Chapitre cinq - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

– Sombres imbéciles, je vous demande de me ramener un forgeron et vous revenez avec une jouvencelle ?

            Une telle voix ne pouvait pas sortir de ce corps, qui paraissait à peine plus âgé que celui de Jehane. Contrairement à la forgeronne, la silhouette alitée avait les contours svelte des dames de la noblesse, avec sa longue natte de cheveux noirs qui encombrait son épaule. Encerclés par des cils de biche, ses yeux étaient deux billes d’ambre, braqués sur Jehane, désarçonnée par le regard au point de ne plus savoir comment réagir. Ses poings se serraient et de se relâchaient sans interruption tandis qu’elle cherchait des yeux une échappatoire. Autour d’elle, les fantômes se tenaient droits, les bras rigides de chaque côté de leur corps de porcelaine.

            – Alors ? Pourquoi m’avoir ramenée cette fille ? répéta la jeune femme.

            Le silence se fit pesant. Jehane comprit que les hommes-porcelaine ne répondrait pas à leur maitresse, pour la bonne raison qu’ils n’avaient pas de bouche. Jehane ignorait pourquoi elle s’entêtait à les interroger, mais quelque chose lui disait que, tant qu’elle n’obtiendrait pas de réponse, la forgeronne resterait sa prisonnière.

            – Je… je suis la fille du forgeron, bégaya-t-elle.

            – J’en suis fort aise, rétorqua l’autre, tranchante. Mais ce n’est pas ce que je leur ai demandé.

            Elle foudroyait les fantômes d’un regard si terrifiant que, malgré la crainte qu’ils lui inspiraient, Jehane en éprouva presque de la pitié pour eux. Son sens aigu de la justice ne voulait pas les voir punis injustement.

            – Ils vous ont apporter ce qui se rapproche le plus d’un forgeron, expliqua-t-elle. Mon père est mort.

            La jeune femme haussa un sourcil. Cette révélation ne semblait pas tant l’émouvoir que la contrarier.

            – Je vois, soupira-t-elle.

            La fureur commençait à cogner aux portes de son esprit et Jehane trembla des pieds à la tête. Il lui fallut tous les effort du monde pour la canaliser dans ses mots plutôt que dans ses poings.

            – « Je vois » ? répéta-t-elle. Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? Mon père n’était pas qu’un forgeron ! Un forgeron peut aisément être remplacé. Même moi pourrais le faire, puisqu’il m’a tout appris. Ce que le village a perdu, en revanche, est irremplaçable. On nous a pris un homme juste et bon. Un homme qui n’aurait jamais dû mourir. Parce que vous auriez dû être là pour le protéger. N’est-ce pas le rôle des seigneurs, de défendre leur hameau ?

            Un sourire déforma les lèvres de la jeune femme, attisant la colère de Jehane.

            – Bien sûr, concéda-t-elle. C’est notre rôle de vous protéger des pilleurs et des meurtriers.

            – Alors pourquoi nous avez-vous laissés mourir, la nuit dernière ? Pourquoi avez-vous laissé les Grévains tuer mon père ?

            – Même si j’avais voulu le sauver – et crois-moi, je l’aurais voulu – je n’aurais rien pu faire, dit-elle d’une vois sentencieuse.

            Les coups redoublèrent d’intensité contre les portes. L’attitude hautaine de cette femme qui continuait de se prélasser dans ses draps de satin rendait Jehane folle de rage. Bien sûr que la maîtresse d’une telle demeure se permettait de lui parler avec mépris et…

            Le matraquage de ses tempes cessa d’un coup et le cœur de Jehane manqua un battement. Aveuglée par l’apparence juvénile de la femme puis par sa rage, elle n’y avait pas songé, mais ce château était bien le sien, n’est-ce pas ? Ce qui signifiait que…

            – Vous êtes l’enchanteresse, hoqueta-t-elle.

            Elle se l’était souvent figurée, mais jamais comme une belle et jeune femme noyée dans ses soieries. À en croire les chansons, la sorcière avait connu plus d’hivers que les anciennes du village, qui la disaient laide, couverte de verrue. Les enfants aimaient raconter que la magie avait rendue sa peau verte et que ses yeux avaient la couleur du sang des bêtes qu’elle sacrifiait au clair de lune. Rien à voir avec les prunelles couleur d’or qui la scrutaient.

            – En effet, confirma l’enchanteresse, dissipant les doutes de Jehane. Je me nomme Maeve.

            La forgeronne fut prise de tremblements. Les histoires étaient-elles donc vraies ? La magicienne enlevait-elle les filles du village pour dérober leur corps et prolonger sa vie de manière surnaturelle ?

            Jehane tomba à genoux, dans une attitude suppliante.

            – Je vous en prie, ne me privez pas de mon âme, implora-t-elle.

            La rage ne frappait plus contre ses tempes. À quoi bon ? Ses poings ne lui serviraient à rien contre la magie de l’enchanteresse. Son père avait raison : face à des forces qui la dépassaient, mieux valait courber l’échine que lutter en vain.

            Contre toutes attentes, Maeve éclata de rire.

            – Te voler ton âme ? Que me chantes-tu là, petit oiseau ?

            Jehane releva la tête. L’autre n’avait pas bougé d’un pouce. Elle se contentait de l’observer depuis son couchage, les yeux baissés vers la forgeronne aplatie contre terre.

            – Vous ne…, balbutia-t-elle.

            Elle se sentit ridicule, prosternée de la sorte. Elle se releva en un éclair et essuya les pans de sa robe pour se donner une contenance.

            – Je ne comprends pas, avoua-t-elle. Pourquoi m’avoir faite captive si ce n’est pas pour prendre possession de mon corps ?

            – Prendre possession de ton corps, répéta l’enchanteresse. Ce serait fort pratique.

            Jehane voulut déglutir mais elle eut l’impression d’avaler une pierre.

            – Malheureusement, je ne suis pas prête à payer le prix d’un tel pouvoir.

            Avant que Jehane ait le temps de réfléchir au sens de sa phrase, Maeve arrondit la bouche et les mots qui en sortirent firent onduler les rideaux de son lit. Jehane n’en avait jamais entendus de tel, leur sonorité la fascinait, l’hypnotisait même. En les entendant, les hommes-porcelaine se remirent en mouvement et finirent d’apprêter leur maîtresse en nouant un ruban dans ses cheveux et un collier autour de son cou. Quand l’un d’eux tendit le miroir devant elle, Maeve fit claquer sa langue contre ses dents.

            – Assez ! s’impatienta-t-elle. Ma chaise.

            Comme ses serviteurs ne réagissaient pas, elle marmonna un mot de cette langue inconnue et quatre spectres se dirigèrent vers un meuble que Jehane avait ignoré jusque-là, tant il lui semblait insignifiant. Dans un coin de la chambre, son dossier contre le mur, se trouvait une chaise. Elle n’avait rien de remarquable, avec ses pieds de bois et son assise usée par le temps. Ce ne fut que lorsque les fantômes les saisirent que Jehane remarqua les brancards qui permettaient de la porter.

            La chaise fut posée à côté du lit de l’enchanteresse, puis les quatre porteurs se tournèrent vers elle et, avec lenteur, glissèrent leurs membres de porcelaine sous ses bras et ses jambes. Ils la soulevèrent du lit, sans qu’elle n’esquisse le moindre geste pour les aider. À vrai dire, ses jambes pendaient dans le vide, parfaitement ballantes et ses mains ne cherchaient même pas à se cramponner aux épaules des porteurs.

            Jehane ouvrit de grands yeux.

            – Vous…, commença-t-elle.

            – Ne t’en fais pas, petit oiseau, l’interrompit Maeve. Je vais tout te raconter.

            Les serviteurs finirent d’assoir leur maîtresse et hissèrent les brancards sur leurs épaules de faïence pour se diriger vers la porte. Laissée seule, Jehane jeta un dernier coup-d’œil à la chambre. Une ultime opportunité de s’enfuir s’offrait à elle, à condition qu’elle soit prête à sauter par la fenêtre, dont elle ignorait la hauteur par rapport au sol du jardin en contre-bas. L’ascension de l’escalier lui avait paru durer une éternité. Pourrait-elle s’évader sans se briser les deux jambes en atterrissant ?

            La chaise disparut dans le couloir, emportant avec elle la réponse aux mille questions que Jehane se posait, à commencer par la raison même qui contraignait l’enchanteresse à l’utiliser pour se mouvoir et pourquoi elle avait voulu convoquer le forgeron du village. Quant aux fantômes qui la servaient, moins Jehane en saurait à leur sujet, mieux elle se porterait…

            Sans qu’elle ne s’en rende compte, elle se mit à suivre la chaise à porteurs, traversant plusieurs corridors déserts, jusqu’à déboucher sur une grande terrasse baignée par la lumière du soleil, désormais haut dans le ciel. Les hommes-porcelaine déposèrent leur maîtresse devant une table d’où elle surplombait tout le village. Jehane inspira par le nez, qui fut aussitôt assailli par le merveilleux parfum des orangers plantés dans des pots aux quatre coins de la terrasse. D’un mot, l’enchanteresse l’invita à venir s’assoir et Jehane s’installa en face d’elle, en prenant soin de dissimuler ses mains sous la table.

            Lorsque Maeve se remit à parler, ce fut d’une voix moins dure, presque veloutée.

            – Je n’aurais pas pu sauver ton père, pour la raison que je suis incapable de marcher, petit oiseau.

            – Que vous est-il arrivé ? interrogea Jehane. Avez-vous fait une mauvaise chute ?

            Elle se souvenait du petit Paul, qui aimait tant grimper aux arbres. Un jour, il s’était aventuré seul du côté de la forêt, pour escalader un chêne. Un paysan l’avait ramené au village dans ses bras. Le garçon n’avait plus jamais marché.

            – Non, je n’ai brisé aucun de mes os, affirma Maeve. Comment t’expliquer ? Disons que j’ai… que ma famille a été victime d’une malédiction.

            – J’ignorais que les enchanteresses pouvaient être maudites, s’étonna Jehane.

            À en croire les racontars, une magicienne tenait plus du démon que de la femme. Elle ne pouvait ni tomber malade, ni être blessée par une lame. Peut-être la magie était-elle la seule arme qui pouvait vaincre de telles créatures ?

            Le regard de Maeve se perdit un instant dans le lointain. Jehane se dandina sur sa chaise. Son malaise ne fit que s’accroitre lorsque les yeux de l’enchanteresse glissèrent vers elle.

            – Ce n’est pas moi qui aie été maudite – pas directement, du moins. Vois-tu, ma mère a un jour fait la rencontre d’un terrible magicien. Il a décidé de transformer son corps en prison.

            – Quelle horreur ! s’exclama Jehane en portant les mains à sa bouche.

            Elle pouvait difficilement se figurer un sort plus horrible. Certes, son corps la faisait souvent souffrir, surtout après une journée de labeur à la forge, mais sans lui, elle n’aurait rien, ni nourriture, ni toit au-dessus de sa tête, ni poings pour se défendre. Elle tressaillit.

            – Horreur… Le mot est juste, approuva Maeve. Et pourtant, le pire restait à venir, puisqu’il ne suffisait pas au magicien de maudire ma mère pour la durée de sa courte vie. Non, il voulait que, même après la mort, sa famille continue de souffrir. Sa malédiction s’est transmise à sa descendance. À moi.

            La chaleur irradia le ventre de Jehane lorsqu’elle comprit que, avant même sa naissance, l’enchanteresse avait été condamnée, alors qu’elle était l’innocence même. Elle avait été punie pour le seul crime d’être la fille de sa mère, d’être née au mauvais endroit, au mauvais moment. Une telle injustice faisait bouillir la forgeronne qui serra ses poings sous la table.

            – Je ne l’ai pas beaucoup connue, ma mère, reprit Maeve. Mon père s’est chargé de mon éducation, jusqu’à ce que la mort l’emporte, lui aussi.

            – J’ai moi aussi grandit sans ma mère, confessa Jehane. Jusqu’à hier, mon père était ma seule famille.

            Maeve lui adressa un sourire plein de tendresse.

            – Quelle chose curieuse que le destin. Il a choisi de te mettre sur ma route, toi dont la vie ressemble tant à la mienne.

            Si l’enchanteresse lui avait adressé ces mots, quelques instants plus tôt, Jehane lui aurait ri au nez. En quoi la vie de celle qui possède tout pétait-elle comparable à la vie de celle qui n’a rien ? Pourtant, après avoir entendu son histoire, elle comprenait ce que voulait dire Maeve. Toutes les deux avaient été privé de l’amour de leur mère trop tôt et toutes les deux avaient été condamnées à la solitude, Maeve à cause de son corps paralysé, Jehane en raison de la couleur de ses mains.

            – Je suis navrée de toute la souffrance que vous avez dû endurer, dit-elle dans un souffle.

            – Je te remercie, petit oiseau. Peu de personne son capable d’une telle sollicitude. Ta compassion m’honore.

            Elles échangèrent un sourire, qui disparut des lèvres de Jehane lorsque son estomac gronda. Embarrassée, elle s’empressa de s’excuser auprès de l’enchanteresse qui éclata d’un rire lumineux comme les astres.

            – Tu aurais dû me dire que tu avais si faim !

            Ses yeux coulèrent vers un des hommes-porcelaine et, utilisant cette langue mystérieuse, elle lui adressa un ordre. Aussitôt, il pivota et prit la direction du palais. Jehane l’observait avec fascination.

            – Comment vous y prenez-vous pour que les fantômes vous obéissent ? interrogea-t-elle sans lâcher la créature des yeux.

            Même s’il l’effrayait, un tel savoir pourrait lui être utile. Les morts reviendraient un jour la hanter, elle le savait. Elle n’avait toujours pas expié ses fautes.

            – Les fantômes ? répéta Maeve, un sourcil arqué. Ce ne sont que des automates, petit oiseau !

            La manière dont elle avait prononcé ce mot, comme s’il s’agissait d’une évidence, peina Jehane. Face à l’enchanteresse aux savoirs infinis, elle se sentait incroyablement inculte.

            – J’ignore ce que sont les auto…, hésita-t-elle.

            – Les automates. Je ne t’en blâme pas. Ce village est trop reculé pour que tu puisses y entendre parler des inventions de la capitale. Mon père les a fait venir de là-bas, peu avant sa mort. Grâce à ma magie, ils m’obéissent au doigt et à l’œil, mais ne les croit pas dotés d’intelligence pour autant. Vois-les plutôt comme des armures capables de se mouvoir seules.

            Des armures capables de se mouvoir seules ?  L’idée paraissait saugrenue à Jehane. Voilà ce qui différenciait la noblesse des miséreux : ces derniers étaient trop occupés à survivre pour s’adonner à de telles fantaisies.

            L’automate revint, les bras chargés d’un plateau sur lequel reposaient des friandises luisantes de graisse et de sucre. L’estomac de Jehane répondit à leur apparition par une cacophonie de gargouillis. Elle lorgna le plateau lorsqu’il fut posé sur la table.

            – Sers-toi, autorisa Maeve.

            Jehane salivait tant qu’elle redoutait d’ouvrir la bouche pour la remercier. À la place, elle saisit la pâtisserie la plus proche et l’enfourna dans sa bouche. Le miel se déversa sur sa langue et elle soupira de plaisir. Aussitôt la première sucrerie avalée, elle en choisit une autre. Ce ne fut qu’au bout de la troisième qu’elle se rendit compte que ses deux mains reposaient sur la table, parfaitement en évidence.

            Les yeux de l’enchanteresse s’attardèrent dessus. Jehane les cacha entre ses genoux et serra les dents. Quelle idiote ! Maeve ne voudrait plus lui adresser la parole, après avoir aperçu ces monstruosités.

            – La pâtisseries sont-elles à ton goût ?

            Jehane releva la tête pour s’assurer que ces mots venaient bien de sortir de la bouche de l’enchanteresse. Maeve n’avait pas cessé de lui sourire. Dans son regard d’ambre brillait toujours le même éclat amusé.

            – Je… Oui, merci.

            – Mange autant que tu le souhaites, l’encouragea Maeve.

            Mais Jehane n’osait plus se servir de ses mains.

            – Pourquoi m’avoir fait venir ici ? demanda-t-elle. Ou plutôt, pourquoi avoir voulu faire venir mon père ?

            – Une excellente question, petit oiseau !

            La chaleur qui monta aux joues de Jehane n’avait rien à voir avec la rage. La bouffée de reconnaissance qu’elle éprouva la surprit autant que le surnom employé par Maeve. Depuis son enfance, on ne l’avait jamais appelée que « Mains Rouges ». Et voici que son interlocutrice, après avoir découvert la couleur de ses mains, l’affublait du surnom le plus charmant qui lui ait été donné d’entendre.

            – L’attaque des Grévains n’a pas été qu’une tragédie, expliqua Maeve. En nous prenant beaucoup, elle m’a aussi apporté la solution a un problème épineux, que je me désespérais de résoudre un jour.

            Jehane cessa de mâcher la gourmandise qu’elle venait de croquer. Elle peinait à se figurer ce que le pillage des chevaliers déchus pouvait avoir de bénéfique.

            – Laisse-moi te poser une question : trouves-tu mon sort injuste ? Estimes-tu que je ne mérite pas de croupir à l’intérieur de ma propre chair ? demanda de but en blanc l’enchanteresse.

            – Bien sûr ! s’empressa d’affirmer Jehane. Vous ne méritez pas d’être paralysée, vous n’avez rien fait de mal.

            Un air de satisfaction anima le visage de l’enchanteresse.

            – Je suis d’accord avec toi. Voilà pourquoi, depuis des années, je cherche à briser la malédiction que le magicien m’a jetée. Malheureusement, seule, je ne peux pas grand-chose. Le lanceur du sort lui-même doit le lever.

            – Est-il toujours en vie ? interrogea Jehane. S’il a maudit votre mère, il doit…

            – Il vit. À plusieurs semaines de marche d’ici.

            Jehane se gratta la tête de confusion – à moins que ce ne fut l’œuvre des poux.

            – Je ne comprends pas, admit-elle. Pourquoi ne pas demander à vos auto… à vos serviteurs de vous porter jusqu’à lui, si vous savez où il réside ?

            – Tu dois fort peu connaître le monde au-delà de l’enceinte de ton village si tu penses qu’une femme puisse y voyager seule, sans escorte armée.

            – Ne pourriez-vous pas en engager une ?

            Les richesses ne semblaient pas manquer à l’enchanteresse. Rien qu’avec les perles qui pendaient à son cou, Jehane ne doutait pas qu’elle puisse s’offrir les services de quelques mercenaires.

            – Non, trancha Maeve. Cet homme a gâché ma vie, il ne volera pas ma dignité !

            Jehane se raidit. Même lorsqu’elle s’adressait d’un ton sec aux hommes-porcelaine, l’enchanteresse semblait toujours garder le contrôle sa voix – alors pourquoi tremblait-elle à présent de rage ?

            – Je comprends, affirma Jehane qui ne connaissait que trop bien les effets de la colère. Vous voulez vous tenir devant lui, droite et fière.

            – Exactement, se calma Maeve. Et j’ai enfin trouvé le moyen de le faire.

            – Mais pour cela, vous avez besoin de moi.

            Elle ne voyait pas en quoi elle pourrait aider l’enchanteresse, elle qui n’entendait rien à la magie, ni à l’art de soigner les corps. Comme Maeve l’avait rapidement compris, elle ne connaissait même rien du monde extérieur. Pourtant, l’enchanteresse ne lui avait pas narré son histoire en vain ; elle attendait quelque chose de la forgeronne et Jehane estimait qu’il était de son devoir d’aider Maeve à réparer l’injustice dont elle était victime.

            – Tu as assuré tout à l’heure que ton père t’avait enseigné l’art de forger le métal, n’est-ce pas petit oiseau ?

            – Disons qu’il m’a appris quelques rudiments, mentit Jehane.

            Sous le coup de la fureur, elle en avait trop dit à Maeve, oubliant l’espace d’un instant que la place d’une femme n’était pas à la forge. L’enchanteresse la jugerait sans doute durement si elle assurait maîtriser mieux que quiconque l’enclume. Elle la traiterait de menteuse, lui cracherait dessus, l’injurierait à la manière des villageois.

            – Ces rudiments suffiraient-ils à me forger une armure ? lança Maeve.

            La question laissa Jehane interdite. Concevoir une armure n’était pas une tâche que l’on confiait aux forgerons sans expérience – et encore moins à une forgeronne. L’absence d’hésitation dans la voix de Meave ne pouvait signifier que deux choses : soit elle ignorait tout du maniement du marteau, soit elle était prête à accorder à Jehane une confiance sans limite. Une confiance que personne, à part son père, n’avait jamais osé lui accorder.

            – Oui, affirma-t-elle en gonflant la poitrine. Oui, j’en serai capable.

            – Tu dois comprendre que l’armure que j’ai en tête n’a rien d’ordinaire. Pour commencer, sa taille devra être conséquente.

            Au lieu de l’effrayer, cette perspective remplit Jehane d’excitation. Elle n’aimait rien tant qu’un défi. Quand son père lui avait affirmé qu’elle serait incapable de soulever les outils les plus lourds, à l’âge de onze ans, elle n’avait plus eu qu’une idée en tête : le contredire.

            Elle se leva et dressa le bras au-dessus de sa tête.

            – De cette hauteur ? s’enquit-elle.

            – Davantage.

            Jehane grimpa sur sa chaise, sans même un regard pour les traces de boue qu’y laissaient ses sabots crasseux. Elle reproduisit son geste.

            – Jusqu’ici alors ?

            – Quelques pouces de plus et ce sera parfait.

            Le souvenir de la cuirasse de Savari lui revint en mémoire. L’armure que Maeve lui commandait, elle la voulait plus imposante encore que celle du géant. Il faudrait des jours, peut-être des semaines de travail pour parvenir à accomplir un tel prodige. Si quelqu’un en était capable, c’était Jehane.

            – Je n’aurai pas assez de fer pour la concevoir, réfléchit-elle à voix haute.

            – Ce ne sera pas un problème. Je ne la veux pas en fer.

            – En quoi la désirez-vous, alors ? Je dois vous prévenir que je n’ai jamais travaillé ni le cuir, ni les os.

            – C’est sans importance, petit oiseau.

            Les yeux d’ambre de l’enchanteresse épiaient chacune de ses réactions. À la lumière du matin, son visage avait la beauté froide du marbre. Même son sourire ne parvenait pas à l’illuminer complètement.

            – Il faudra que l’armure soit entièrement faite d’or.

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