« Big Mama, comment la décrire ? Sur cette photo elle est jeune, mais elle est déjà forte ; elle l'était infiniment plus lorsqu'elle est arrivée dans notre groupe. À mains nues, elle était imbattable, et je n'ai pas souvent essayé d'y aller à l'arme blanche. Elle te fracassait des pierres entre ses doigts, les os aussi, mais ça c'était moins impressionnant.
Là sur la photo elle tient un pot de fleur au milieu de la boutique familiale, elle se destinait à être fleuriste, comme ses parents et ses grands parents avant elle, et elle aurait fait des merveilles. Elle avait un sens du raffinement extrêmement développé, ce qui ne l'empêchait pas d'être une brute épaisse.
Elle était la petite sœur dans une fratrie de garçons. Ils lui ont menée la vie dure durant la première partie de sa jeunesse, elle leur en a fait baver durant la seconde. Elle aimait beaucoup sa famille, elle aimait beaucoup les fleurs ; tout ceci est parti en fumée après une stupide fuite de gaz ; c'était une famille suffisamment riche pour qu'elle se permette d'en acheter.
Elle n'aurait pas dû.
Big Mama nous a raconté un jour qu'elle avait cru voir la lumière de Dieu engloutir tout ce qu'il y avait de plus beau au monde pour le garder pour lui. Elle, pour sa part, pensait qu'elle était trop laide, que Dieu n'en voulait pas. Pire : il l'avait marquée, défigurée, physiquement et mentalement. Sur son torse subsistait une cicatrice qui partait de sa jambe droite et se finissait sur son bras gauche, lui arrachant son sein au passage. Elle ressentait de violentes douleurs à intervalle irrégulier, de durée aléatoire. Elle était addicte aux anti-douleurs, et soumise à des pulsions pyromanes.
Elle me faisait peur au début, mais elle ne nous a jamais brûlés, ou fait plus de mal que quelques côtes cassées, uniquement lorsqu'on se chamaillait. En dehors de ça elle portait un véritable amour pour nous, et elle se désigna rapidement comme la mère de notre groupe : elle nous nourrissait, nous engueulait quand on se faisait la gueule, nous réconfortait lorsque la nuit pleurait des fantômes...
Ses fantômes lui manquaient à elle aussi. Je crois que c'est ça qu'elle cherchait à travers les flammes, que ce soit celles en dessous de sa marmite ou celles des maisons abandonnées qu'elle cramait.
Elle avait gardé sa passion pour les fleurs et le raku, un art dans l'art de la poterie. La nuit, elle regardait les étoiles, ses cheveux roux en tresse qui s'enroulaient autour de son cou, lorsque le vent emportait les braises. Elle disait que l'univers n'était qu'un vaste vase rempli de fleurs, plongé dans le néant, qu'il était impossible de s'en échapper, mais que c'était une bien belle prison quant même.
Il lui arrivait de créer des compositions florales là où elle passait... Étrange d'ailleurs : tant de délicatesse pour une brute pareille. Une brute au grand cœur. Elle n'a jamais dit pour qui ou pour quoi elle faisait ces bouquets, elle les laissait toujours sur place. Peut être pour la beauté du lieu, ou de l'instant...
Elle avait un rire tonitruant, qui résonnait dans nos entrailles. Un rire sincère.
Oui, définitivement, elle maniait les rênes de sa vie avec une poigne de fer, mais elle traitait son entourage avec tout l'amour qu'une géante peut démontrer.
Elle me manque, surtout lorsque je plonge mon regard dans le feu, encore plus lorsque mon âme aperçoit des fleurs... »