- Hier, vous avez dit que le bébé serait « ce que Baptiste voudra qu’il soit », dit Oriana après les salutations d’usage.
Elle avait retrouvé son interlocuteur privilégié, comme promis, devant la même brasserie, à la même heure que la veille. Philippe acquiesça.
- Cela signifie-t-il que cet enfant ne sera pas humain ?
- Que signifie « humain » pour vous ? interrogea Philippe.
- Pardon ?
- Cela signifie-t-il avoir deux bras, deux jambes et une tête ? Car en ce cas, il sera humain. En revanche, si vous considérez qu’être un humain signifie pouvoir se reproduire avec un être humain, alors non, il ne le sera pas.
Oriana resta interdite face à ce discours.
- Son génome aura été trop modifié pour permettre une procréation avec un être humain.
Oriana n’en revenait toujours pas qu’il puisse dire ce genre de choses en public.
- Ce qui ne signifie pas qu’il sera stérile ! précisa Philippe. Non ! Il pourra se reproduire, mais avec des êtres de même génome que lui.
- Vous en avez d’autres, comprit Oriana.
- Oui, répondit-il avec un grand sourire.
- Vous proposez la même chose à d’autres femmes.
- Exactement.
- Pourquoi ? Pourquoi créer des bébés génétiquement modifiés ?
- Pour pouvoir guérir le cancer ? proposa Philippe et sa réponse souffla Oriana.
Elle grimaça puis lança :
- Rassurez-moi : vous possédez déjà le remède ?
- Oui, grâce à d’autres femmes qui, avant vous, ont accepté d’être mères porteuses pour nous.
L’insinuation était forte. Leur sacrifice va vous sauver. À votre tour ! Oriana n’y fut pas insensible.
- Baptiste peut retirer un cancer. Peut-il aussi en induire un ?
- Oui, répondit Philippe.
- Votre franchise est déconcertante, admit Oriana.
Philippe se contenta de sourire en retour. En silence, il avala un grand verre d’eau puis se resservit, non sans remplir en même temps le verre de son interlocutrice.
- Avez-vous placé ce cancer en moi ? demanda Oriana.
- Non, répondit Philippe.
« Question stupide », pensa Oriana. Même si ça avait été le cas, jamais il ne l’aurait avoué. En même temps, il semblait tellement sincère, tout le temps, c’en était ébouriffant.
- Ces autres femmes, à qui vous proposez d’être mères porteuses, ont aussi un cancer ? demanda Oriana.
- Non, les raisons sont aussi nombreuses que différentes. Cela peut être en échange d’un visa, d’un gros paquet d’argent, de la guérison d’une maladie – cancer ou pas, de la guérison d’un proche, d’un meurtre…
- D’un meurtre ? le coupa Oriana, choquée.
- Nous sommes dans l’illégalité, dit Philippe en haussant les épaules. Un peu plus ou un peu moins…
Oriana comprit que cette organisation, quelle qu’elle fut, n’avait pas froid aux yeux.
- Si je refuse, vous n’insisterez pas ?
- Non, assura Philippe.
- Vous aurez perdu beaucoup de vos ressources pour rien, fit remarquer Oriana. Vous ne…
- Nous ne vous forcerons pas et ne vous demanderons rien. C’est notre problème si nous n’avons pas misé sur le bon cheval ou que nous n’avons pas été capables de vous convaincre ou de vous rassurer. Nous n’avons aucune raison de faire peser sur vous notre incompétence.
Oriana secoua la tête. Cette franchise, toujours cette franchise. Cet homme savait-il mentir ? Connaissait-il la diplomatie ou le tact ?
- J’ai l’impression que vous avez besoin que je vous laisse réfléchir tranquillement. À demain, madame Delbran.
Il se leva, son assiette à moitié terminée, paya la note puis sortit. Oriana devait bien admettre que, en effet, elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées. Elle soupira puis termina son repas tranquillement. Ayant pu réfléchir, son travail fut de meilleur qualité.
En arrivant chez elle, elle se sentit triste et eut envie d’un peu de réconfort. Ses pensées volèrent vers sa mère. Elle voulut la contacter. Pour cela, il fallait… Oriana se trouva incapable de finir son mouvement. Elle resta figée dans son salon. Il fallait… Que fallait-il ? Ah oui, un téléphone !
Elle ouvrit le tiroir sous la télévision où se trouvaient… les télécommandes. Forcément, puisque son téléphone se trouvait dans son sac à main. Elle s’en saisit, l’alluma, réalisa son dessin de démarrage et hésita. Où fallait-il appuyer ? Ah oui, en bas à gauche, l’icône téléphone.
Elle resta figée sur la liste pendant un long moment puis reposa le téléphone. Elle n’avait pas la moindre idée de quelle ligne correspondait à sa mère. Elle avait essayé de taper le numéro directement. Elle parvenait à le dire dans sa tête mais les symboles sur le clavier ne correspondaient plus à rien. Comprenant qu’elle perdait son temps, elle partit se faire à dîner puis se coucha, non sans avoir pris un nouvel anti-douleur contre son mal de tête.
- Les symptômes s’aggravent, dit Oriana à Philippe après l’avoir salué. J’ai essayé d’appeler ma mère hier et je n’ai pas réussi. Mais vous le savez déjà…
- Que vous êtes restée un bon moment avec votre téléphone à la main sans rien en faire, oui. Que vous désiriez appeler votre mère, non. Nous ne sommes pas télépathes. Souhaitez-vous que je compose son numéro pour vous ? proposa-t-il en tendant la main.
Oriana lui donna volontiers son téléphone. Philippe, sans surprise, déverrouilla le téléphone, navigua aisément entre les icônes puis lui tendit l’objet technologique. Une sonnerie se faisait déjà entendre. Oriana sortit sur le trottoir car la brasserie était bien trop bruyante. Philippe resta à l’intérieur, lui laissant l’intimité nécessaire à cet échange.
Sa mère se montra inquiète qu’elle l’appelle ainsi en pleine journée. D’habitude, cela se faisait plutôt le soir. La conversation fut légère. Sa mère lui parla de sa brocante du dimanche, puis de son cours de country et du bal à venir. Elle lui raconta la dernière anecdote concernant son frère puis elles raccrochèrent. La discussion avait fait beaucoup de bien à Oriana. Elle retourna à l’intérieur.
- J’aurais pu lui dire, pour votre organisation. Je pourrais le dire à la police, murmura Oriana après d’être rassise à table.
Philippe sourit puis lança :
- Croyez-vous être plus capable de faire le numéro de la police que celui de votre mère ?
La pique fit mouche. Oriana lui envoya un regard noir. Pour la première fois, il se permettait de se moquer gentiment.
- Quand bien même, continua Philippe. Admettons que vous alliez voir un policier dans la rue. Que lui diriez-vous ? J’ai un cancer généralisé et un type me propose de me soigner en échange de porter un bébé non humain ?
- Personne ne me croira, maugréa Oriana.
- Au mieux, on dira que vous avez beaucoup d’imagination. Au pire, on accusera le cancer et vous serez placée à l’hôpital, sous chimio, radiothérapie, on vous ouvrira le crâne. Avec un peu de chance, vous sortirez vivante de l’opération et vous commencerez un véritable parcours du combattant auprès des médecins pour finalement mourir dans… cinq… six mois selon l’effet du traitement et les capacités des oncologues.
Oriana grimaça.
- Dans le meilleur des cas, si la police me trouve juste pleine d’imagination, vous aurez disparu.
Philippe acquiesça avec un grand sourire.
- Vous ne semblez pas m’en vouloir de vous avoir menacé, fit remarquer Oriana.
- Non, pourquoi ? C’est normal. Tout le monde le fait à un moment où à un autre. Cela fait partie du processus. Vous êtes dans la norme, madame Delbran.
Oriana fit la moue. Cet homme avait l’habitude de cette situation. Elle n’était ni la première, ni la dernière.
- Mon état va empirer, comprit Oriana.
- Vous n’avez entamé aucun traitement alors oui, je vous le confirme.
Oriana ne put empêcher sa main droite de trembler.
- Vous pouvez accepter dès maintenant, précisa Philippe. Le problème étant surtout que vous avez encore un millier de questions à poser.
Oriana sourit. Sa tête explosait tant les questionnements se bousculaient. Elle peinait à mettre de l’ordre dans tout ça.
- Souhaitez-vous que nous passions l’après-midi ensemble afin d’en discuter ? Il fait un temps magnifique. Un peu frais mais splendide. Nous pourrions nous promener au parc.
- Mon travail…
- Nous pouvons vous faire porter pâle. Le souhaitez-vous ?
Oriana hocha distraitement la tête. Philippe sortit son téléphone, rédigea un rapide message, attendit quelques instants puis annonça :
- C’est fait. Sortons marcher. Un peu d’air frais vous fera du bien.
Oriana ne fut même pas surprise qu’ils puissent contacter ainsi son travail. Ils semblaient capables de tout. Elle le suivit dehors.
- Posez vos questions. Ne vous restreignez pas, proposa Philippe. Je suis là pour ça.
- Si j’accepte, je vais dans une clinique, vous soignez mon cancer, vous m’implantez cet embryon et neuf mois plus tard, vous venez chercher l’enfant.
- Un an, indiqua Philippe. Cette grossesse durera un an. Cet embryon génétiquement modifié a besoin de davantage de temps pour arriver à maturation complète.
Oriana cligna plusieurs fois des yeux mais ne répondit rien.
- Ensuite, je peux me tromper mais j’ai l’impression qu’il y a un malentendu que je préfère éliminer tout de suite, annonça Philippe.
Oriana leva sur lui un regard interrogateur.
- Vous passerez toute la grossesse à la clinique. Il ne s’agit pas de vous implanter une forme de vie interdite sur Terre et de vous laisser vous balader avec en pleine rue. Ça serait bien trop dangereux.
- Je vais devoir rester… mais… comment… enfin…
- Vous avez beaucoup de questions, dit Philippe. Asseyons-nous sur ce banc, si vous le voulez bien. Respirez calmement et posez-moi une seule question. Allez-y.
Oriana réfléchit posément. Laquelle était la plus urgente ?
- Je vais perdre mon travail, dit-il.
- En effet. Nous vous promettons une embauche dans un emploi de même qualification et à salaire identique à votre sortie, sans promesse qu’il s’agisse de la même entreprise. Nous sommes doués, mais pas à ce point. Nous nous chargerons de rédiger et d’envoyer votre lettre de démission.
- Je vais perdre mon appartement ! Je n’ai pas de quoi payer le loyer pendant autant de temps !
- Nous le payerons pour vous le temps de votre présence à la clinique, ainsi que vos charges, l’électricité, Internet, l’eau. Vous nous donnerez vos clés ce qui nous permettra de récupérer le courrier et d’arroser vos plantes.
- Vous avez vraiment pensé à tout, murmura Oriana.
- Nous avons l’habitude, précisa-t-il.
Oriana en frémit. Combien de femmes s’étaient vues proposer un contrat tel que le sien ?
- À la clinique, vous recevrez les meilleurs soins, tant physiques que psychologiques. Vous aurez une chambre individuelle avec salle d’eau personnelle. Un mess vous proposera de la nourriture en quantité illimitée et d’excellente qualité, à toute heure du jour et de la nuit. En revanche, Baptiste tient à ce que rien n’interfère avec ses expériences. Ainsi, votre corps devra être sain. Il n’est pas question de se droguer, de boire de l’alcool, de fumer ou de prendre des médicaments.
- Je ne fume pas et je ne me drogue pas. Je bois seulement de temps en temps.
- Il faudra vous en passer le temps de votre présence à la clinique. Même le café est prohibé.
Oriana hocha la tête. Cela ne lui posait pas vraiment de souci même si elle trouvait la demande un peu exagérée.
- Vous devrez accepter les examens qui vous seront proposés, ainsi que les prescriptions de Baptiste, par exemple en terme de nutrition, si cela venait à poser problème.
- Très bien, répondit Oriana que ça ne dérangeait pas. Je suis censée dire quoi à ma famille et à mes amies ? Tout le monde va s’inquiéter de mon absence aussi longue. Je vais rater Noël, par exemple. Quel mensonge avez-vous soigneusement préparé ?
Philippe sourit. La perspicacité de son interlocutrice lui plaisait clairement.
- Un de nos collaborateurs ira prévenir vos parents que vous avez eu un grave accident – vous avez été fauchée par un bus par exemple. Les séquelles, nombreuses, nécessitent une prise en charge longue dans une clinique qui se situe dans un autre pays, dans laquelle les visites sont interdites.
- Je ne pourrai pas leur parler ?
- Si, bien sûr, par téléphone ou visio, précisa Philippe. Ils ne pourront en revanche pas venir vous voir.
Oriana se sentit immensément triste.
- Vous ne serez pas seule à la clinique. Il y aura d’autres femmes dans votre cas. Vous pourrez discuter avec elle, faire du vélo, de la piscine, lire des livres, regarder des films, écouter de la musique, faire des puzzle ou de la broderie, selon votre préférence.
- Vous avez volontairement choisi des activités qui me déplaisent ?
Philippe rit.
- Vous pourrez aussi jouer au poker, ajouta-t-il.
Oriana rit à son tour.
- Vous pourrez souhaiter la bonne année par téléphone à vos proches, continua Philippe sérieusement. Nous savons que vous préféreriez être avec eux mais comprenez-nous : vous porterez dans votre ventre un être dont l’existence est formellement interdite. Vous pourriez avoir des problèmes si quiconque se rendait compte de sa présence.
- Vous nous enfermez pour notre sécurité, ironisa Oriana.
- Vous pourriez réellement vous faire renverser par un bus, proposa Philippe, et alors nous perdrions toute notre mise. Nous investissons beaucoup. Nous tenons à notre retour.
Oriana acquiesça. L’enfant qu’elle porterait aurait une valeur inestimable. Ils tenaient à le garder sous leurs yeux en permanence.
- J’accepte, dit Oriana. Quand pouvons-nous y aller ?
- Maintenant, assura-t-il. Donnez-moi vos clés et cela indiquera que vous acceptez notre marché. Inutile de signer un quelconque document. Il serait illégal de toute façon.
Oriana fouilla son sac à main et en sortit ses clés d’appartement. En tremblant, elle les mit dans la main de Philippe.
- Merci, madame Delbran, dit Philippe en se levant. Si vous voulez bien me suivre.
Ils montèrent dans un bus, puis un autre, jusqu’à se retrouver à la périphérie de la ville, dans les parkings destinés aux péri-urbains. Philippe s’arrêta devant trois places étrangement vides au milieu d’un parking bondé et soudain, un genre de caravane apparut. Sans roue ni aile, ni hélice, l’objet ressemblait à un camping-car mais sans les moyens de locomotion. Une rampe lisse permettait d’accéder à l’intérieur, légèrement surélevé.
- Vous pouvez rendre des trucs invisibles ! s’exclama-t-elle.
- Montez, je vous en prie, dit Philippe.
À l’intérieur se trouvait un petit salon simple mais confortable. Aucune ouverture ne permettait de voir dehors. La lumière diffuse venait de partout à la fois. Oriana s’assit devant Philippe alors que la rampe s’était refermée toute seule sur son passage.
- Le trajet prendra une dizaine de minutes. N’hésitez pas à me poser vos questions si vous en avez encore.
- Le trajet ? répéta Oriana, un peu perdue.
- Nous allons à la clinique, rappela Philippe comme s’il parlait à une demeurée.
Oriana secoua la tête. L’esprit vide, elle se sentait mal. Avait-elle bien fait ? Elle venait de confier ses clés, sa vie, à de parfaits inconnus parce qu’elle avait un cancer peut-être imaginaire dont ils allaient la soigner. Ça semblait tellement irréel. Elle ne posa aucune question mais pleura, tandis que Philippe lui tendait gentiment un paquet de mouchoirs.