Chapitre 9 : Le Truc (2)

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–        Demain, on y est encore ! Allez, donne-moi ça, grogna-t-il en arrachant le BlackBerry des mains de son père, je vais te l’écrire en deux-deux ton message. Tsssk, c’que tu peux être has-been parfois ! Vas-y, Laurier, accouche.

–        Les Espions se retirent de la société, dicta Camille.

–        Quoi ?! s’écria la famille Ajacier, choquée.

–        J’ai dit : les Espions se retirent de la société. Ecris, Joël.

–        Et évite le langage SMS, souligna le sénateur. J’ai une réputation à tenir.

 

Le jeune homme s’activa et pianota à toute vitesse sur le clavier du smartphone, pendant que ses parents s’interrogeaient sur le sens de cette annonce.

 

–        C’est tout ?

–        Hmm… Oui, c’est tout. Balance ça à tous les contacts de ton père. Ils n’ont pas besoin d’en savoir plus. Vous, si.

–        Explique-toi, Camille, bon sang !

–        Le message est assez clair, Monsieur Ajacier. Michaël arrête tout. Tout. Entre Joël, Tonio et moi, ça commençait à devenir dangereux pour le groupe. Les Espions font une pause. Une très longue pause. Plus d’espionnage, plus d’attentats, plus rien. Disparition totale dans la nature.

–        Mais c’est génial ! s’écria Joël, ravi. Ça veut dire qu’on a gagné !

 

C’était le seul qui semblait heureux d’apprendre la nouvelle. Ses parents restaient inquiets et Camille dégageait une noirceur qui la rendait terrifiante.

 

–        Ce n’est pas génial, Ajacier. Pour vous, ça veut dire que vous allez continuer à côtoyer des Espions, inoffensifs, certes, mais des Espions quand même, sans savoir qui ils sont et ce qu’ils pourraient bien faire à l’avenir. Car il faut que vous sachiez une chose. Les Espions reviendront. La date n’est bien entendu pas encore déterminée, mais dans quelques années, quand tout le monde les aura oubliés, ils reviendront. Et ils frapperont fort. Ils ne feront plus de cadeaux. Et là, je cite Michaël.

–        Mon Dieu, souffla Flavie, terrifiée.

–        Ma théorie, c’est une idée de vengeance que Michaël pourrait bien mettre en place à son retour. Monsieur Ajacier, j’ai bien réfléchi à votre situation. Promettez-moi de faire tout ce que je vous demanderai avant le come-back des Espions. Vous ne pouvez pas rester en France. Terminez votre mandat, et faites-vous élire à l’Union Européenne par exemple, ou n’importe où ailleurs. Je ne sais pas comment c’est foutu, votre système, mais ne restez pas là. Vous êtes un bon politicien, vous réussirez à vous caser. Allez vivre avec votre femme où vous le souhaitez. Belgique, Pays-Bas, Allemagne… Qu’est-ce que j’en saurai moi ? Vous serez le premier avec qui Michaël voudra en découdre lorsqu’il reviendra et nul ne sait jusqu’où il pourrait aller. Vous êtes un échec pour lui. Je ne veux pas qu’il vous fasse du mal. Et il n’y a qu’à l’étranger que vous ne risquerez rien.

 

Incrédules, Flavie et Joël lancèrent un regard en biais au sénateur qui, après un silence de réflexion, hocha la tête pour montrer à Camille qu’il l’écouterait. Son fils avait du mal à réaliser qu’il venait d’accepter de quitter la France. Où iraient-ils ? Dans quel pays ? Etait-ce vraiment nécessaire de se réfugier à l’étranger par crainte des représailles d’un Michaël complètement barjo qui se croyait tout permis ? Et lui, que deviendrait-il ? Il venait à peine d’avoir sa majorité et n’avait pas la moindre envie de partir d’ici !

 

–        Et… et Joël ? osa demander Flavie qui se faisait elle aussi du souci.

–        Joël continuera ses études ici, à Paris. La promesse que je vous ai faite tient toujours.

–        Quoi ?! Quelle promesse ? Qu’est-ce que vous avez trafiqué dans mon dos encore ?!

–        Je m’engage à le surveiller et le protéger tant que l’affaire avec les Espions ne sera pas réglée, continua Camille sans écouter les protestations de l’intéressé. N’oubliez pas : Joël est témoin et sait beaucoup de choses. Bref, pour les Espions, Joël est une menace qui doit être liquidée. Rajoutez à cela que Michaël l’a pris en grippe et qu’il a fait de votre fils une affaire personnelle.

–        Quel honneur, marmonna l’intéressé, avant de réaliser quelque chose. Attends une minute ! Qu’est-ce que ça signifie quand tu dis que tu t’engages à me surveiller ? T’es en train de sous-entendre que je vais t’avoir dans les pattes tout le restant de ma vie ?!

–        Tu ne t’en rendras même pas compte, promit Camille avec un sourire en coin.

–        Et si je refuse ?!

–        Tu ne peux pas. J’ai juré à tes parents.

 

Joël ne manqua pas de décocher un regard assassin à Monsieur et Madame Ajacier, vexé d’avoir été mis de côté dans une décision qui le concernait pleinement. Mais ces derniers, notamment le sénateur, paraissaient plus accaparés par le futur de l’Espionne exilée.

 

–        Et toi, Camille, que comptes-tu faire ?

–        Je viens de vous l’expliquer partiellement, Monsieur Ajacier. J’assurerai les arrières de votre fils.

–        Camille, insista le politicien avec un regard entendu. Je sais que tu as des projets. Lesquels ?

–        J’attends mon heure, Monsieur Ajacier. J’attends mon heure.

 

À ce moment-là, et malgré son silence sur ses fameux projets dont elle ne disait jamais rien à personne, Pierre Ajacier devina tout le danger et la cruauté qui se cachait derrière Camille Laurier. Elle n’avait pas dix-huit ans, mais la jeunesse ne lui faisait pas peur. Le sénateur la connaissait assez bien pour savoir qu’elle avait des comptes à rendre à la vie, aux Espions, un peu à tout le monde en fait. Une soif de vengeance qui n’appartenait qu’à elle et qu’elle ferait tout pour assouvir. Non, personne n’aurait pu penser que Camille Laurier était si noire, si rongée de l’intérieur. Encore moins lorsque, en se levant de table en bâillant à s’en décrocher la mâchoire, elle déclara :

 

–        Bon, j’vais pieuter. Ça fait quatre jours que j’ai pas dormi. Prière de me réveiller demain matin à huit heures. Y’a Bob l’Eponge à la télé.

 

 

Flavie n’avait pas osé réveiller Camille, le lendemain matin. Cette petite avait passé quatre jours sans boire, manger et dormir, disait-elle, alors elle méritait bien un peu de repos. Mal lui en prit, car Camille se réveilla toute seule cinq minutes après l’heure fatidique et gronda Madame Ajacier pour sa négligence. La rouquine était dans un état lamentable, avec ses cheveux en bataille, son teint blafard et ses lourds cernes sous les yeux.

 

–        Madame Ajacier, je ne peux vraiment pas vous faire confiance, soupira-t-elle en se préparant un copieux petit-déjeuner. Heureusement que j’ai un sixième sens qui m’interpelle quand je suis sur le point de rater Bob l’Eponge.

 

Flavie ne fit aucun commentaire, et la regarder s’éloigner en toute hâte vers le salon, avec son plateau rempli à bloc, la peur au ventre de rater son dessin animé préféré. Dessin animé qui, au passage, était normalement destiné aux très jeunes enfants.

 

–        Alors, elle s’est vraiment levée pour regarder Bob l’Eponge ? demanda Joël, qui apparut à son tour dans la cuisine, à moitié endormi. Tu sais que je suis sorti du lit exprès pour voir si elle allait vraiment le faire ?

 

 Le générique de Bob l’Eponge parvint jusqu’à ses oreilles et il éclata de rire.

 

–        Cinq ans d’âge mental, je te jure ! Dès fois, je me dis qu’elle cache bien son jeu.

 

Le sourire aux lèvres, il versa des céréales chocolatées dans son bol de lait et partit rejoindre Camille devant la télévision. Cette dernière était totalement absorbée par Bob en train de se disputer avec Patrick l’étoile de mer parce qu’il ne s’occupait pas bien du bébé coquille Saint-Jacques.

 

–        Yo, Polichinelle.

–        Yo, Ajacier.

 

Elle replia ses jambes pour qu’il pût s’asseoir à côté d’elle, ce qu’il fit naturellement, comme s’il n’avait jamais été en conflit avec elle. Le silence retomba et Bob l’Eponge récupéra l’attention de ses deux téléspectateurs. Joël mangeait tranquillement ses céréales Crunch qui croustillaient et dérangeaient Camille, qui ne cessait de lui envoyer des regards furieux.

 

–        Tu peux faire moins de bruit ?! s’énerva l’Espionne.

–        Qui est Tonio ? répondit simplement Joël.

 

Camille sursauta, aussi surprise par la question elle-même que par la facilité avec laquelle le jeune homme l’avait posée. Toutefois, elle se garda bien de répondre ce qui obligea son compagnon à insister.

 

–        Etant donné que tu ne m’apportes que des emmerdes depuis que je te connais et qu’apparemment, ça va durer encore quelques années, j’estime que c’est la moindre des choses que tu me dises tout ce que je ne sais pas encore.

–        Dit celui qui refuse d’entendre ma version des faits depuis trois mois.

–        Qui est Tonio ? répéta Joël, borné.

 

Camille détourna les yeux de Bob l’Eponge et se remémora le chaleureux visage de Tonio. Tonio qui avait été le seul à la comprendre, à l’apprécier vraiment pour ce qu’elle était et qui avait été son frère d’adoption. Tonio, le seul en qui elle avait eu confiance.

 

–        On l’appelait Tonio, raconta finalement l’Espionne, qui fixait sa tartine de Nutella. Mais comme Michaël, ce n’était qu’un pseudonyme et personne, bien évidemment, ne connaissait sa véritable identité. Tonio était le bras droit de Michaël, et le cofondateur du groupe. Il était l’un des meilleurs Espions que l’on pouvait compter parmi nous. Pas aussi bon que Michaël lui-même, mais presque. Et c’était accessoirement le meilleur homme qui m’ait été donné de connaître. Il avait toujours un mot gentil pour moi. Je l’aimais comme un frère autant que je pouvais haïr tous les autres Espions.

–        Oh… souffla Joël, qui comprit mieux la réaction hystérique de Camille quand elle avait appris son arrestation.

–        J’ignore tout de ce qu’il faisait sous la croupe de Michaël. Tout cela passait sous silence et ils restaient tous les deux discrets sur ce qu’ils manigançaient. Tonio disparaissait de longs mois, et rentrait sur Paris pour quelques jours sans qu’on sût où il s’était trouvé tout ce temps.

–        Les lignes SNCF ?

–        Probable. Ça ne m’étonne pas que les journalistes aient parlé des lignes SNCF comme cible d’un attentat. Le train est très développé dans ce pays et s’attaquer aux chemins de fer, c’est comme s’en prendre à un des colosses de notre société et aussi à l’Etat. Michaël a d’ailleurs toujours fait une drôle de fixette sur la SNCF.

–        Et tu n’as pas peur que Tonio parle de vous aux flics ?

–       Tonio ne dira jamais rien. Il a juré sur l’honneur. Il n’a pas hésité à avouer l’ensemble de ses activités devant la police, les poulets devraient déjà s’estimer heureux ! Nous sommes tous des langues de plomb, et même sous la torture, Tonio ne délivrera aucune information compromettante pour chacun d’entre nous. C’est un peu le principe. Si l’un de nous va en taule, les autres sont conservés. Personne ne se risquera à aller rendre visite à Tonio une fois qu’il sera en prison. Ça me fait mal au cœur de savoir que je ne le reverrai plus jamais de ma vie, mais c’est le prix à payer pour ne pas se faire choper.

 

Joël opina d’un mouvement de tête, comme s’il comprenait, et Camille sourit en devinant qu’il essayait d’arrêter le flot de questions qui lui venait en tête. Seulement, la curiosité était beaucoup trop forte.

 

–      Comment t’as fait pour retrouver Michaël quand tu es allée à Paris ?

–      Oh, rien de plus simple, fit l’Espionne trop modestement tout en examinant ses ongles. J’ai posé la question au majordome.

 

C’était la nuit noire. Camille poussa le petit portillon de la Place des Vosges et s’engagea dans le parc. Tout était calme et relativement silencieux entre ces quatre façades qui coupaient la place du reste du monde. Il n’y avait pas un chat et elle n’entendait même pas les voitures qui roulaient sur les avenues les plus proches. Elle s’avança à grandes enjambées vers l’hôtel dans lequel vivait Michaël et écrasa son doigt sur la sonnette en croisant les doigts pour que son plan fonctionnât. Quand elle donna son identité à Paul et le supplia de la laisser entrer, il hésita une seconde puis lui ouvrit. Comme prévu, le majordome était seul. Michaël était bien trop occupé à essayer de résoudre un problème qui le dépassait totalement. Elle nota aussi la présence de cartons dans le hall d’entrée. Car évidemment, le chef des Espions déménageait. Il ne pouvait plus rester ici. Pas après que son second eût été arrêté par la police et que sa favorite eût retourné sa veste.

 

–        C’est tout ? Tu lui as juste posé la question ? s’étonna Joël, surpris que la chose eût été aussi facile pour l’Espionne.

–        Oui, c’est un vieil ami, mentit Camille sur un ton léger. Il s’est montré très coopératif et très gentil. Nous avons discuté autour d’un doigt de porto.

 

Elle plaqua brusquement le majordome contre le mur tapissé. Paul se cogna la tête et fut légèrement assommé. Quand il reprit pleinement connaissance, Camille Laurier le tenait empoigné à la gorge et le menaçait de son regard perçant et d’un redoutable couteau à viande.

 

–        Paul, tu es l’un des seuls que j’ai toujours respectés dans cette putain de baraque, alors dis-moi où se trouvent Michaël et ses sbires, sinon je ne réponds plus de moi et tu pisseras le sang jusqu’à ce que tu crèves ! Où est-il ?! Si tu ne sais pas ça, tu dois au moins savoir où et quand il compte réunir ses caniches ! Dis-moi, Paul, c’est un ordre !

 

–        Ah ouais, autour d’un porto ? Sympa ça, commenta Joël, y croyant dur comme du fer.

–        Oui, on aurait pu discuter longtemps si je n’avais pas du pain sur la planche ailleurs. Et puis je ne voulais pas le mettre en danger, tu comprends.

 

Paul avoua ce qu’il savait. Michaël réunirait dans deux jours ses Espions dans un local secret au cœur de Paris. Le majordome connaissait le nom de l’endroit, car c’était lui-même qui l’avait réservé dans l’après-midi, son patron étant trop occupé à l’extérieur. Satisfaite, Camille le relâcha et éloigna le couteau de Madame Ajacier de sa gorge.

 

–        Bien. Merci Paul. Je savais que je pouvais compter sur toi. Bien entendu, je n’en toucherai pas un mot au patron. Ce sera notre petit secret. Je te dis adieu, Paul. Nous ne nous reverrons probablement plus jamais.

 

Camille le regarda une dernière fois, et peut-être Paul décela une lueur de grande considération. Il n’eut pas le temps d’en être certain. Elle était partie comme elle était venue, et jamais plus elle ne reviendrait Place des Vosges.

 

–        Et comment t’as pu espionner Michaël et ses Espions sans te faire remarquer ?

–        J’avais du liquide sur moi. J’ai acheté des mouchards dans une boutique que j’avais remarquée depuis longtemps.

–        Non ?! Des mouchards ? Comme à la télé ?!

–        Précisément. Je suis entrée par effraction dans le local la veille de la rencontre pour les installer. Ni vu, ni connu. Je me suis installée sur le toit. Et j’ai attendu. J’ai eu de la chance, ils ont tous utilisé le trottoir pour une fois.

–        Et qu’est-ce qui s’est dit, à la réunion ?

–        Ce que je vous ai raconté. Michaël a parlé de la situation délicate dans laquelle il se trouvait. Toi, moi… Tonio a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Son arrestation a beaucoup affecté Michaël.

–        Tu m’étonnes, grogna le jeune homme.

 

Le générique de Bob l’Eponge attira leur attention. Camille n’avait pas vu la fin du dessin animé, et ne savait donc pas ce qui était arrivé au bébé coquille Saint-Jacques. Sans attendre, Joël prit la télécommande et zappa. Dès qu’ils virent les Tortues Ninja sur l’écran, leurs visages rayonnèrent aussitôt.

 

–        Putain, les Tortues Ninja !

–        Comme ça fait longtemps ! Laisse ça, Joël, laisse !

–        Ah, mais carrément !

 

Ils rirent de bon cœur en voyant Michelangelo se trimballer dans les égouts avec ses cartons de pizza. Camille en profita pour observer Joël à la dérobée. Elle avait très envie de se pelotonner contre lui, comme avant, à l’époque où elle en avait encore le droit. Mais plus que ça, elle avait envie de parler avec lui. Maintenant qu’il savait tout (ou presque) d’elle, rien ne lui ferait plus plaisir que de pouvoir discuter des Espions avec lui comme ils le faisaient avec les Tortues Ninja. Ce serait comme avoir quelqu’un pour partager le lourd poids du secret. Michaël, les Espions, les toits, Tonio, et le reste. Le reste qui pesait, pesait, pesait sur ses épaules qui se fragilisaient au fur et à mesure.

 

–        Tu sais, Joël, Tonio n’était pas là quand nous étions à l’ancienne gare de Bobigny, confia doucement Camille. Il n’aurait jamais accepté que les choses se passent comme elles se sont passées. Michaël s’est laissé emporter par ses valeurs, et Tonio aurait pu calmer le jeu. Il savait s’y prendre pour ces choses-là.

–        Si tu le dis… Tu penses que tu aurais été épargnée ?

–        Je ne sais pas. Il était bon et juste, comme Michaël. J’aurais été punie, c’était nécessaire, mais on aurait évité la violence, j’en suis sûre.

–        Bon et juste comme Michaël ?! répéta Joël, furieux. Tu te fous de moi là ! Ce mec est un barjo !

–        Je t’interdis de critiquer Michaël. C’est un homme bien qui se bat pour des principes !

–        Des principes qui lui dictent de poignarder une fille juste parce qu’elle a joué un double jeu ?

–        Aha, tu reconnais enfin que j’ai joué un double jeu ? lança Camille, victorieuse.

 

Frustré d’être repoussé jusque dans ses tranchées, Joël se leva du canapé et partit s’enfermer dans sa chambre. Camille sourit malicieusement. Il ne pourrait pas se voiler la face encore longtemps. Bientôt, il craquerait.

 

 

Dans ces moments où Joël ne lui adressait plus la parole, Camille était bien contente d’avoir son petit moment de victoire chaque nuit. Elle continuait à s’introduire dans sa chambre pour lui voler un baiser qui suffisait à la mettre d’excellente humeur. C’était devenu une douce habitude, que ni le jeune homme ni Mélissa ne pouvaient lui prendre. Cette nuit encore, elle débarqua dans la pièce endormie sur la pointe des pieds par l’intermédiaire de la terrasse commune aux deux chambres. Elle était presque folle de joie : c’était l’heure de son baiser. Joël avait passé sa journée à l’éviter, mais le baiser de la nuit constituait sa revanche.

 

Avec un plaisir non dissimulé, elle s’approcha du lit en silence, retint ses cheveux en arrière et se pencha lentement vers lui pour lui voler ce petit quelque chose si précieux à ses yeux. Camille rencontra pourtant un pépin dans son plan, cette nuit-là. Alors qu’elle s’apprêtait à frôler ses lèvres, la main de Joël fendit subitement l’air et s’abattit aussitôt autour de son poignet. La rouquine sursauta, effrayée, et vit les paupières du jeune homme s’ouvrir sans manifester la moindre fatigue. Elle eut alors la preuve qu’il ne dormait pas, mais alors pas du tout.

 

Chaque Espion avait en lui une part de lâcheté. Il était temps pour Camille de recourir à la sienne. Elle essaya de dégager son poignet pour prendre la fuite, mais Joël finit par la tirer de toutes ses forces de son côté et la fit basculer sur le lit. Elle cria quelques secondes. Il plaqua vite sa main sur sa bouche pour la faire taire. Ils roulèrent et Joël prit le dessus en prenant bien soin de l’écraser de tout son poids. Elle se débattit du mieux qu’elle put, mais il acheva de la maîtriser en resserrant ses prises autour de ses poignets.

 

–        Tiens tiens, mais qui voilà ? taquina-t-il alors qu’elle déglutissait. J’ai attrapé une Espionne dans mes filets…

–        Lâche-moi, espèce de sadique ! Tu me fais mal !

–        Tu croyais vraiment que tes petites escapades nocturnes allaient continuer à passer inaperçues ?

–        C’est bon, je ne le referai plus, je te le jure. Tu peux me laisser partir maintenant !

–        Non, c’est trop facile.

–        Je te préviens, Ajacier, je vais cri…

 

Elle mit quelques secondes à réaliser qu’il l’embrassait furieusement, et comprit enfin qu’elle ne crierait pas. Ou alors, pas comme ça. Lorsqu’il cessa le baiser, essoufflé et les yeux noirs de désir, la jeune fille ne s’était toujours pas remise de ses émotions et se laissa ôter sa chemise de nuit sans comprendre. Mais quelque chose parut l’intriguer et arrêta Joël dans ses caresses. Camille s’étonna et vit qu’il contemplait étrangement la longue cicatrice rouge sur sa poitrine. Il ne dit rien et se contenta de suivre l’entaille du doigt. L’Espionne ferma les yeux et savoura le contact de sa peau contre la sienne. Lorsqu’elle les rouvrit, Joël était sorti de sa torpeur et la regardait intensément. Leurs bouches se rejoignirent à nouveau, d’abord timidement, comme s’ils réapprenaient à se connaître, puis de plus en plus pressées de satisfaire ce besoin qu’ils avaient de l’un l’autre. Peu à peu, Joël se montra plus entreprenant pour le plus grand bonheur de Camille.

 

Et comme le petit chaperon rouge, elle se laissa dévorer. Toute crue.

 

 

–        Bonjour Madame Ajacier ! Bonjour Monsieur Ajacier !

 

Pierre et Flavie levèrent la tête de leur occupation, tous deux étonnés. Camille venait de débarquer dans la cuisine, rayonnante, déjà habillée, prête à démarrer une journée du bon pied. Douceur, qui avait assiégé la cuisine car l’heure du déjeuner approchait, bondit sur sa maîtresse pour lui dire bonjour.

 

–        Bonjour ma fifille de moi ! s’exclama la rouquine qui frottait frénétiquement le pelage du labrador.

–        Bien dormi ? demanda Pierre, soupçonneux, reposant son journal sur la table.

–        Oui !

–        Tu as vu l’heure, Camille ? s’inquiéta son épouse. Tu sais qu’il est bientôt onze heures et que tu as raté Bob l’Eponge ?

 

C’était, à leurs yeux, ce qu’il y avait de plus intrigant. Jamais Camille ne se levait aussi tard. Jamais Camille ne ratait un épisode de Bob l’Eponge. L’intéressée haussa les épaules, tout sourire, et sortit le pot de Nutella du placard.

 

–        Tant pis, ce sera pour demain. Vous permettez que je grignote un peu avant le déjeuner, Madame Ajacier ? Je meurs de faim !

 

Flavie opina puis rencontra le regard encore étonné de son mari, qui haussa à son tour les épaules et replongea dans le journal et ses notes. Monsieur Ajacier était en vacances et préparait actuellement la rentrée du Sénat ayant lieu en septembre. Pour l’occasion, il voyageait beaucoup en France tout en prenant soin de venir se ressourcer dans sa famille, à Bobigny. Il allait accomplir la dernière année de son mandat, avant qu’une partie des sénateurs fût renouvelée, et réfléchissait déjà à la proposition de Camille concernant un éventuel poste à l’étranger.

 

–        Laurier ! rugit la voix bien connue de Joël à l’étage.

–        Allons bon, la journée commence, grogna Pierre.

 

Le plafond trembla, annonçant que le jeune homme quittait furieusement sa chambre, prêt à liquider Camille. Camille qui souriait, ironique, devant ses tartines de Nutella. Ils avaient passé toute la nuit à faire l’amour, mais au petit matin, Joël l’avait laissée dans le flou le plus total quant à leur relation. Il s’était endormi, sans un mot, sans se préoccuper davantage de la jeune fille et des nombreux doutes qui l’assaillaient. Mais il pouvait bien la refouler à nouveau, lui faire comprendre que cette nuit ne représentait rien, qu’il fallait oublier, Camille s’en fichait bien. Elle avait eu plus que ce qu’elle espérait, et rien ne saurait entacher sa bonne humeur. Pas même la fessée que le garçon lui donna avec Le Monde de la veille quand il débarqua dans la cuisine.

 

–        Tes parents t’ont jamais appris à dire au revoir ?! pesta Joël, furieux.

–        Hmm ? fit l’Espionne, un sourcil arqué, en levant son couteau recouvert de pâte à tartiner.

–        Euh, pose ce couteau, tu veux ! J’ai pas confiance !

–        Ma foi, je ne vois pas de quoi tu parles.

–        Mouais, c’est ça…

 

Il n’en rajouta pas davantage et l’aida tout naturellement à tartiner ses tranches de pain. Pierre, Flavie et Douceur écarquillèrent les yeux. Devant eux, Joël et Camille échangeaient des banalités et se lançaient des plaisanteries. Ils n’en revenaient pas ! Et cela ne semblait avoir rien d’éphémère. Même lorsqu’ils prirent leur bref petit-déjeuner, les œillades complices étaient toujours là.

 

–        Bon, allez, je vais faire mon lit, annonça Camille.

–        Moi, je vais prendre ma douche.

 

Les deux jeunes adultes se levèrent en même temps de table et s’éloignèrent vers l’escalier qui menait à l’étage. Joël crut bon de s’arrêter en milieu de chemin et se pencha par-dessus la rampe pour aviser ses parents.

 

–        Au fait Papa-Maman, Camille déménage !

–        Je te demande pardon ?! fulmina l’intéressée, vexée. Qu’est-ce que tu fous là ?

–        J’annonce la nouvelle à mes parents. Tu libères ta chambre.

–        Mais pour aller où ? s’inquiéta Flavie.

 

Camille leva les yeux au plafond et décida de reprendre sa route vers sa chambre. Quant à Joël, il adressa à sa mère un sourire enjôleur et un regard pétillant de malice.

 

–        Dans la mienne.

 

Flavie ouvrit la bouche, surprise. De là où il était, Joël vit son père lever la tête vers lui et brandir discrètement son pouce. Le jeune homme sourit davantage et rejoignit l’Espionne. Quand il referma la porte derrière lui, il se rendit compte que jamais il n’était entré dans la chambre d’ami depuis que Camille l’habitait. Sur une étagère, le Polichinelle qu’il avait acheté au marché de Bobigny le fixait de ses pupilles glaciales. Le vrai Polichinelle lui tournait le dos, occupé à faire son lit consciencieusement. Avec un sourire en coin, Joël prit son élan et plongea sur Camille qui hurla aussitôt. Ils roulèrent sur le matelas et ses mains retrouvèrent vite leur repère sous le débardeur de la jeune fille.

 

–        Bordel, Ajacier ! beugla l’intéressée. Mon lit ! Je dois le refaire maintenant !

–        Ça peut attendre, suggéra Joël dans un souffle.

–        Non, non et non ! Tant que ce n’est pas clair entre nous, tu peux toujours courir !

 

Elle le repoussa sans ménagement, et il se sentit un peu déboussolé par ses sautes d’humeur. La rouquine l’avait habitué à une humeur plutôt douce et câline quelques heures plus tôt. Il avait bien compris ce qu’elle insinuait, mais préférait faire l’ignorant. Camille le poussait lentement vers une pente glissante, et même s’il pensait avoir démêlé le flot des sentiments qui avaient pris en otage son cœur, Joël ne se sentait pas encore prêt d’aborder le sujet d’une réconciliation officielle. C’était le retour sur les faits ayant eu à la gare de Bobigny qui l’effrayait le plus. Car il paraissait évident que Camille voudrait s’entretenir sur ce point-là avec lui.

 

–        Bien… Puisque tu n’es pas décidée à m’offrir le logis, je me retire donc dans ma tanière, vilaine fille.

–        Une minute, je ne t’ai pas autorisé à sortir d’ici, Ajacier ! se rebiffa l’intéressée.

 

Il était sur le point d’atteindre la porte lorsqu’elle se dressa en obstacle devant lui. Bras croisés, regard ferme, cette fois-ci, elle ne céderait pas. Son petit air borné fit rouler les yeux de Joël, qui aurait tout donné pour continuer à vivre cet amour en clandestin. C’était tellement plus passionnant… et beaucoup moins problématique.

 

–        Je veux être fixée. Je veux que tu arrêtes d’être flou, et que tu me dises précisément ce que tu souhaites. Tu ne peux tout simplement pas coucher avec moi comme tu l’as fait pour m’ignorer ou recommencer, sans m’informer de ce que tu cherches pour nous ! Est-ce que cette nuit, c’était sérieux ? Ou pas ? Comment je dois l’interpréter ? C’est ça que je veux savoir, Ajacier, et tu ne sortiras pas d’ici tant que ce ne sera pas clair entre nous. Dis-moi tout ce que tu as sur le cœur, engueule-moi si tu veux, mais dis quelque chose, merde !

 

Joël resta d’abord silencieux. Il ne regardait pas Camille et se contentait de se triturer la peau autour des ongles, comme pour se laisser le temps de répondre. Lui-même n’était pas vraiment fixé sur ce qu’il voulait. Il ne savait qu’une seule chose : cette nuit avait ravivé toute la passion qu’il avait éprouvée dans le passé pour l’Espionne.

 

–        J’ai essayé, d’accord ?! lâcha-t-il, exaspéré, alors qu’il se sentait visé par le regard insistant de la rouquine. Je te jure que j’ai essayé de détester, de te haïr même, après ce que tu m’as fait.

 

Soulagée par sa franchise, le visage de la jeune fille se dérida complètement. Après tout ce temps, Joël crevait enfin l’abcès. Après tout ce temps, le véritable face-à-face, le très attendu règlement de comptes, avait finalement lieu. Enfin, Joël allait lâcher tout ce qu’il avait sur le cœur, depuis ces longs mois où personne n’avait pris la peine de se mettre à sa place et de s’inquiéter réellement de ses états d’âme. Et Camille eut grand plaisir à l’entendre se délivrer.

 

–        Excuse-moi de te dire ça, parce que c’est toi ma pauvre qui a failli clamser dans cette histoire, mais peux-tu au moins comprendre ce que j’ai vécu à la gare de Bobigny ? Toi, tu ne t’es pas vue poignarder, tu ne t’es pas vue mourir, t’étais déjà inconsciente bien avant ! Mais moi, Camille, moi, je me suis pris une claque ce soir-là ! D’une, on m’annonce que t’es une Espionne, rien que ça ! De deux, ah ben merde, je suis pris au piège, impossible de prendre la fuite ! Et la cerise sur le gâteau, j’ai vu de mes propres yeux Michaël te poignarder, je t’ai entendue crier ! T’es tombée comme une masse par terre, Camille, tu t’es vidée de ton sang… Comment tu veux que je passe l’éponge sur ça ?! J’en ai fait des cauchemars ! Ça me poursuit encore la nuit ! J’avais la cervelle partagée en deux. J’avais peur pour toi, et en même temps, je me suis senti trahi… Tu m’as fait du mal, tu m’as menti depuis le début ! Si tu m’aimais vraiment, tu aurais pu tout m’avouer avant qu’on en arrive là. Je ne t’aurais pas refoulé, Camille, je t’aimais ! On aurait trouvé une solution, merde !

 

Camille aurait bien aimé lui répondre que cela aurait été trop dangereux et qu’elle était déjà allée trop loin avec lui, mais préféra garder le silence. Elle prit la main de Joël et l’invita à s’asseoir sur le bord de son lit, avec elle. Il s’exécuta, posa ses coudes sur ses genoux et continua son récit, non sans se cacher les yeux.

 

–        Je pensais aimer une fille que je croyais connaitre. J’avais l’impression d’avoir construit avec toi une relation normale, comme tout le monde. Mais en fait, qu’est-ce qui était vrai chez toi si tu as joué un rôle depuis le début ? Michaël semblait croire que je ne t’ai pas intéressé une seconde. Est-ce que tu m’as déjà aimé au moins ?

–        Oui, je t’ai aimé ! s’écria Camille, émue. Pas au début, c’est vrai, je te trouvais franchement bidon et moche, mais tu es devenu mon ami, mon seul ami ! Tu as pris une place importante dans mon cœur. T’as une idée de ce que c’est d’être toujours refoulé par les autres ?!

–        Avec une fille aussi aimable et agréable que toi, Camille, pas étonnant !

–        Et au fur et à mesure que j’ai appris à te connaître, je suis vraiment tombée amoureuse de toi. Sache que si je ne l’avais pas été, je n’aurais jamais accepté de… tu vois…

 

Elle rougit violemment en se rappelant la nuit durant laquelle Joël Ajacier l’avait dépucelée. L’intéressé scruta ses pieds, embêté. Il s’en souvenait très bien aussi, son meilleur souvenir étant la douche du lendemain matin où Camille lui avait fait l’honneur de sa présence.

 

–        Ça aussi, j’ai cru que ça n’avait été que du bidon pour toi… Du faux, comme tout le reste.

–        Ça ne l’était pas. Tu me connais, j’ai une dignité.

 

Joël esquissa un mince sourire, soulagé. Camille fut touchée de le sentir apaisé maintenant qu’il avait la certitude qu’au moins, elle avait été réellement sincère cette nuit-là. Le jeune homme se sentait bien mieux dans sa peau et posa tranquillement sa tête dans le creux de l’épaule de la rouquine. Le nœud se démêlait, les doutes s’estompaient et la vérité, aidée par la franchise, éclatait. Rien que d’imaginer que sa vie allait pouvoir redevenir presque comme avant suffit à remplir son cœur de joie.

 

–        Tu te souviens du concierge ? demanda Camille tout à coup, le faisant ainsi sursauter.

–        Le concierge ?

–        Oui. Le concierge du lycée.

–        Ouais… Et alors ? Attends, ne me dis pas que… C’était aussi un de vos sales coups ?! Oh ! Tu l’as tué, c’est ça ?!

–        No-non, je ne l’ai pas tué. Mais j’étais là lorsque Michaël s’en est chargé.

–        Vous avez tué le concierge ?! s’écria Joël, terrifié, après un mouvement de recul. Bon Dieu !

–        Nous n’avions pas le choix.

–        Bien sûr que si ! On a toujours le choix de laisser vivre quelqu’un !

–        Le concierge m’avait reconnue parmi les Espions ! Michaël ne pouvait tout bonnement pas le laisser vivant !

–        Mais enfin, le concierge était innocent ! Il n’y était pour rien dans vos putains de délires, le concierge !

–        Je sais, mais…

–        Vous étiez donc au lycée ?! À Louise Michel ? Mais qu’est-ce que vous foutiez là ?!

–        Grande réunion annuelle, répondit Camille, gênée. Michaël voulait changer de lieu et utiliser une salle d’interro assez grande pour nous tous.

–        Laisse-moi deviner… La B12 ?

–        Oui.

–        T’es en train de me dire que j’ai passé mon Bac dans la salle qui a servi aux Espions ?! Bordel !

 

La situation n’avait pourtant rien d’amusant, mais Camille ne put se retenir de rire en voyant Joël se cacher les yeux devant tant de révélations. Largement dépassé par tout ça, il se demandait si l’Espionne cachait encore d’autres anecdotes de ce genre dans son sac. La réponse était évidente : oui.

 

–        Ce qui est arrivé au lycée était un accident. Nous n’avons pas été aussi discrets que nous l’aurions voulu. Mais si je t’en parle aujourd’hui, c’est parce que c’est ce soir-là que Michaël m’a pris ta gourmette pour la laisser à proximité du corps du concierge.

–        Quoi ?! Ouais, en gros, j’ai failli me retrouver dans la merde par sa faute ! marronna Joël, qui essayait de modérer la colère bouillonnant en lui.

–        C’était l’objectif. Mais comme je l’ai raconté à ton père, c’est ce qui a probablement signé mon arrêt de mort et celui de mon père. Je t’ai juré de te la rendre, et j’ai pris de grands risques pour aller la récupérer. Je me suis rendue chez les flics, Joël. Chez les flics ! Je me suis jetée dans la gueule du loup pour tes beaux yeux, j’ai volé ta gourmette sous le nez de la Police, et Dieu sait que ça m’en a coûté ! J’ai perdu mon père dans l’affaire ! Mon propre père ! Par ma faute ! Moi aussi, j’ai eu des raisons de t’en vouloir, Ajacier, mais dès fois je me dis que si c’est le Destin qui a voulu ça, c’est qu’il y a forcément des raisons. Je ne veux pas imaginer que mon père est mort «Â pour la bonne cause », parce que tu n’en es pas une… Mais je me dis qu’après avoir tant perdu, subi un tel sacrifice, je mérite bien d’avancer dans la vie, d’être heureuse et de venger mon père. Donc, tu vois Joël, nous nous reprochons beaucoup de choses, mais ça ne sert à rien de se lamenter sur nos sorts plus longtemps. Maintenant que c’est dit, étalé et mis à plat, avançons tous les deux, d’accord ?

 

Joël sourit et attira Camille contre lui. Celle-ci noua ses bras autour de son cou et se laissa aller contre son épaule.

 

–        Ça fait du bien de parler, avoua-t-elle à mi-mots.

–        Oui. Mais tu ne m’as pas laissé terminer. Ta question, à la base, c’était de savoir ce que je voulais vraiment. Je t’ai dit que tu m’as fait du mal et que j’ai essayé de détester pour tout ça.

–        C’était de bonne guerre.

–        J’ai failli y arriver, mais tu as fini par bien m’avoir, comme avant. Je dois bien avouer que je t’aime et que ça me fait chier, vu le passé qu’on a en commun. Mais bon, voilà, je t’aime. Et je suis prêt à te reprendre si tu me promets d’éviter de me refaire des sales coups dans ce genre. Voilà. T’es contente ?

–        Oui, sourit franchement Camille. Mais qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

–        J’ai réfléchi. Puis je ne sais pas… Il y a le Truc. Je ne sais toujours pas ce que c’est, mais c’est le Truc.

–        Le Truc. Ah, j’avais oublié le fameux Truc.

 

Ils échangèrent une œillade complice, suivie par un long baiser que Joël essaya de tourner à son avantage. Il aurait bien aimé reprendre les câlins là où ils les avaient laissés lorsque Camille l’avait repoussé de son lit. Tentative ratée, car l’intéressée eut tôt fait de s’échapper encore une fois des caresses insistantes pour se lever et lui faire face d’un air victorieux.

 

–        Han, arrière Ajacier !

–        Qu’est-ce qu’il y a encore ? soupira le jeune homme en retombant sur le lit à moitié défait.

–        Je ne partage pas.

–        Quoi ?

–        Je ne partage pas, répéta Camille bien distinctement.

 

Voyant qu’il ne comprenait toujours pas, elle prit un malin plaisir à lui rappeler l’existence de la belle jeune fille avec qui il sortait, et qui était aussi sa plus grande rivale (certes, une rivale éradiquée et mise hors d’état de nuire).

 

–        Au cas où tu l’oublierais, tu sors officiellement avec Mélissa Beauchamp – que tu as trompée avec moi au passage et ce qui fait de toi un parfait salaud, mais qu’importe, je t’aime quand même – et je suis désolée, c’est pas que ça me gêne de la faire cocue – loin de là – mais j’aime pas partager. Alors, vire-la ou c’est moi qui me tire.

–        Meeerde, Mélissa ! s’écria Joël, qui se frappa le front en se maudissant. Mais quel naze, je l’ai complètement zappée ! La pauvre fille, elle ne mérite pas ça…

–        Hé, fais pas dans les sentiments et vire-moi cette pétasse sans plus tarder ! On sait tous que t’es un sale con, mais on s’en fout d’elle ! Elle s’en remettra. Les Barbies s’en remettent toujours.

–        Camille, tu es méchante.

–        Je sais. Mais merde, chacun son beef, à la fin quoi !

 

Joël éclata de rire devant la jalousie perceptible de Camille et sortit son téléphone de sa poche alors qu’elle croisait fièrement les bras sur sa poitrine. Avec un sourire malin, il composa le numéro de Mélissa et attendit qu’elle décrochât. Par politesse, et parce que la jeune fille était plutôt gentille, il serait galant et romprait en face à face. Mélissa souffrirait certainement de la rupture, mais Camille avait raison sur un point : elle s’en remettrait. Après quelques tonalités, elle répondit et Joël lui exposa brièvement qu’il souhaiterait s’entretenir avec elle dans l’après-midi. Elle ne fit aucun commentaire, mais l’adolescent devina qu’elle avait compris.

 

–        Elle se doute de quelque chose, fit-il en raccrochant, alors que Camille revenait s’allonger près de lui pour déposer un bisou sur sa joue.

–        T’en fais pas, elle va te gifler bien bien, mais je serai là pour te consoler après, je te le jure. On va tout recommencer toi et moi. Et comme je le dis si bien : une de perdue, une Camille de retrouvée.

 

Oui, une de perdue, une Camille de retrouvée, sauf que cette dernière ne s’attendait certainement pas à ce qui lui arriva, quelques heures plus tard. Avant l’arrivée de Mélissa, Joël avait tenu à ce qu’elle restât enfermée dans sa chambre et qu’elle se fît oublier le temps de sa discussion avec son ex-petite amie. Il avait fait promettre – difficilement – à Camille de ne pas les espionner par la terrasse qu’ils avaient en commun et de ne pas narguer sa rivale. L’Espionne avait grogné avec mauvaise foi, mais acceptait. Enfin, Mélissa arriva et comme Camille n’avait jamais juré de ne pas écouter aux portes, c’est évidemment ce qu’elle fit en toute discrétion. Elle entendit Joël annoncer leur rupture, ainsi que les trois gifles qu’il estimait avoir bien méritées. Elle eut à peine le temps de le plaindre qu’elle fut surprise par Monsieur Ajacier qui lui lançait un regard réprobateur depuis l’escalier, la contraignant à retourner dans sa chambre. Bref, tout se déroulait plutôt bien. Jusqu’au départ de Mélissa.

 

Une fois la jeune fille (très furieuse) ramenée à la porte par politesse, Joël était allé trouver la rouquine dans sa chambre et il semblait, lui aussi, très en colère. Quand Camille le vit entrer dans la pièce, elle lâcha le livre qu’elle feuilletait et bondit sur lui pour accueillir comme il se devait le soldat rescapé de la guerre. Mais de façon très surprenante, Joël la repoussa fermement et Camille resta les bras ballants alors qu’il s’évertua à la sermonner.

 

–        Mélissa a jugé bon de m’informer de certains faits que j’ignorais royalement. Pour quelqu’un qui dit vouloir repartir de zéro, je trouve que tu passes encore pas mal de choses sous silence ! Alors, tu n’as rien à me dire, Laurier ?

–        Euh, non, répondit bêtement l’intéressée, après un moment de réflexion.

–        Je t’en prie, Camille !

–        Je ne vois pas absolument pas à quoi tu fais allusion, je te jure !

–        Mélissa ! s’écria Joël, énervé.

–        Quoi, Mélissa ?! Qu’est-ce qu’elle vient faire encore là, merde !

–        Mélissa, au lycée, dans les toilettes des filles…

 

Camille dut faire un effort de mémoire monumental pour essayer de retrouver un souvenir lié à Mélissa, le lycée et les toilettes des filles. Joël vit bien qu’elle ne jouait pas la comédie, mais comprit aussi que Mélissa n’avait pas menti lorsque le visage de l’Espionne s’éclaira au bout d’une minute.

 

–        Ah, ça.

–        Oui, ça. Qu’as-tu à dire pour ta défense, Laurier ?

–        Rien. Puisque je n’ai rien fait.

–        Rien ?! s’esclaffa Joël. Putain Camille, tu l’as menacée de mort !

–        Mais n’importe quoi ! Je n’ai jamais menacé de mort cette fille ! Je suis la justice même, voyons !

 

Devant le regard insistant du jeune homme, la rouquine marqua un arrêt puis tenta un sourire commercial qui se révéla totalement inefficace.

 

–        Bon, peut-être que je lui ai dit que je lui casserais un petit peu la figure si elle t’approchait… Mais merde, elle empiétait sur mon territoire ! Et puis, tu peux dire ce que tu veux, mais je ne l’ai pas menacée de mort ! Je l’aurais simplement défigurée, elle le sait très bien, alors pourquoi elle déforme tout ?!

 

À la voir brailler et taper du pied comme une enfant, Joël roula des yeux. Camille différenciait peut-être simple menace et menace de mort, mais à ses yeux, l’affaire était la même : elle avait failli s’en prendre à une jeune fille convenable et innocente.

 

–        Tabasser, menacer… On ne va pas chipoter. Qu’est-ce qu’on s’en fout, d’abord ! Le plus important, c’est qu’elle n’ait pas réussi à t’avoir, continua l’Espionne en forçant le barrage de ses bras pour se pelotonner contre lui. Tu m’aimes toujours au moins ?

–        Affirmatif. Mais n’empêche, la pauvre Mélissa qui n’avait rien demandé…

–        On s’en fout !

–        Pas moi. Je ne peux pas tolérer ça. Camille, je te punis.

–        Tu me quoi ?!

 

Un sourire machiavélique apparut sur le visage de Joël, qui était bien d’humeur à faire enrager l’Espionne. La tête de Camille le faisait déjà rire intérieurement : elle avait ouvert les yeux ronds comme des billes, se demandant là si ses oreilles ne lui avaient pas joué un mauvais tour. Butée, elle croisa les bras sur sa poitrine.

 

–        Et tu vas me faire quoi au juste ? Me mettre au coin avec le bonnet d’âne ?

–        C’est simple. Je retarde nos retrouvailles à demain.

–        Hein ?! s’écria-t-elle, choquée. Ah non ! Pas question !

 

Mais déjà, il quittait la chambre d’un pas décidé, poursuivi par la jeune fille qui ne tolérait pas cet affront (et comptait bien le faire savoir), et lui claqua la porte de sa chambre au nez. Bien entendu, il prit bien soin de la verrouiller le plus rapidement possible, de sorte que Camille n’eût pas le temps de se démener sur la poignée. Mais le plus amusant fut lorsqu’elle roua de coups la pauvre porte en criant au scandale à qui voulait l’entendre.  

 

–        Hé, espèce de salaud ! Et notre réconciliation alors ?! s’écria l’Espionne dans le couloir, furieuse. Ouvre cette putain de porte ou je la défonce !

–        Camille ! rugit le sénateur mécontent depuis le rez-de-chaussée.

 

L’intéressée devint toute rouge et retourna dans sa chambre aussi silencieusement qu’un rhinocéros afin d’essayer d’entrer par effraction chez Joël grâce au balcon qu’ils partageaient. Quand le jeune homme la vit arriver juste au moment où il verrouillait sa porte-fenêtre, il ne put s’empêcher d’éclater de rire sous son nez. Derrière la vitre, Camille était de plus en plus écarlate, prête à exploser. Elle le pointa du doigt, puis fit mine de se trancher le cou pour lui indiquer ce qui l’attendait lorsqu’elle parviendrait à mettre la main sur lui. Hilare, Joël ferma ses rideaux, ce qui irrita au plus haut point l’Espionne.

 

Il n’y eut plus de signes de vie de Camille pendant dix minutes. Refusant de croire qu’elle s’était évaporée et qu’elle avait laissé tomber, Joël se douta qu’elle était occupée à mettre au point un nouveau plan. En attendant, il choisit de regarder le dernier James Bond tranquillement sur son lit. L’introduction venait à peine de se terminer lorsque la porte s’ouvrit dans un grand fracas. Amusé, Joël tourna la tête pour découvrir sans surprise Camille qui se tenait dans l’encadrement, rouge écrevisse mais armée d’un passe-partout. Elle respira profondément pour essayer de reprendre une couleur normale. Effort inutile, mais qui lui permit tout de même de reprendre son calme.

 

–        On ne ferme pas la porte à une Espionne qui s’appelle Camille Laurier, décréta-t-elle en jetant un regard assassin à Joël. Car d’une façon ou d’une autre, Camille Laurier finira toujours par entrer. – Après un court arrêt, elle ajouta : – Camille Laurier peut. Les autres essayent.

–        Ben voyons, mais c’est qu’elle se prend pour Chuck Norris en plus !

–        Toi, tu vas me le payer.

 

La jeune fille bondit sur lui et mit tout son cœur à le frapper avec l’oreiller. Elle tenta même de l’étouffer avec, mais après quinze secondes d’apnée, elle eut un peu peur qu’il s’asphyxiât et elle préféra le rouer de coups dans l’abdomen. Joël ne se défendait pas. Il riait trop, entre deux souffles coupés, pour tenter quelque chose.

 

Ils ne se chamaillèrent pas bien longtemps. Très vite, l’agréable sensation d’être à nouveau réunis, plus soudés qu’auparavant, reprit le dessus. Ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre, s’embrassèrent et prêtèrent un peu d’attention au film. Le Truc, même s’ils ignoraient tout de sa nature, finissait toujours par s’imposer. Et puis, un peu de sérieux devant le dernier James Bond, bordel.

 

 

En cette magnifique journée d’août ensoleillée durant laquelle il avait préféré travailler au frais, Pierre Ajacier se sentait particulièrement suivi du regard. D’un regard noir et lourd de bien des reproches. Après avoir feint l’ignorance pendant une demi-heure, il céda à la pression, baissa l’écran de son ordinateur portable et leva la tête dans un soupir vaincu.

 

–        Flavie, tu comptes me faire la gueule longtemps ?

–        Aussi longtemps que tu prendras des décisions non réfléchies, répondit celle-ci, pète-sec, assez furieuse contre son mari.

–        Quelles décisions non réfléchies ? Je n’ai rien fait.

–        Tu n’as rien fait ?! Ben voyons ! C’est la meilleure ! Dois-je te rappeler que tu as acheté un flipper à Joël ? Un flipper, Pierre ! Il a dix-huit ans ! Je ne sais pas moi, mais tu aurais pu trouver quelque chose de plus nécessaire à lui offrir pour son anniversaire !

–        Je te corrige, chérie. J’ai donné de l’argent à Joël, avec pour consigne d’en faire bon usage. Et il a acheté un flipper. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?! Je n’y peux rien, il fait ce qu’il veut maintenant !

–        Bien entendu, ce n’est pas de ta faute. Ce n’est jamais de ta faute. Ton fils – que tu souhaites voir avocat, je te rappelle – développe un esprit de vandalisme, et ça te passe complètement au-dessus de la tête !

–        Le vandalisme ! Flavie, tu as une imagination débordante !

–        Une imagination débordante ?! Mais tu ne te rends pas compte ! Viens voir, Pierre, viens voir, si tu oses lâcher ta satanée proposition de loi, ce que deviennent ton fils et ta belle-fille que tu chéris tant !

 

Poings sur les hanches, elle le défia du regard et, impuissant, il se leva difficilement du canapé dans lequel il se sentait si bien, et la suivit sur la terrasse. Pierre n’était même pas arrivé devant le flipper qu’il entendait déjà des dlingdling, tchouw, bling, tabadam et trilililili retentissants accompagnés de jurons enragés. Quand il découvrit les deux jeunes gens en train de se bousculer et s’acharner sur l’appareil, il comprit où voulait en venir sa femme.

 

–        Et… Putain de merde, c’est pas vrai, t’es une vraie salope quand même ! s’écria Joël, furibond, qui donna un coup de poing au flipper.

–        Espèce de connard, bouge de là ! … Oh, le bâtard ! cracha Camille, alors que le jeune homme avait secoué la machine pour faire perdre sa trajectoire à la bille. Non ! Enculé, tu m’as fait perdre !

–        Ça t’apprendra, pétasse !

–        C’est moi que tu traites de pétasse ?!

–        Oh mais vous allez vous calmer, oui ?!! rugit le sénateur, furieux. Joël, enfin, ce n’est pas comme ça qu’on t’a éduqué !

 

Les deux jeunes adultes se redressèrent, pris en faute, laissant par la même occasion la bille descendre jusqu’au trou et assurer à Camille un «Â Game Over » sonore. Elle toussa, gênée, et sourit de toutes ses dents au sénateur dans l’espoir de remonter dans son estime.

 

–        Mais ça va, Papa, essaya Joël, c’est juste sous la pression du flipper… Tu sais bien que je me comporte mieux que ça en société.

–        Quand bien même, ce ne sont pas les paroles dignes d’un étudiant en droit qui souhaite devenir avocat, décréta Flavie, les bras croisés sur la poitrine.

 

Camille, compatissante, donna une tape amicale sur l’épaule de son petit ami, sans abandonner son sourire malin. Malheureusement, elle faisait désormais partie de la famille et cela, la mère de Joël ne l’avait pas oublié.

 

–        Ni même pour une jeune fille qui se destine à être institutrice.

 

La rouquine ne s’attendait certainement pas à ça ; sa fierté se décomposa en moins d’une seconde. Son sourire disparut aussitôt et elle devint tant livide qu’elle se cacha derrière Joël, à la fois choquée et honteuse. Ce dernier ricana, même s’il ne semblait pas très fier non plus.

 

Soumis à la pression de sa femme et afin de regagner son estime, Pierre Ajacier n’eut d’autres choix que de punir les deux jeunes adultes, à la grande stupéfaction de ces derniers qui pensaient avoir passé l’âge. Ils supplièrent, tempêtèrent et tentèrent même une négociation mettant d’ailleurs Joël dans une situation de «Â cas pratique » pour sa future profession, mais rien n’y fit : le sénateur ne céda pas et la punition resta de rigueur.

Ainsi…

 

–        Je hais tes parents.

–        Ils pourraient être un peu plus cools, grogna Joël. Prête ?

–        Je hais tes parents. Je les hais du plus profond de mon âme. Et le pire dans tout ça, c’est que je ne peux rien contre eux. Ce sont bien les seuls, d’ailleurs. J’ai une trop grande dette envers eux.

–        Prête ? répéta le jeune homme, sans l’écouter.

 

Camille marmonna une réponse vaguement positive, et Joël souleva une lourde brouette remplie de terreaux et de feuilles avant de quitter le garage et la faire rouler sur l’allée du jardin. La rouquine attrapa les multiples branches de l’arbre que le sénateur avait décidé de faire scier pour l’été et suivit mollement son petit ami, son équipage au-dessus de la tête.

 

–        Condamnés à aider aux travaux paysagers. Ça me tue. Je hais tes parents. Et je hais cet arbre.

–        Tu le trouvais bien à ton goût pour t’y cacher quand tu m’espionnais encore, remarqua Joël, dans le crouicroui strident de la brouette.

–        Quoi ?

–        Quoi ?

–        J’entends pas !

–        Hein ?

 

Il arrêta la brouette et le silence retomba dans le jardin. Camille, ses énormes branches feuillues planant au-dessus du crâne, le regardait sans comprendre.

 

–        Qu’est-ce que tu disais ?

–        Je disais que cet arbre t’avait bien arrangé à une époque.

–        Ah. Oui. C’est vrai. Et c’est vraiment con de vouloir le désépaissir, si tu veux mon avis.

–        Va dire ça à mon père. Bon, allez, roule ma poule, déclara Joël, le moral à zéro. On n’a pas avancé et il faut vider tout le garage.

–        Toi et tes expressions, pesta Camille. Allez, accélère, j’ai mal aux bras. Et je hais tes parents.

 

Non sans grogner, ils s’en allèrent tous deux en direction de l’énorme poubelle située au bout de la rue, laissant derrière eux entendre à qui le voulait bien le clap-clap de leurs tongs. Arrivés au bout de la rue, ils eurent une pensée assassine pour Pierre et Flavie (leur faire faire des travaux paysagers en punition, à eux, en plein cagnard, non mais sans blague !) et s’organisèrent pour se débarrasser de leurs bagages.

 

–        Je crois… commença Camille, qui prenait son élan.

 

Elle balança sans ménagement les branches dans le container et se frotta les mains pour faire envoler la poussière.

 

–        Je crois que j’aurai besoin d’une consolation, ce soir.

–        Tu l’auras, répondit Joël, tout en renversant le contenu la brouette avec sa pelle. Enfin, nous l’aurons. Surtout que mes parents se cassent.

–        C’est vrai ?!

–        Ouais. Ils s’en vont deux jours voir ma grand-mère en Seine-et-Marne.

–        Non ?! Ça veut dire qu’on va avoir le toit pour nous tous seuls alors ! s’exclama la rouquine, ravie, qui lui sauta aussitôt au cou.

–        Euh… Le toit pour nous tous seuls ?

 

 

Au moment où la Lune disparut pour offrir la nuit au bout du monde, les premiers rayons du soleil se dégagèrent de l’horizon. Le Soleil hésitait encore à se montrer vraiment, mais il était tellement éclatant qu’il n’eut aucune peine à faire la lumière sur Bobigny, et en particulier, sur le toit du pavillon des Ajacier. Le Soleil avait vu beaucoup de choses depuis des milliards d’années, mais c’était bien la première fois, de souvenir d’astre, qu’il trouvait deux jeunes gens paisiblement endormis à moitié cachés derrière la cheminée. À les deviner nus sous la couverture, le Soleil ne douta pas un instant du genre de nuit que ces deux-là avaient partagée devant la Lune, unique témoin de cette scène d’amour. L’astre solaire voulut rire et s’étira alors plus haut dans le ciel.

 

Ses rayons vinrent frapper de plein fouet Joël, qui ouvrit difficilement les yeux en grognant. Il rencontra ceux déjà écarquillés de Camille, et au moment de lui dire bonjour, il éternua brusquement.

 

–        À tes souhaits, déclara la rouquine, suspendue à son cou.

–        Bordel, répondit Joël d’une voix rauque. C’est bien parce que c’était ton fantasme, Laurier ! Ce n’est pas un truc que je referai, tu vois. Même si c’était assez sympa globalement, niveau confort en revanche… Rajoute à ça les trombes d’eau qui sont tombées…

 

En effet, si la nuit avait été plutôt romantique, elle n’en avait pas été moins fraîche et humide. Joël avait maudit Camille lorsque la pluie s’était mise à tomber au beau milieu de leurs ébats. C’était sans compter l’humidité matinale qui lui donna la chair de poule et le fit frissonner de la tête au pied. La jeune fille, qui le dévorait des yeux, éprouva un peu de peine pour lui et remonta tendrement la couverture pour le réchauffer un peu plus. Tout comme son compagnon, ses cheveux étaient ondulés et encore mouillés, mais elle avait été plus chanceuse que lui. Etant allongée sous Joël, elle avait pu se délecter toute la nuit de la chaleur qu’il lui avait procurée, alors que lui-même avait été la première victime du froid et de la pluie.

 

–        Merci.

–        Je dois répondre quelque chose ?

–        Non, sourit Camille. Je rêvais de faire ça sur le toit, mais je ne pensais pas que ça pourrait m’arriver un jour. J’ai adoré.

–        Ah, c’est le label qualité Ajacier, plaisanta l’intéressé avant d’enfouir à nouveau sa tête au creux de son cou tellement le soleil l’éblouissait. Rah, ce soleil ! Qu’est-ce qu’il fait mal aux yeux, putain !

–        Moi j’adore les levers de soleil. Ils sont tellement plus puissants que les couchers. Je ne sais pas pour toi, mais à chaque fois que j’en vois un, ça me donne de l’espoir. Quand il fait nuit dans mon esprit, je me dis toujours que le soleil se lèvera bientôt et qu’il éclairera ma route.

–        Mouais, mouais, mouais… fit Joël, qui n’avait jamais été très convaincu par le non-concret. Tu m’excuseras, mais pour moi, ils sont tous pareils.

 

Faisant mine d’être vexée, l’Espionne lui donna un gentil coup de genou et ils se redressèrent tous les deux pour s’asseoir en tailleur. Enroulés étroitement dans la même couverture, ils se faisaient face. Joël bâilla à s’en décrocher la mâchoire, s’interrompit pour tousser puis reprit ses étirements. Camille vint se blottir contre lui, la tête contre son cœur.

 

–        Comment tu vas expliquer à ta mère que tu t’es enrhumé en plein été ?

–        Je ne sais pas. Je dirai probablement que c’est encore de ta faute. Rien à faire, même quand on sort ensemble, tu trouves le moyen pour me pourrir la… Oh Camille !

 

Son regard s’était arrêté sur la longue cicatrice rouge qui fendait la poitrine de la jeune fille et s’étirait hors de la couverture. Il venait d’avoir une révélation. La Révélation !

 

–         Camille.

–         Hmm ?

–         C'est ça, le Truc.

–         Quoi ?

–         C'est ça, le Truc, répéta Joël, en pointant du doigt la cicatrice.

–         Le Truc, fit la jeune fille, sceptique.

–         Oui, le Truc qui fait que deux personnes s'aiment et qu'elles sont sûres de s'aimer, mais vraiment très fort, c'est quand elles sont prêtes à mourir l'une pour l'autre.

 

Camille réfléchit quelques instants, puis s’accorda à penser que Joël n’avait pas tort. Elle tapota sur les mains de son compagnon avec son petit air bien elle.

 

–         T'es salement romantique, Ajacier. Mais je suis d'accord avec toi. Cela dit, même si je suis flattée, je t'interdis d'en arriver là pour moi un jour.

–         Je le ferai si c'est nécessaire, répliqua très sérieusement Joël. Je ferai tout ce que je pourrai pour te protéger.

–         Non.

 

La fermeté de sa voix ne le surprit que très peu. Tandis qu’elle enroulait ses bras autour de son cou avec son air suffisant, elle s’évertuait à lui faire la leçon comme une maîtresse à son élève. Joël savait d’ores et déjà qu’il ne pourrait changer la décision de Camille, mais l’idée que le sacrifice amoureux de leur couple n’allait que dans un sens le contrariait assez.

 

–         Tu as une vie trop précieuse pour la gâcher et une âme trop pure pour tuer des gens mauvais. Je ne veux surtout pas que tu en arrives là. Tout ça, c’est mon boulot, Joël. Je t’aime assez pour prendre en charge ton Truc et le mien. Et puis, franchement, à quoi serviraient tous les sacrifices que j’ai faits pour toi si tu clamsais pour moi ? Pauvre garçon, tu ne sais même pas comment faire pour mourir, tu risquerais même de te rater tellement tu es nul. Laisse faire ça aux professionnels, tu veux ?

 

Joël ne répondit pas, et de toute manière, l’Espionne n’attendait aucune réponse. Tous deux tournèrent la tête vers le Soleil qui éclairait désormais Bobigny de toute sa splendeur. Au loin, les hauts toits irréguliers de Paris se distinguaient suffisamment pour les reconnaître. Joël ne les connaissait pas. Camille, si. Pour elle, les toits parisiens n’étaient pas de simples toitures que l’on reconnaissait depuis des kilomètres. Les toits de Paris, elle le savait, seraient la suite et fin de son histoire avec les Espions.

 

 

 

Marcher ensemble, sauter ensemble

C’est parfait

Tomber ensemble, mourir ensemble

C’est parfait

 

Marcher ensemble, sauter ensemble

Tomber ensemble, mourir ensemble

Partir en cendre, ne rien entendre

Finir en sang

Ne plus attendre, ne plus attendre

 

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Keina
Posté le 08/02/2011
Oooooh C'est mignon ! <3 J'adore cette fin de chapitre, c'est tellement romantique ! Enfin, ils se sont tout dit ! Enfin, ils sont réconciliés ! Au fond, tu as bien exposé le point de vue de l'un et de l'autre, et leur réconciliation paraît tout naturel après s'être si souvent disputés. 
Finalement, on reste dans le cocon familial Ajacier durant tout le chapitre, mais ce n'est pas pour me déplaire. Un peu moins de Douceur, mais un peu plus de Joël x Camille, alors ça compense. La dissolution des Espions amène une sorte de trêve, même si Camille explique bien qu'elle ne sera pas éternelle. Mais cette trêve lui permet enfin de goûter au bonheur, alors tant mieux !
Et puis la thématique du "Truc" est tellement mignonne, ça m'a fait fondre ! Je n'ai qu'un mot à dire : Bravo ! ^^
La Ptite Clo
Posté le 08/02/2011
Moooh Keinaaaa ! *_* Merci beaucoup pour ton commentaire (et tous les autres d'ailleurs ^^"), comme tu le dis si bien, c'est l'heure maintenant de vivre heureux... mais bien entendu, ça ne durera pas. ^^ Bisoudoux !
Seja Administratrice
Posté le 26/12/2010
Oups, oublié de commenter -_-
Alooooors *o* J'ai vraiment aimé ce gros gros chapitre. Mais genre vraiment. D'ailleurs, la prochaine fois que je te vois dénigrer tes textes sur le forum, je te mords, Clochette. Et le fait qu'une grenouille n'ait pas de dents n'y change absolument rien :P
De toute façon, ça fait longtemps que je me dis que pour moi, Polichinelle, tout comme le 36, fait partie de mes textes préférés sur PA. Tu as une manière bien à toi d'écrire, de décrire les personnage, des les rendre si vivants, si attachants, si humains que c'est un vrai plaisir de plonger dans tes univers.
Ah, Camille... Son plan pour arriver à ses fins était beau, du début à la fin *o* Je l'aime cette petiote. Louer un toit, faut trouver quand même xD Et ses petites escapades nocturnes dans la chambre de Joël ♥ Et puis, Camille quoi ♥♥♥ Enfin, Joël n'est pas en reste :P La scène avec ce pauvre Joël emprisonné par la machiavélique Camille sur le canapé était particulièrement tordante *o*
Hum, je crois que j'avais encore plein de choses super intelligentes à dire. Enfin, m'en souviens pas, donc devaient pas être si intelligentes que ça...
Ah si, quand même. Les vraies retrouvailles de Camille et de Joël m'ont transformée en fondant au chocolat ♥ Tout comme le largage de la pauvre copine (owi).
Bon, je crois que je pourrais y passer la nuit. Mais je me contenterai de rajouter une chose - love you, Clochette ♥ 
La Ptite Clo
Posté le 26/12/2010
Sejounette ! *_*
Merci, merci beaucoup, même si je n'en attendais pas autant ! Mais on a bien le droit de se remettre en question sur ce qu'on écrit quand même, rien n'est parfait, scrogneugneu, on a bien le droit de douter quand mêmeuh. ^^ Bref... Je ne sais plus quoi dire, ça faisait longtemps que je voulais répondre à ton commentaire, ce que j'avais fait un jour mais l'ordi avait planté et Firefox n'avait rien récupéré - évidemment. 
Autrement, eh bien écoute, je suis super contente que cette histoire - qui me tient pas mal à coeur malgré les difficultés que je rencontre - te plaise tant et c'est un véritable plaisir pour moi de te compter parmi mes lecteurs. ^^ Egalement ravie que tu adores Camille, qui est une fille de papier trop gâtée à mon goût (on lui passe tous ses caprices, franchement, si c'est pas honteux).
Bref, je le répète, je suis très très très contente de ta réaction. Ce "petit" chapitre bien "quotidien" aussi me paraissait essentiel pour terminer sur une note légère avant le retour aux choses sérieuses. Et puis, c'est la dernière fois qu'on les voit à 17 ans alors zut, fallait en profiter. ^^
Un gros merci à toi et plein de bisoudoux sur le nez ! Love you too Sejounette !  ♥
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