira-t-il alors quelle affichait un air malheureux. Cest assez difficile comme ça.
       Allez, merde ! Je fais des efforts, moi, et toi, ten fais aucun ! brailla la rouquine, les larmes aux yeux.
       Bon daccord, daccord !
       Je suis la seule à être gentille dans cette baraque, tu pourrais au moins me remercier davoir pensé à toi pour ton anniversaire !
       Daccord, jai dit ! Ça va, je le prends, ton cadeau Sinon ça va me retomber dessus et on va dire que cest moi le méchant !
Â
Camille renifla et lui tendit à nouveau son présent. Il ouvrit le petit paquet pendant que lEspionne essuyait ses larmes de crocodile. Elle affichait désormais un grand sourire, fière de son cadeau et guettant la réaction de Joël. Ce dernier lut dun air hébété le titre du CD quelle lui avait offert.
Â
       Beethoven. Gé-nial, commenta le jeune homme dun ton quil espérait convaincant.
       Tu avais adoré La Lettre à Elise ! Tu te souviens ? Tilalilalilala lalalala, lalalala, tilalilalilala, lalalala-lalalala
       Euh, oui Certes.
       Il y en a tout plein dautres dans ce CD, qui sont aussi bien ! Comme cest un bon souvenir quon a en commun, toi et moi, jai pensé que ça te ferait plaisir
Â
Joël vit les joues de Camille rosir et se sentit un peu gêné. Avoir une discussion civilisée avec elle était déjà très embarrassant, mais cela létait encore plus quand elle laissait tomber son masque dEspionne redoutable. Il la remercia avec maladresse, puis le silence retomba dans la pièce. Voyant que Joël ne ferait pas plus defforts pour faire avancer leur relation pour le moment, Camille sourit tristement et quitta la chambre.
Ce nest quun peu plus tard dans la journée que les choses évoluèrent dun pas. Si cela ne résolut pas pour autant le conflit entre les deux jeunes gens, ils eurent néanmoins de quoi réfléchir. Dans le courant de laprès-midi, Joël remarqua à sa plus grande horreur quil devait retrouver Mélissa dans moins dune heure et quil nétait pas rasé. Paniqué, il se réfugia dans la salle de bain et fit un bond en découvrant Camille enroulée dans sa serviette qui sortait tout juste de la douche. Surprise par cette arrivée inopinée, elle resta aussi abrutie que lui.
Â
       Euh, désolé Jai cru que cétait libre bredouilla Joël, honteux.
       Hmm, jai dû oublier de verrouiller la porte après être revenue tout à lheure se justifia la jeune fille sur le même ton.
       Je repasserai.
       Ten avais pour longtemps ?
Â
Joël interrompit son demi-tour vers la sortie et se retourna pour fixer avec incertitude la rouquine, qui essorait paisiblement ses cheveux roux sombre au-dessus la douche.
Â
       Je voulais me raser.
       Bah, fit Camille en haussant les épaules, fais-le.
       Mais
       Cest pas comme si jallais faire tomber ma serviette là, maintenant, tout de suite.
Â
Joël acquiesça et se colla contre le lavabo, sans regarder plus longtemps ladolescente. Il essaya de ne penser quà son rendez-vous. Pendant quil appliquait la mousse à raser sur sa mâchoire, Camille restait absorbée par ses cheveux qui ruisselaient abondamment. Le jeune homme lobserva malgré lui dans le miroir, occupée à frotter sa masse capillaire avec une petite serviette de bain. Elle lui tournait le dos et il put apercevoir le même hématome quil avait vu le soir où ils avaient fait lamour pour la première fois. Joël ne le voyait pas entier, mais il remarqua quil avait jauni. Combien de fois sétait-il posé des questions sur les bleus qui parsemaient le corps de Camille Laurier ? Maintenant quil connaissait tout de sa nature, se pouvait-il que ces traces de coups eussent un lien avec les Espions ? Le doute lassaillit, et il linterrogea. Cétait plus fort que lui.
Â
       Qui ta fait ça ?
       Quoi ? sétonna Camille, qui se tourna vers lui et émergea de la serviette qui lui tombait sur le visage.
       Lhématome dans ton dos. Et les autres.
       Oh. Ça. Elle étira un sourire malicieux Ma foi, Nathan a toujours rêvé dobtenir les bonnes grâces du patron. Il doit en être proche maintenant, tu me diras. On peut lui pardonner sa jalousie ; après tout, ce ptit gars cherche juste de la reconnaissance.
       Cest Nathan qui te frappait ? sécria Joël, choqué.
       Un peu Eddy aussi. Mais surtout Nathan, oui. Tu croyais quoi ? Que les Espions se traitaient comme des frères ? Non, mon garçon, chez nous, si tes la favorite, tout le monde veut te tuer.
       Et Michaël ne disait rien ? Tu ne vas pas me faire croire quil ignorait ça !
Â
Tout sourire, Camille reposa sa serviette sur le portant et jeta un regard attendri sur Joël.
Â
       Nathan sen prenait à moi quand Michaël avait le dos tourné. Cela dit, je crois quil nignorait pas ce quil se passait dans le groupe, notamment en ce qui concerne ma relation avec Nathan. Cependant, cest un leader. Michaël a des favoris, cest vrai, mais il ne prend pas parti. Cest comme ça que ça marche. Tout le monde se bat pour le roi, et il ne va pas arrêter quelque chose qui flatte son égo ! Et il a raison. À sa place, je ferais pareil.
       Cest bizarre chez vous marmonna Joël, alors quil faisait glisser le rasoir sur sa joue avec précaution. Ça fait longtemps que tes la chouchoute ?
       Je lai été pendant deux ans. Depuis le début, jusquà aujourdhui.
       Deux ans ? Ça fait deux ans que tu fais exploser les ambassades ?!
Â
LEspionne éclata dun grand rire franc qui fit bondir lestomac du jeune homme. Il ne lavait jamais vue si ouverte à la discussion, et il commençait à comprendre pourquoi son père en était si fasciné.
Â
       Je nai jamais fait exploser les ambassades, Joël ! Je nai même jamais eu un rôle de terroriste, un mot que vous font croire les médias à tort ! Pendant deux ans, je nai rien fait. Michaël a passé son temps à me former et à me garder dans lombre de son aile. Je comprends sa décision parce que jétais mineure, mais tout de même, Nathan et Eddy ont eu des responsabilités bien avant moi, alors que jétais là bien avant eux ! Non Joël, je nai eu quune seule mission, après avoir bataillé pendant des mois au passage, et cette mission, cétait toi.
Â
Le visage de Joël se referma, et Camille regretta aussitôt ses mots. Pour une fois quils sadressaient la parole et quils avaient une discussion civilisée et longue, voilà quelle lui rappelait involontairement de mauvais souvenirs. Le jeune homme se nettoya le visage à la hâte, pressé de sen aller. Il sessuya sans un mot et rangea son matériel dans le tiroir. La rouquine bondit sur lui et sagrippa à son cou pour lempêcher de partir, mais il ne semblait pas vouloir lui accorder cette faveur.
Â
       Joël, écoute-moi, il faut quon sexplique !
       Mais quon sexplique quoi, au juste ? sécria le jeune homme en colère. Tu tes foutue de ma gueule depuis le début !
       Tu ne sais pas tout !
       Et je nai pas besoin den savoir plus !
Â
Il se dégagea de son étreinte et séloigna vers la sortie, mais dans une dernière tentative désespérée, Camille vint se placer entre la porte et lui, presque implorante.
Â
       Jessaie dêtre honnête !
       Cest un peu tard.
Â
Joël lécarta de son passage et quitta la salle de bain sans se retourner, laissant derrière lui lEspionne qui éclata en sanglots.
Â
Pour se venger, Camille espionna Joël et Mélissa lors de leur rendez-vous et fit exprès de se faire voir deux pour leur gâcher le plaisir dêtre ensemble. Furieux, le jeune homme était allé la trouver, et le savon quil lui avait passé avait été tellement mémorable, que si Camille continua de surveiller ce couple qui lécurait tant, elle resta tout du moins cachée.
Â
Le grand scandale éclata le soir même, lorsque la rouquine avait profité de labsence de Joël, qui prenait sa douche, pour se connecter sur sa session Facebook. Cet abruti avait enregistré son mot de passe par défaut sur son navigateur internet ! Moins dune demi-heure plus tard, Mélissa avait téléphoné à son petit ami, folle de rage, pour lui demander des explications concernant son statut. Dabord étonné, Joël était allé lui-même vérifier son profil, où il avait pu lire «Â Joël Ajacier : Camille, tu me rends dingue, je taime ! » suivi dun petit cur. Son premier geste avait été de supprimer Camille Laurier de ses amis, et son second de se plaindre à son père.
Â
       Papa, Camille s'amuse à saboter ma relation avec Mélissa !
       Pauvre chou, taquina lintéressée, qui avait repris du poil de la bête depuis la discussion dans la salle de bain.
       Toi, hors de ma vue, espèce de vipère !
       Allons Ajacier, tu exagères Tu sais, l'amour c'est comme l'économie : si tu respectes pas les cinq règles de la concurrence pure et parfaite, c'est pas rigolo.
       Je ne te veux pas sur le marché ! répliqua Joël, furieux.
       Mais si ! Mélissa n'a pas le droit d'avoir le monopole en période de crise !
       Bon sang, Polichinelle, serais-tu jalouse à ce point ?!
       Terriblement.
Â
La dispute nétait pas allée plus loin, car Pierre avait fait mine dapercevoir un écureuil dans le jardin, et sans un bon avocat chef de famille, Joël ne pouvait décemment pas se défendre contre lEspionne. Malheureusement pour le sénateur, Camille avait provoqué un nouveau tapage dix minutes après, lorsquelle sétait rendu compte que le nombre de ses amis sur Facebook était passé dun à zéro.
Â
       Tu as osé me supprimer de tes amis, espèce de salaud !
       Pourquoi je te ferai pas chier, moi aussi, hein ?!
       Si tu ne me rajoutes pas dans les cinq minutes qui suivent, je dis à tous tes potes que tu joues à PetVille !
Â
Â
Très vite, toutes ces chamailleries puériles cessèrent le jour où le sérieux retomba comme une enclume sur le pavillon des Ajacier. Cétait une soirée au beau milieu du mois de juillet. Flavie aurait aimé dresser la table sur la terrasse, mais le ciel menaçait les habitants de Bobigny dun orage sans merci. Au menu : salade de thon. Douceur avait goûté la mayonnaise en avant-première et lavait validée une heure plus tôt dun coup de langue sur les babines.
Â
       Camille, tu veux encore de la salade de thon ?
       Oui, Madame Ajacier, sil vous plaît, acquiesça la rouquine qui tendit aussitôt son assiette. Cétait très bon !
Â
Assis à côté delle, Joël soupira en silence. Les manières de lEspionne faisaient bon effet sur ses parents. Elle passait son temps à parler politique et société avec son père, ainsi que daider et complimenter sa mère. Ici, elle avait la côte et nétait pas prête de partir, pensait-il avec amertume. Le générique imposant du journal télévisé résonna dans la cuisine et attira lattention de Joël, qui posa un il distrait sur la petite télévision pendant que Camille continuait de babiller avec Flavie.
Â
       Mesdames et Messieurs, bonsoir, nous sommes le treize juillet, voici les titres de lactualité, annonça Claire Chazal, plus grave que jamais, alors que les images défilaient sur lécran. À quelques heures de la fête nationale, cest une grande agitation qui règne au sein de la Police judiciaire parisienne. En effet, le bruit court quun Espion aurait été arrêté dans laprès-midi. Nos journalistes sont sur place, nous y reviendrons bien entendu dans quelques instants.
Â
À lentente de cette terrible nouvelle, Camille se raidit et laissa tomber sa fourchette sur le carrelage. Choquée, elle se tourna vers la télévision, mais Claire Chazal ne semblait pas vouloir répondre à ses inquiétudes tout de suite, préférant énumérer la suite des grands titres. Après quelques secondes qui parurent interminables à la famille Ajacier, la journaliste revint sur lEspion arrêté et une discussion en temps réel débuta avec le reporter sur place.
Â
       Bonsoir Jean-Marc.
       Bonsoir Claire.
       Où est-ce que vous vous trouvez en ce moment même ?
       Et bien, Claire, je me trouve actuellement devant le 36, quai des Orfèvres. Cest ici que lEspion a été conduit en garde à vue, en fin daprès-midi, sous lil de plusieurs caméras.
Â
Une petite vidéo dans langle de lécran montra effectivement un homme menotté, recouvert dune couverture pour garder lanonymat auprès de la presse, entraîné par des policiers un peu secoués par toute cette agitation. Camille ne put le reconnaître, et sentit langoisse monter davantage en elle.
Â
       Mais enfin Jean-Marc, lapparition des Espions remonte à quatre ans Quatre ans où les forces de lordre ne sont jamais parvenues à déceler leur identité, ni même à les filer. Cest un groupe des plus discrets et des plus invisibles, alors comment la police a-t-elle pu mettre la main sur lun dentre eux ?
       Cest justement ce point qui reste très flou, Claire. Le porte-parole de la B.R.I. na voulu faire presque aucun commentaire à ce sujet. Nous ne savons à ce jour quelles organisations gouvernementales ont réellement participé à larrestation de cet Espion. Je pense notamment au service des renseignements français qui est resté très discret, comme toujours, sur laffaire. Ce qui est certain, cest que lEspion a été découvert sur un projet dassez grande envergure, à savoir une sorte dattentat sur les lignes SNCF. Cest, en tout cas, le bruit qui court, mais aucun officier de police ne souhaite faire un communiqué sur larrestation et lidentité de lEspion.
       Selon vous, Jean-Marc, est-ce que cette toute première arrestation est le début dune longue série qui amènerait à la destruction du groupe terroriste ?
       Honnêtement, je crains que ce ne soit aussi facile, Claire. La Police judiciaire est pessimiste sur la richesse des renseignements quelle pourrait récolter de cette garde à vue. Daprès un gardien de la paix, lEspion se montre tenace, très tenace, et même sil aurait avoué facilement son statut et ses activités, il semble rester une langue de plomb concernant ses collaborateurs. La seule information importante que nous avons sur lui, Claire, cest quil sagit du numéro deux du groupe.
Â
Il y eut un petit silence incrédule dans la cuisine. Puis un déclic.
Â
       Tonio ! hurla Camille, horrifiée, qui se leva brutalement et renversa sa chaise. Tonio, cest Tonio !
Â
Personne dans la pièce ne savait qui était Tonio et ne connaissait rien de laffection que lui portait Camille. Tout ce quils voyaient, cétait lhorreur qui habitait lEspionne et la folie qui semparait peu à peu delle. Elle hurlait, sarrachait les cheveux, pleurait, et hurlait encore à en perdre haleine. Flavie crut un moment quelle allait semparer dun couteau pour se tailler les veines et Joël, qui pensait comme sa mère, écarta vivement tous les ustensiles coupants qui traînaient sur la table. Alors quelle se dirigeait, hystérique et menaçante, vers la télévision, Pierre prit les devants et bondit sur elle pour limmobiliser.
Â
       Que va-t-il se passer pour lui alors, Jean-Marc ? continua Claire Chazal.
       Et bien, Claire, il est à prévoir quaprès la garde à vue, le suspect va être incarcéré dans une maison darrêt dans lattente de son jugement et
       Non ! rugit Camille.
       Joël, éteins la télévision ! ordonna Pierre, qui essayait de la retenir tant bien que mal.
       Pas lui ! Pas Tonio !
       Enfin, Camille, remets-toi bon sang !
Â
Le sénateur la secoua comme un prunier, bien décidé à lui faire entendre raison. Joël vint lui apporter son aide pour tenter de la maîtriser, mais rien ny fit. Elle essaya de se dégager, enchaina coup de pied sur coup de pied, griffa à laveuglette, et mordit la première main qui passait par là. Pour compliquer les choses, Douceur voulut sengager elle aussi dans la bataille pour soutenir sa maîtresse et sen prit à la jambe du sénateur. Ce tableau horrifia Flavie, qui ne savait quoi faire pour aider son mari et son fils à calmer lEspionne. Camille hurlait encore, mais la gifle impressionnante que Pierre lui donna suffit à lui couper le sifflet et à la remettre bien à sa place. Dabord sonnée par la claque, Camille finit par se redresser, et son air profondément désespéré retrouva toute sa fermeté habituelle, tel que Joël sen souvenait lorsquil abordait avec elle des sujets houleux à lépoque où ils sadressaient encore la parole.
Â
       Vous avez raison, Monsieur Ajacier, dit-elle dune voix dure en se massant la joue. Je dois me reprendre. Je pars à Paris dès ce soir.
       Quoi ?! sécria la famille entière.
       Je veux découvrir la décision de Michaël concernant ce retournement de situation. Nous nous sommes trop fait remarquer ces derniers temps. En clair, on est dans la merde. Aujourdhui est un jour important, notez-le bien : cest le début de la fin des Espions. Je dois aller à Paris.
Â
Sans en ajouter davantage, elle se dégagea de lemprise de Joël qui la tenait par les épaules et quitta la cuisine en courant, laissant derrière elle le reste de la famille sous le choc. Consterné, le jeune homme se tourna vers son père qui semblait soucieux.
Â
       Papa, jespère que tu vas lempêcher daller là-bas !
       Je crains que non.
       Elle va se faire descendre !
       Joël a raison, approuva Flavie. Cest de la folie de la laisser partir à Paris pour retrouver Michaël.
       Malheureusement, je ne suis pas en mesure de faire face à Camille. Si on essaie de sinterposer, elle pourrait nous casser les bras que ça ne métonnerait pas.
       Elle est tarée et stupidement bornée ! Faut la séquestrer !
       Joël, ça ne servirait à rien. Tu connais Camille. Lempêcher de se rendre à Paris ne la rendrait que plus dangereuse. Et puis, elle sait ce quelle fait. Elle est débrouillarde, je ne minquiète pas pour elle. Tu oublies de qui on parle. Mais je remarque tout de même, ajouta le sénateur avec un sourire entendu, que tu te fais du sang dencre pour elle, fiston !
       Cest pas ce que tu crois, répliqua le jeune homme, qui croisa les bras sur son torse. En bon chrétien, ça me ferait chier quelle se fasse zigouiller par Michaël. Je ne suis pas assez mauvais pour souhaiter la mort de quelquun, et Camille, même après tout ce quelle ma fait, ne mérite pas de mourir. Je te signale quelle est seule contre tous ! En gros, elle est foutue !
       Ça me touche beaucoup, Ajacier, annonça lintéressée, ironique, revenant tout juste dans la cuisine. Mais qui ta dit que jallais rencontrer les Espions ? Je ne souhaite pas de face-à-face pour le moment. Je vais seulement les épier. À lheure quil est, Michaël a dû sûrement convier tout le monde à un regroupement de première urgence. Tout le monde, sauf moi. Mais je vais y assister quand même. En clandestine.
Â
Joël fit un bond et devint livide, gêné davoir été surpris dans son élan de compassion. Il se tourna vers la nouvelle venue, et sa mâchoire se décrocha au fur et à mesure quil constatait le déguisement de lEspionne.
Â
       Quen penses-tu ? continua-t-elle en se désignant, amusée.
       Ce sont mes fringues ! explosa Joël, furieux.
       Oui, cest un peu grand, je le reconnais, mais avec une ceinture, le jean tient bien. Enfin, si on peut appeler ça un jean. Fringuée en toi, je vais passer inaperçue.
Â
En effet, Camille flottait dans le T-shirt large et le baggy de Joël, mais elle semblait très fière de son costume. Elle lui avait même volé sa casquette préférée quelle jugeait utile pour cacher ses yeux et ses cheveux trop voyants.
Â
       Oh allez, chéri, ne fais pas cette tête. Tu ne les mets plus.
       Nempêche que taurais pu me demander la permission ! Par contre, je refuse que tu portes cette casquette. Rends-la-moi !
       Désolée, mon amour, mais le temps mest compté. Je te la rendrai à mon retour. Oh, ça rime !
Â
Joël rugit et bondit sur la jeune fille, qui saccrocha à son cou et lui planta un baiser sur la joue. Surpris, il resta les bras ballants, complètement hébété.
Â
       Toi aussi, tu vas me manquer, mon cur ! exagéra Camille, avant de se tourner vers les parents de Joël. Ne vous inquiétez pas pour moi, je rentrerai dans deux jours.
       Tu peux le promettre ? demanda Pierre, soucieux.
       Non, je ne crois pas. Si je ne reviens pas, nappelez pas les flics. Ils vont mattirer plus demmerdes que je nen ai déjà. Oh, et Madame Ajacier, je peux vous emprunter votre couteau à viande super tranchant ? Question de sécurité. On ne sait jamais.
Â
Sans attendre une réponse, elle sauta sur le tiroir et en sortit un immense couteau quaucun Espion naimerait devoir affronter. Elle parut le juger totalement adéquat et lenfouit dans une petite sacoche empruntée aussi au jeune homme.
Â
       Hé, fais gaffe, cest un Lacoste ! crut bon dajouter Joël, peu rassuré par la présence dun couteau dune telle envergure dans son sac de marque.
Â
La rouquine promit et savança vers le hall dentrée, suivie par la famille Ajacier qui lui promulguait mille recommandations et lui faisait jurer de ne pas risquer bêtement sa vie. Elle allait partir lorsque Joël larrêta. Son cur se gonfla despoir. Peut-être allait-il lembrasser. Ou la serrer contre lui. Ou la supplier de faire attention à elle. Elle nen demandait pas plus. Mais il ne fit que pivoter la grosse casquette sur le crâne de lEspionne, avec pour seule justification :
Â
       Ça fait plus cool.
       Yo mec, répondit tristement Camille.
Â
Â
Dans le métro qui lamenait à Paris, la rouquine souriait mystérieusement. Alors quelle faisait le point sur les récents évènements, elle constatait avec plaisir que le groupe terroriste avait désormais un genou à terre.
Â
En effet, plus rien n'allait chez les Espions. La presse ne cessait de parler deux. Les citoyens et les forces de lordre se méfiaient de plus en plus. Michaël était seul. Le numéro deux, Tonio, avait été découvert et arrêté par la police. Le numéro trois, elle, la traîtresse répondant au nom de Camille Laurier, représentait une énorme menace. Celle qui sautoproclamait leur plus grande ennemie et qui avait juré leur perte possédait leur expérience ainsi que bon nombre d'informations. De quoi les faire flipper.
Â
Oui, l'empire s'écroulait.
Michaël devait prendre une décision.
Et Camille était curieuse de savoir laquelle.
Â
Â
Les jours passèrent et Camille, qui avait annoncé son retour au bout de deux jours, ne revenait toujours pas. Toute la famille Ajacier était à fleur de peau. Pierre était désagréable avec tous ses compagnons du Sénat avec qui il discutait par téléphone, Flavie se rongeait ses beaux ongles jusquau sang, et Joël navait pas raté une occasion dengueuler son père dès que les quarante-huit heures sétaient écoulées.
Â
      Ah, cest vraiment malin, Papa ! Vraiment ! Elle a sans doute été flinguée dans un endroit secret de Paris à lheure quil est ! On va faire comment pour la retrouver, hein ?! Je te lavais dit, quil fallait lempêcher daller là-bas ! Elle nous aurait peut-être cassé les bras, mais à nous trois, on laurait séquestrée, et elle serait toujours ici, à continuer à me faire chier et à me pourrir la vie !
Â
Ruminer ne faisait pas avancer les choses, mais au moins, cela occupait Joël. La famille vivait quotidiennement dans la peur et lappréhension, espérant encore un retour de lEspionne. Mais Camille ne donnait toujours aucune nouvelle, et le découragement commençait à saccentuer dheure en heure.
Â
La quatrième nuit qui suivit le départ de lEspionne, cest la soif qui réveilla Joël des bras de Morphée. Il faisait très lourd dans sa chambre, et pour ne pas arranger les choses, Douceur dormait contre lui en bon radiateur vivant. Il se leva difficilement, ensuqué par le sommeil et la chaleur, et descendit à la cuisine avec lobjectif de boire un verre deau bien fraîche. Le jeune homme sarrêta à mi-chemin, au milieu des escaliers, pour tendre loreille. Il était persuadé davoir entendu un petit tintement discret. Comme un trousseau de clés. Il attendit quelques secondes dans le noir et allait baisser les bras lorsquun grattement plus fort résonna dans le hall. Joël resta immobile à regarder la porte dentrée se déverrouiller, puis souvrir dans un grincement.
Â
Un garçon passa la porte et la referma derrière lui, en prenant bien soin de la fermer à clé. Allons bon, un voleur, rien que ça. Joël nétait même pas surpris. En réalité, plus rien ne le surprenait depuis sa rencontre avec Michaël. Le jeune cambrioleur se tourna dans sa direction et parut distinguer la présence de ladolescent sur les escaliers. Avec un sourire ironique, il appuya sur linterrupteur pour couper court à tout suspense. Le salon séclaira vivement, éblouissant au passage Joël dont les yeux naimaient pas être maltraités de la sorte.
Â
       Cest pas à une heure à être debout, Ajacier.
Â
Joël écarquilla les yeux, et reconnut son baggy, son T-shirt, sa casquette, sa sacoche Lacoste intacte et sous ce déguisement, Camille Laurier. Elle lui sourit, visiblement éreintée, alors quil sentait un énorme poids senvoler de ses épaules.
Â
       Va chercher ton père, continua-t-elle en forçant sur sa voix pour paraître sévère.
       Mais
       Tout de suite. Et ramène son Blackberry.
Â
Il nosa pas désobéir et fit demi-tour en courant, cette fois bien réveillé. Une minute plus tard, Flavie et Pierre Ajacier déboulaient les escaliers, leur fils sur les talons. Camille avait assiégé la cuisine et ils la découvrirent en train davaler des petits pains au lait lun à la suite de lautre. Elle les mâchait à peine.
Â
       Camille ! sécria Flavie, soulagée. Tu nous as fait une de ces peurs !
       Tu ne devais pas mettre plus de deux jours, gronda le sénateur.
       Madame Ajacier, Monsieur Ajacier, salua seulement Camille, la bouche pleine.
Â
Elle avala la brioche, but une grande gorgée deau directement à la bouteille, et sattaqua au saucisson. Blasé, Joël se cogna le front. Cette gourdasse navait ni mangé ni bu depuis quatre jours.
Â
       Bon sang, Camille, où étais-tu passée ?!
       Monsieur Ajacier, ce nest pas là le problème. Le problème, cest les Espions. Prenez votre Blackberry. Il faut envoyer un message à tous vos collègues qui trempent dans la politique. Linformation doit être diffusée le plus largement possible.
Â
Confus, le sénateur tapota maladroitement sur lappareil, mais Joël le trouva tellement long pour arriver au menu des textos quil préféra prendre la relève.
Â
Déjà, c'est un plaisir de se replonger dans le quotidien de Camille Laurier et Joël Ajacier. Ce début de chapitre était très léger, très humoristique aussi, et je trouve certains dialogues et certaines situations particulièrement savoureux ! Je trouve que dans le registre comique, tu es aussi douée que dans le registre sentimental ou... flûte, je trouve pas le mot. Actionnel ? ^^' Enfin, bref, que dans le registre avec plein d'action et de suspens.
Voir Camille et Douceur dans le cercle familial Ajacier fait vraiment plaisir. D'ailleurs, Douceur dans ce chapitre est encore une fois une petite pépite de joie et de bonne humeur ! À chaque fois qu'elle apparaît j'ai envie de lui faire plein de câlins ! Par contre je n'ai pas pu m'empêcher de froncer les sourcils quand tu mentionnes que chaque soir Flavie lui laisse quelques restes et lui fait goûter ses sauces. C'est pas bon pour sa ligne, non mais ! Elle va finir énorme avec ce régime ! è_é
Bref, sinon les bagarres entre Camille et Joël, les réflexions moqueuses de papa Ajacier, la tendresse de Flavie, tout ça fait de ce chapitre un bonbon à déguster tendrement. La scène où Camille demande à papa Ajacier de "louer" son toit restera d'anthologie pour moi. Mais je me doute que la fin du chapitre va perturber un peu tout ça... J'espère que ça finira bien pour Joël et Camille quand même !
Je suis très contente que cette suite te plaise. Je me sens bien mieux à l'aise dans la comédie et le quotidien que dans "l'actionnel", mais ça me fait toujours plaisir de savoir que ce que j'écris passe plutôt bien. ^^ Après une histoire sous haute-pression, j'avais besoin de décompresser et je me suis fait plaisir avec ces scènes.
Le succès de Douceur m'émoustille tout autant, je ne pensais pas qu'elle serait tant appréciée quand je l'ai inclue dans l'histoire. Mais bon, tu as raison, elle est là pour amener un peu de douceur dans ce monde de brutes. D'ailleurs, tu savais que Douceur et son noeud de velours existe... en peluche ? ^^ (Roh faudra que je pense à mettre une photo !) Ce matin, -j'avais déjà eu connaissance de ton commentaire-, je lui ai fait un gros câlin de ta part. =D Et sinon ne t'inquiète pas pour sa ligne, Douceur ne vivra pas toujours avec Flavie (Camille n'est pas aussi cool avec sa gamelle xD).
Bref, tu arrives bientôt à la toute fin alors je ne t'en dis pas sur le dernier mot de l'histoire... Pour Joël et Camille, tout reste encore à voir ! ;)
Un énorme merci à toi et pleiiiins de gros bisous (et une léchouille de la part de Douceur). ;)