« ... »
« … Et bien Riton ? Qu'est ce qui se passe ? »
« … Combien de temps qu'tu as dit ma ptite ? Combien de temps qu'vous vous êtes chamaillés avec les loups et les renards pour de la bouffe (qui plus est, n'était même pas du fromage) ? Combien de temps qu'vous n'avez pu compter que sur vous deux pour vous tenir chaud au corps et au cœur ? Combien de temps qu'vous avez regardé la Lune comme une mère de substitution ?
Combien de temps ? »
La Gamine sirota sa limonade en regardant Riton avec méfiance, mais elle finit par lâcher encore une fois : « Quatre ans. »
« Quatre ans !! » hurla Riton en lançant ses bras en l'air, avant de les faire retomber lourdement sur la table, ce qui renversa quelques verres. « Ce n'est pas Dieu possible !! Comment des gamins aussi adorables que vous (tout le monde le dévisagea, même et surtout la Gamine) ont pu être délaissés par des parents aussi négligents ?! Comment ont-ils pu ? » Il empoigna les deux enfants dans ses bras massifs, un peu fort quant même. « Ne vous inquiétez plus les enfants ! Tonton Riton est là maintenant ! Il va bien s'occuper de vous ! Il va vous protéger ! Il va... »
« Riton, tu les étouffes. » lançai-je au vue de la mine bleu-cramoisi des enfants.
« Tonton Riton va vous lâcher tout de suite et maintenant, mais il sera toujours là pour vous, sachez-le ! » déclara Riton sur un ton solennel avec de les libérer. Le Gamin inspira avidement une bouffée d'air frais et s'éloigna de Tonton Riton avec sa sœur qui, elle, avait le regard mauvais. « Bref, j'étais tellement interloqué que vous ne sachiez pas pourquoi il y avait si peu d'humain que je me demandais d'où vous sortiez, je me suis rappelé que vous étiez dans la nature, mais depuis combien de temps me direz-vous ? Et alors... »
La Gamine ne tint plus. Elle sauta sur Riton et le secoua par le col. « Répond le Gros ! Répond ! »
« D'accord Gamine ! D'accord ! Vous voulez la version courte et concrète ou la version longue et ... »
« La plus courte ! Et la plus concrète ! Par pitié, merci ! »
« Quelle fougue ! J'adore ! Alors, pour commencer, vous savez que je vais avoir un gosse ? » Là dessus la Gamine se recouvrit la bouche de ses cheveux pour étouffer une lamentation, excédée. « Et bien, il ne sera pas de moi. De ma femme oui, mais pas de moi. »
Riton avait perdu la moitié de son sourire, et la Gamine lui jeta un regard interrogateur, de même que son frère. Billy, qui était resté avec nous pour la soirée, regarda le fond de son verre avec une triste acceptation. Moi, je la fermai.
« Ma femme ne m'a pas trompé, hein ! Ou alors je ne le sais pas. En tout cas ça ne me préoccupe pas. Nonon, rien de tout ça. C'est juste que je suis stérile. Je ne peux pas avoir d'enfant... Je suis stérile. »
« Stérile ? » demanda la Gamine. « Genre quoi ? On vous a coupé les couilles ? Vous êtes eunuqu... » je lui claquai le haut du crâne avant qu'elle n'ait fini sa phrase.
« Stérile de naissance, rien que je puisse faire pour changer ça. Pas plus que les autres d'ailleurs... »
« Les autres ? Comment ça ? Vous êtes nombreux à être stériles ? »
« Nombreux ? C'est peu dire. » répliqua Billy. « Tous les mecs sont stériles. »
Je crispai ma main. L'accoudoir de ma chaise craqua. Ce fut le seul son qui fut produit pendant une bonne minute. La Gamine chercha dans mes yeux une trace de plaisanterie, mais je secouai ma tête de dépit. Son frère ne semblait pas comprendre, alors je rajoutai : « Les hommes ne peuvent pas avoir d'enfant naturellement. Ce n'est plus possible. »
Le petit fronça les sourcils et se désigna du doigt, puis sa sœur, puis Billy et il leva les bras en l'air, nous signifiant qu'il ne nous croyait pas, au vue de leur existence à eux.
Riton enchaîna : « La bonne nouvelle c'est que les femmes peuvent encore enfanter, elles sont fertiles, elles. »
« Et alors ? » demanda la Gamine. « Jusqu'à preuve du contraire il faut être deux pour que ce genre de connerie marche, c'est bancal votre truc. Vous avez réussi à rendre les hommes fertiles ? Vous savez comment les guérir ? »
« … Non … On pallie. On utilise des gamètes de réserve, des quelques rares élus de par le monde qui, eux, ne sont pas stériles. »
« On peut faire ça ? » nous demanda la Gamine, interloquée. « Mais c'est … bizarre. Ton père, Billy, c'est pas ton vrai père ? »
« Pas biologiquement en tout cas. » affirma le garçon avec sérieux. « Moi je le porte dans mon cœur comme mon seul et unique père ; l'autre l'a aidé à me créer, c'est tout ce que je lui dois. C'est beaucoup, et très peu à la fois. »
« Et ta mère Billy ? C'est ta mère ? »
« Absolument ! Biologiquement et familialement. Au fait, les réserves de gamète sont limitées … vraiment limitées ; et lorsqu'un couple veut un enfant, il doit suivre une batterie de test pour déterminer s'il est apte … s'il mérite d'avoir un enfant. Et tous ne le sont pas, de très loin. Il y a des pré-requis : une vie stable, active, pas de drogue, d'alcool ou de tabac pour la femme. Ils doivent être entourés, motivés. Très motivés. »
« Il faut le mériter son gosse. » ajouta Riton en se tapant la poitrine. « Des allers-retours à la capitale, des tests psychologiques interminables, de l'argent ou des connexions, c'est selon. Certaines fois, c'est tout le village qui paye pour aider au financement d'un seul enfant, pour un seul couple. Bref, un bordel indescriptible. Mais je vous le dis à tous : quand on aime, on ne compte pas. »
Les gosses semblaient interloqués, le frère lança un regard interrogateur et haussa les épaules.
« Pourquoi, Gamin ? Qu'est ce qui s'est passé ? » répondis-je. « Il s'est passé qu'on ne sait pas. Certains pensent à un virus, d'autres à l'exposition de pesticides, de médicaments ou de n'importe quoi de polluant. Il y a ceux qui croient en l'implication de Dieu : ''humains mauvais, punition divine, blabla... '' D'autres penchent plus pour un complot des grandes puissances, des armes biologiques. Enfin bref, tout y passe. Le fait est qu'on n'a aucune idée de ce qui se passe, et ça commence à faire longtemps. Je suis moi même un bébé-éprouvette, alors vous deux, je vous raconte pas. Nan … C'est vraiment une crasse cette histoire, alors en attendant, on s'adapte, on patiente … »
Après un instant de malaise, la Gamine relança : « Alors … l'être humain est condamné ? »
« Pas encore ! » intervint Billy. « Il y a toujours de l'espoir. Nous allons trouver la cause et rendre à l'humanité sa fertilité ! Il y a eu beaucoup de progrès ces dernières décennies : des véhicules volants, des robots, des médicaments miracles … »
« Qui ne peuvent profiter qu'à de rares élus de la capitale, dont, et surtout aux lunaires. »
« Ceux qui sont encore fertiles ? »
« Absolument Gamine ! Foi de Riton, ceux-là ils sont chanceux. Des dieux vivants. Ceux qui ont bravé les limitations des hommes ! Alors eux, ils ont la belle vie, enfin, pas aussi belle qu'ici, dans notre village, mais c'est déjà pas mal : nourriture et boisson à volonté, dans une baraque cinq étoiles, respectés de tous ! … »
Le Gamin interrompit Riton d'un geste de la main et se pointa du doigt.
On ne savait quoi répondre. Billy se lança : « On ne peut pas savoir si un enfant est un lunaire avant son adolescence. Il y a trois tests, à trois années consécutives : « la Découverte, le Doute, et la Dernière chance », les trois D, réalisés par le médecin du village, diplômé et attribué par la République. Moi je passe ma Dernière chance cette année. Je reste confiant » insista t-il avec le sourire. « Pour l'instant, petit frère, tu as autre chose à faire et à penser. Tu as le temps. Et puis, même si tu n'es pas un lunaire, et bien, tu seras toujours un humain. Et c'est déjà pas si mal. »
Le Gamin tiqua sur les dernières paroles de Billy, de même que la Gamine, mais avant qu'elle ne puisse répondre, son frère se pointa du doigt, puis Billy, puis lui, juste pour être sûr.
« Oui, petit frère, c'est un bon surnom je trouve, et puis c'est naturel. Enfin, pour moi. Qu'est ce que tu en dis ? Je peux réfléchir à autre chose si tu veux. »
Le Gamin hésita quelques secondes et puis il sourit. Sa sœur en voyant ça le prit dans ses bras, protectrice. Prête à mordre. Mais le Gamin lui frotta la tête et la regarda dans les yeux, très tendrement. Ils se regardèrent, une minute ou deux, sans rien dire. Et finalement, la peur sur le visage de la fillette se dissipa, lentement, mais progressivement, et elle lâcha un grand soupir de soulagement. Elle le serra alors un petit peu et le lâcha, sauf sa main. Il se leva, tira sa sœur (elle tremblait un peu) et il alla prendre la main de Billy. Ce dernier s'apprêta à dire quelque chose, mais la Gamine lui couvrit la bouche de sa main, l'incitant à se taire. Le Gamin examina la main de Billy, acquiesça, et la serra de telle façon que Billy se sentit obliger d'acquiescer et de dire ''Je le jure'', lui même surpris de sa propre solennité. Le Gamin le regarda, puis le serra dans ses bras, sans lâcher sa sœur, ce qui la força à se rapprocher de Billy, un peu trop près à son goût, ce qui lui fit tourner la tête, un peu rouge.
« Ne compte pas sur moi pour t'appeler ''mon frère'', le Dalmatien. Je n'ai qu'un seul frère. Un seul ! »
« Je ne comptais pas t'appeler autrement, l'Amazone. Tu n'es pas une sœur pour moi. »
« Ah oui ? Et alors ? Je suis quoi pour toi ? »
« … Une créature rare, aussi légère qu'une tempête. Aussi perdue qu'un nuage. Plus chaude que le Soleil. Plus dure à apprivoiser qu'un tigre. Plus douce qu'un chaton, s'il le faut. »
… Sympa … Billy avait l'air sincère. La Gamine s'empourpra en le regardant. Puis elle lui lança un coup de poing dans les cotes. Billy mit un genou à terre en gémissant.
« Toi, tu es … » poursuivit la Gamine, en balbutiant un peu. « Tu es comme une piñata. »
« Ah oui ? » souffla Billy, se tenant les cotes, fragilisées. Il envoya alors rapidement sa jambe dans les pieds de la Gamine pour la faire tomber, mais celle-ci ne bougea pas d'un centimètre. D'ailleurs elle regardait par terre, elle n'avait même pas remarqué la contre attaque. « Tu trouves que j'ai une tête à taper dessus ? »
« Oui … mais c'est surtout pour profiter des surprises et des bonbons qui sont à l'intérieur … de toi... »
Elle ne réussit pas à soutenir son regard. Elle le remit sur ses jambes et alla se cacher derrière son frère .
Ce dernier riait en silence. Nous aussi.