« Et il y a quoi dans cette cage en verre, Théo ? »
« Des mantes religieuses, et c'est un terrarium. Respecte un peu la linguistique, j'ai l'impression d'être un geôlier. »
« Parce que tu ne l'es pas ? Tes insectes ne m'ont pas l'air d'être en liberté, en attendant d'être cuits et mis en tarte. »
Théo se gratta le crâne, légèrement gêné. « Ça dépend desquels. Mes grillons servent de nourriture à moi, Sifil, mes clients et mes insectes ; entre temps ils vivent leur vie avec tout le confort que je peux leur apporter. J'ai même rajouté de la décoration et des boites douillettes pour qu'ils puissent faire leur nid. »
« Quelle triste vie... »
« Oh arrête, tu veux ! Toutes créatures mangent d'autres créatures pour survivre sur cette planète. Je ne suis pas le seul à faire de l'élevage, les fourmis aussi le font avec les pucerons. J'ai rien inventé, juste les recettes. »
« Bien sûr Théo, t'inquiète pas, je te taquine... Et Sifil ? Elle en dit quoi du fait que tu gardes des sœurs à elle dans une cage de verre ? »
« Terrarium. Et ce sont ses lointaines cousines, pas ses sœurs. Elle s'est déjà entretenue avec elles, elle leur a expliquées pourquoi elles étaient là. Ça ne leur a pas fait plaisir au début, mais une fois mises à l'extérieur elles ont trouvé qu'il faisait trop froid, qu'il n'y avait pas assez de proies et qu'il y avait trop de dangers. Certaines sont parties pour ne jamais réapparaître, d'autres sont revenues après avoir fait un tour, certaines sont en liberté dans la maison. Celles qui restent demandent des changements de menus, des décors en plus et de la compagnie ; je me plie à leurs exigences. »
« Pourquoi donc ? Par peur de froisser Sifil ? »
« … En partie » avoua Théo. « Mais surtout parce que je les aime. Grâce à Sifil je peux leurs parler et les connaître un petit peu. Regarde cette mante orchidée par exemple : Dripp, c'est une mère qui a veillée sur ses œufs jusqu'à ce qu'ils éclosent, juste parce qu'elle avait peur que je les mange, parce qu'elle a, elle, une aile déchirée. Elle pensait que je pensais que ses petits seraient malformés, et comme elle se disait que Sifil était dans le coup, elle ne faisait confiance à personne. Maintenant, elle veille sur ses petits lorsqu'ils se blessent... Comme devraient le faire toutes les mères. »
« Tu es sûr de bien comprendre ce que te traduit Sifil ? »
« Suffisamment. L'amour combat la solitude, même si cela prend du temps. Comme ta Gamine qui comprend son frère. Où est ce qu'ils sont d'ailleurs tous les deux ? »
« Ils sont partis s'amuser avec Billy. Je crois qu'ils devaient aller dans les Ruines. La partie extérieure. »
« Tant qu'ils ne vont pas dans les sous sols... Ça se passe bien avec eux ? »
« Je me débrouille pas trop mal pour l'instant. Le Gamin m'a fait un dessin avec des cœurs, et la Gamine s'est levée aux aurores pour nous rapporter des poissons, elle les a cuisinés sans trop les carboniser ; elle s'améliore. »
Face à mon sourire Théo détourna le regard et fit mine de s'intéresser à ses insectes. « Mmh...c'est bien... »
« … Théo ? Qu'est ce qu'il y a ? »
« … Rien... Rien... C'est juste que... »
« … T'es jaloux ? »
« Baah... Un peu, oui. »
« … C'est un peu ta petite sœur et ton petit frère. »
« Abandonnés par leurs parents eux aussi ? Parce qu'ils étaient blancs plutôt que noirs ? À cause d'une simple histoire de couleur ? D'origine ? »
« Je ne sais pas Théo. Peut être que c'est une simple fugue. Peut être que c'est bien pire. »
« … Je m'en veux quant même, je ne devrais pas être en colère. »
« Je peux comprendre Théo, mais en effet, il n'y a aucune raison que tu leur en veuilles... »
« Oooh ! Mais je ne leur en veux pas à eux. C'est à toi que j'en veux. »
« … Parce que je ne t'ai pas apporté assez d'insectes lors de mes voyages ? »
« Mais arrête grand père, tu as tenté d'être bon pendant mon enfance, parce que j'étais seul dans cette grande baraque où m'ont laissé mes parents. ''On reviendra la semaine prochaine Théo, sois sage.'' et ils ne sont jamais revenus. Et toi qui faisait des allers-retours de par le monde, tu m'apportais des souvenirs... Tu souriais, tu me faisais rire... Mais tu n'as pas été proche de moi. Enfin... Pas comme tu l'es avec tes deux nouveaux Gamins, là. »
… « Qu'est ce qui te fait dire ça ? »
« Tu feins l'ignorance ? »
« Non... Non. C'est vrai ce que tu dis. Mais qu'est ce qui te l'a fait remarquer ? »
« … Pas le fait que tu leur sauves la vie, tu m'as déjà évité la noyade à notre première rencontre, quand mes parents regardaient autre part. Non, il y a … de l'amour dans tes yeux. Quand tu les regardes, je veux dire. »
« ... »
« À l'époque, tu me regardais autrement, quand tu t'occupais parfois de moi. »
« ...Il y avait de la colère... »
« Et de la pitié, grand père. Peut être de la peur aussi, mais surtout de la pitié. »
« Je suis désolé Théo, j'étais un autre homme. »
« Bien sûr ! Allons ! Bien sûr que tu étais un autre homme. Tes voyages n'étaient pas des randonnées. Tu revenais exténué. Non ! Pire : vide. Un vrai mort. Tu faisais peur quand tu revenais. J'étais content de te voir, mais j'avais vraiment peur. Si j'avais su... Si je savais, d'ailleurs, ce à quoi correspondait ces voyages, j'aurais peut être compris. »
« Théo, tu sais très bien que je ne discute pas de ces voyages. Je pourrais te mentir, je pourrais te dire la vérité. Ça n'a pas d'importance, tu ne pourrais pas le savoir. De toutes façons, je ne veux pas que tu comprennes la vérité. Le mensonge et l'oubli sont bien plus intéressants pour toi. Comme pour moi. »
« Tu ne fais pas un très bon parent. »
« Je n'ai jamais voulu l'être. »
« Mais tu l'es, avec tes Gamins du moment. Comment ça se fait d'ailleurs ? »
« … Parce que j'ai mûri, sans doute. »
« Peut être, et c'est quoi l'autre raison ? »
« … Parce que la Gamine a le même regard de haine que j'avais à son âge, le même regard vide mais plein de ressources, de force qui peuvent transformer un être de tout au tout, du bon jusqu'au pire. Il lui suffirait d'un rien, et son frère est son garde fou, ce qui lui permet de rester debout. Il est son phare, sa bouée. Il ne devrait pas l'être, mais il le sait tout ça. Il a conscience de représenter la seule raison sur Terre pour que sa sœur garde un semblant de raison, qu'elle ne se transforme pas en monstre.
La Gamine me rappelle moi à son âge, le Gamin me rappelle mon père adoptif. »
« Alors que moi je ne te rappelle rien ? Que dalle ? De la chiure de mouche ? »
« … Lorsque tes parents sont partis, ils sont allés me voir pour me dire que j'étais maintenant ton gardien. Sans me laisser le choix. Paf ! D'un coup, je devais m'occuper d'un niard. Moi. ''Mauvais choix. Mauvais moment.'' que je leur ai dit. Et eux, ils... »
« Ils s'en foutaient ? »
« Oui … oui, ils s'en foutaient. Ils sont partis sans rien entendre, et moi, je ne savais pas comment faire. J'avais mes voyages à faire, mes missions, mes souvenirs à combattre. Et surtout, je ne savais plus comment aimer. J'étais … très absent pendant ton enfance. Physiquement, et sentimentalement. »
« Ça te faisait chier de t'occuper de moi ? »
« … Oui. »
« … Putain... Putain, mais je le crois pas !... Mais en fait si, c'est même très logique ! Humainement tu es monstrueux en fait. »
« Bien sûr ! Bien sûr que je suis monstrueux. Je n'ai jamais été formé pour être autre chose. »
« Formé ? Comment ça ? Où ça ? »
« T'occupes, ça n'a plus d'importance, plus maintenant. Mon passé m'appartient, comme t'appartient le choix de m'accepter tel que je suis, tel que j'ai été, avec mes hontes de mauvais père, et d'accepter les deux gosses que j'essaye d'élever en démontrant plus d'amour que ce que je n'ai pu en démontrer pour toi, quand tu es avais besoin. »
« C'est égoïste. »
« Pas pour les gosses. Espérer aussi pire pour eux, ça c'est égoïste. Parce qu'évoluer dans la médiocrité est une des seules choses que je t'ai appris à combattre. Je te demande de le faire pour eux, mais sache que je continuerai à t'aimer même si tu n'arrives pas à les aimer. »
« … Parce que tu m'aimes ? »
« Je n'ai jamais dit le contraire, Théo. Je ne voulais pas d'enfant, et je n'avais pas d'amour à montrer, ça ce sont des faits indéniables ; mais j'avais et j'ai de l'amour pour toi, même si ça me faisait chier à l'époque, et que j'avais fait beaucoup pour ne pas le ressentir. Mais c'était là. Ça l'est toujours. »
« … Ce que tu dis est contradictoire. »
« Non, Théo. C'est juste complexe, comme peut l'être n'importe quel être humain. Surtout ceux qui ont été poussés à bout. »
« Qu'est ce que je devrais croire ? Qu'est ce que je devrais faire ? »
« … Prendre le temps d'encaisser. Comprendre tes sentiments. Moi, il m'a fallu des années pour comprendre ce que je ressentais pour toi. Je t'ai dévoilé une facette de ma personne, une part sombre. Quelque chose qui a été moi et qui ne l'est plus. Quelque chose qui aurait dû être différent à une époque … où tu en avais besoin. Et pour cela, je te présente mes plus plates excuses. Je n'avais pas eu le courage de te le dire en face, mais maintenant j'ai envie de rattraper mes erreurs. »
« … Tu n'as pas été aussi mauvais que tu le penses. »
« … Vraiment ? »
« Oui... Tu aurais pu mieux faire... Au lieu de ça, tu as fait un peu semblant, et tu l'avoues aujourd'hui... Tu sais grand père, je pensais que c'était de ma faute. Que je n'étais pas … comme tu voulais que je sois. Mais j'ai appris à m'aimer comme je suis. Et tu me dis aujourd'hui que la faute viennait de toi. Ça rassure. Ça me rassure... »
« … Je ne savais pas que tu allais t'en vouloir, Théo. Je suis désolé... »
« Le cerveaux des gosses … ça marche pas pareil. Je vais t'aider grand père, pour les Gamins. Tu viens de faire quelque chose d'important aujourd'hui : tu as dit la vérité. Dis le plus souvent, même aux mioches, même tes secrets de temps en temps, ça fait du bien... Ça évite que l'autre cogite. »
…
… Que je dise la vérité ? Que je te dise que tes parents m'ont ri au nez quand je leur ai dit que tu avais besoin d'eux ? Que je te dise qu'ils se foutaient qu'un petit ''négro'' comme toi vive ou meurt ? Qu'ils n'avaient pas payer pour ce genre de marchandise défectueuse ?
Que je te dise que je leur ai brisé la nuque avant de les donner en pâture aux loups ?
…
« … Je serai plus sincère avec eux, Théo. Je te le promets. »
« Ça me réchauffe le cœur que tu me dises ça, grand père. Tu seras bien meilleur avec eux que tu ne l'as été avec moi. Je compte sur toi. » me dit-il en souriant, sincèrement.