Chapitre 9 - Un homme et ses secrets - Judith

Judith fut ravie de quitter la capitale. Elle avait hâte de retrouver un peu de calme. La route était agréable, elle traversait la plaine qui s’en allait mourir dans la mer grise, au nord, en une plage de sable noir doux comme la cendre. Revoir l’étendue salée et ses remous à l’horizon procurait déjà à la jeune femme la sensation d’être chez elle. Dodelinant sur son cheval, elle admira les hautes tours carrées noires et blanches de Niflheim, la cité des érudits, qui se détachaient dans le ciel ensoleillé. Un peu plus loin au nord-ouest, se trouvait Njord. Elle distinguait également les Bois Sombres, demeure des elfes noirs de Svartal, ville inatteignable sans l’aide des autochtones à la mauvaise réputation. Toutefois, cela n’était rien en comparaison de ceux qui se terraient à Fenrir. Judith leva les yeux vers les majestueuses montagnes et leurs sommets acérés perpétuellement blancs. Que se tramait-il dans les profondeurs de ces géantes de glaces ?

Une rafale de vent du nord balaya ses longs cheveux bruns. Elle tourna la tête par habitude pour suivre le mouvement. Elle remarqua alors un détail qui ne l’avait pas frappé à l’aller : une ruine, au beau milieu de la plaine, dissimulée sous une végétation dense. Elle avait pris cela pour un bosquet sauvage, alors qu’il s’agissait sûrement d’un ancien temple. Judith ressentit une excitation parcourir son échine. Elle était férue de vieilles pierres et d’histoire. Elle passait beaucoup de son temps libre à Niflheim, dans la bibliothèque du royaume, à dévorer des bouquins sur ces sujets. Elle se promit de venir explorer les lieux dès que possible.

Elle était attendue de pied ferme à Njord, en particulier par Iggy, la fille du chef Rowen et Allegra Seanaois. Elles étaient amies depuis le berceau. La fougue de la jeune Iggy avait trouvé son antidote dans le calme imperturbable de Judith. 

Les habitants avaient hâte d’entendre le récit de son voyage à Aimsir, mais son amie les dispersa en leur promettant qu’un grand banquet serait organisé le lendemain afin de pouvoir partager cela tous ensemble.

  - Tu dois être fatiguée, mon père a pensé que tu préfèrerais te reposer un peu, murmura Iggy.

  - Il a raison, soupira Judith. Il pense à tout, comme d’habitude.

Iggy sourit, rehaussant ses pommettes rebondies. Elle aimait qu’on complimente son père, car elle lui vouait une admiration sans bornes. Les deux amies se dirigèrent vers la maison des Seanaois. Ils auraient droit au récit de Judith avant tout le monde. Les parents d’Iggy l’accueillirent chaleureusement. Elle était un peu considérée comme la seconde fille de la maison. C’était son deuxième foyer. D’ailleurs, elle ne tarda pas à s’apercevoir que ses parents, Sophia et Rondill, étaient déjà installés autour de la table, avec les jumeaux Léanh, le garçon, et Jally, la fille, les cadets de Judith. Ils se tombèrent dans les bras, puis ils reprirent leur place à table. Allegra avait concocté un repas typique de Njord, pour « qu’elle n'oublie pas », comme si ce court séjour hors des limites lui avait retourné la cervelle.

Judith dévora le poisson pêché le matin même, tout en expliquant dans les moindres détails l’intégralité de ce qu’elle avait vu et entendu. Tous l’écoutaient avec une grande attention, sauf Rowen, qui conservait son sourire en coin, un brin arrogant, qui le caractérisait tant.

  - Tu trouves ça drôle ? lui demanda Judith.

  - Mmh ? Oh, non, pas du tout. C’est intéressant.

  - Tu n’as pourtant pas l’air très intéressé. Tu souris et tu regardes ailleurs.

  - Je souris parce que je connais déjà tout ça. Ça me rappelle des souvenirs, c’est tout.

Judith ne manqua pas de remarquer le regard de travers qu’Allegra adressa à son mari, d’une contrariété inquiète.

  - Tu t’es déjà rendu à Aimsir ?

  - Bien sûr. J’ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse.

  - Tu n’en as jamais parlé pourtant, s’étonna Iggy.

Rowen haussa les épaules, sans se départir de son sourire.

  - L’occasion ne s’est pas présentée !

  - Eh bien, l’occasion est là, insista Judith.

  - Il n’y a rien d’extraordinaire à savoir. Je suis certes né à Njord, mais dès que j’ai pu, je suis parti à l’aventure. J’ai passé quelques années à voyager en solitaire, et puis je suis rentré fonder ma famille. C’est tout. Mais le récit de mes pérégrinations peut attendre, aujourd’hui, c’est à ton tour de nous régaler de tes histoires !

Il n’avait de toute évidence pas envie d’en dire plus, au grand désarroi de Judith, qui sentait qu’il cachait quelque chose. Il était d’ordinaire toujours prompt aux bavardages. Qu’il élude la question d’une manière aussi grossière était une preuve flagrante aux yeux de la jeune femme qu’il mentait, malgré l’attitude naturelle de Rowen qui semblait toujours avoir une idée derrière la tête.

Elle reprit néanmoins son récit, mais il ne perdait rien pour attendre. La jeunesse de Rowen fut rapidement oubliée quand elle raconta le meurtre d’Aurore suite à sa rencontre avec Ira et son compagnon de voyage.

  - C’est effrayant, commenta Allegra. Penses-tu être en danger ? Qu’ils puissent venir ici ?

  - Difficile à dire. Les raisons de leur venue à Aimsir ne sont pas claires, même si je pense que leur présence le jour du couronnement ne peut pas être le fruit du hasard. Malgré cela, cet assassinat n’était pas prémédité. Je ne suis pas convaincue qu’ils s’en prennent à nous.

  - N’en sois pas si sûre.

Rowen avait cessé de sourire. Il fixait Judith de ses yeux gris félins.

  - S’ils viennent de Fenrir, la menace est réelle.

  - Il n’y a aucune certitude.

  - Si. La dague. Aucun autre forgeron que ceux de Fenrir ne sont capables, dans tout le royaume, de façonner des lames noires. C’est leur marque de fabrique.

  - Quelle drôle de manie, ironisa Iggy.

  - Détrompe-toi, reprit son père. À l’origine, ils ont commencé à forger de telles lames pour imiter l’arme sacrée dont le pouvoir de l’Ombre avait noirci le métal. Cela n’avait rien d’une coquetterie, c’était un stratagème ingénieux pour dissimuler l’arme sacrée aux yeux du monde.

  - Tu en sais des choses, observa Judith.

  - Les voyages, Judith, les voyages. Rien de tel pour apprendre.

Il avait remis ce sourire si distinctif sur son visage tanné par les longues journées en mer.

  - Quoi qu’il en soit, continua-t-il, ils sont peut-être les premiers habitants de cette cité maudite à descendre de leur montagne depuis deux décennies. C’est assez exceptionnel pour être pris au sérieux, en particulier s’ils sont dangereux. Dès demain, nous bâtirons une palissade autour du village et nous mettrons des gardes à l’entrée. Pas question que de tels individus n’entrent chez nous.

  - C’est un peu exagéré, non ? protesta le père de Judith. Certes, il a assassiné une jeune femme, mais ma fille est une Mystique, elle est capable de se défendre, et de nous protéger.

  - Le sujet est clos.

Rowen avait levé ses pupilles aiguisées vers Rondill, sans lui offrir d’autre choix que celui de se taire.

Cette attitude si inhabituelle laissa Judith perplexe. Elle ne l’avait jamais vu compromettre son masque flegmatique, malgré le temps qu’elle avait passé à l’observer de près depuis son enfance. Elle comprit de ce fait que ce qu’il cachait était d’importance, et elle était résolument décidée à le découvrir.

Quand la conversation reprit et dévia sur des sujets plus anodins, elle le surveilla du coin de l’œil. Il tourna légèrement la tête vers l’extérieur, soupira doucement, puis il baissa son regard, et ses yeux de chat se perdirent dans le vague.