Chapitre quatre - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

Le rouge de ses mains disparaissait pratiquement sous la couche de terre. Elle s’acharnait à aplanir, encore et encore, le monticule au pied de l’arbre. Le soleil avait brillé toute la journée, sans parvenir à dissiper la morosité qui enveloppait le village. Il n’allait pas tarder à se coucher et Amaury somnolait, le dos contre le tronc.

            – Tu devrais rentrer chez toi, lui lança Jehane en secouant ses épaules.

            – Pardon, s’excusa-t-il. Je ne voulais pas m’assoupir, mais entre l’attaque et tout le reste, je suis épuisé.

            – Je comprends. Merci de m’avoir aidé.

            Amaury l’avait trouvé à genoux dans une mare de sang. Elle refusait de lâcher le corps de son père. L’épée de Savari avait tracé un sillon dans son torse, de l’épaule jusqu’au bassin. S’il avait cherché à adresser un dernier mot à sa fille, elle n’avait pas pu le comprendre parmi les gargouillis de sang. Elle avait tenu sa tête contre elle et hurlé sa peine, mais personne n’était venu.

            Ses voisins tentaient de sortir les survivants des décombres. Ils étaient trop occupés à compter leurs morts, à soigner leurs blessés, à pleurer les biens qu’on leur avait dérobés, pour se soucier du forgeron et de sa fille. La robe de Jehane avait bu une grande partie du sang quand Amaury se décida enfin à s’assurer de la sécurité de sa fiancée.

            – Il est... Ils l’ont…, s’étrangla-t-elle dans ses larmes.

            Il la força à se relever, sans oser la toucher. Elle aurait voulu qu’il la serre dans ses bras, mais la vue de sa chasuble devenue purpurine le répugnait. Amaury ne lui apporterait aucun réconfort. La seule personne qui aurait pu le faire à sa place gisait sur le sol de la forge.

            – Tout est ma faute, éclata Jehane. Je l’ai tué.

            Amaury recula d’un pas en écarquillant les yeux.

            – Que veux-tu dire ? demanda-t-il d’une voix incertaine.

            – Si j’étais restée cachée, les Grévains l’auraient laissé en vie, raconta-t-elle. Je n’ai pas réussi à me contenir et cette fois, c’est lui qui en a payé le prix.

            Elle peinait à respirer, étouffée par ses larmes. Haletante, elle prit appui sur la table, qui lui paraissait plus stable qu’Amaury. Elle tenta d’apaiser son souffle, sans y parvenir. La brûlure qui rongeait son ventre n’avait pas disparu. Pour la première fois, elle ne savait pas contre qui retourner sa fureur. Ses poings n’avaient aucune cible. Elle était la seule responsable.

            Lorsqu’elle se calma enfin, elle jeta un regard autour d’elle. Les Grévains avaient tout dévasté sur leur passage ; la vaisselle gisait au sol, brisée, l’eau de la bassine renversée imbibait le plancher, les draps du lit de son père avaient été défaits, son matelas retourné, mais le plus insupportable fut de découvrir le désordre dans la forge, les outils éparpillés par terre, le marteau jeté négligemment près du four et l’enclume menaçant de chuter de son socle. Et le sang, partout le sang.

            – À cause de moi, il y a une nouvelle tache par terre, marmonna-t-elle.

            – Que dis-tu ? s’enquit Amaury, qui ramassait quelques débris de poterie.

            – M’aideras-tu à porter son corps ?

            Il alla jeter un œil au-dehors. Les villageois ne cessaient de défiler, certains supportant un parent estropié, d’autres poussant une charrette où, sous un drap, on pouvait reconnaître les reliefs d’un cadavre.

            – Nous devrions attendre, estima Amaury. Je doute que quiconque au cimetière puisse nous aider. Le fossoyeur va retourner la terre sans interruption jusqu’à la nuit et toujours, il manquera des fosses.

            – Non ! s’exclama Jehane avec plus de véhémence qu’elle ne l’aurait voulu. Non, nous ne pouvons pas attendre. Il ne peut pas rester ici.

            Amaury se gratta l’arrière de la tête.

            – Mes frères accepteront peut-être de nous aider à la porter. Ils respectaient ton père.

            – Tout le monde le respectait, dit-elle. Va les chercher et rejoins-moi du côté du noisetier où nous grimpions quand nous étions enfants.

            – Tu comptes l’enterrer là ? Si loin du cimetière ?

            Jehane alla chercher le drap sous lequel dormait son père. Elle pouvait encore sentir son odeur imprégner le tissu. Elle huma une dernière fois son parfum de bois et de fumée avant de retourner au corps. Lorsqu’elle l’étendit sur le cadavre, le drap se suspendit un instant dans l’air où il flotta, pareil à un spectre.

            – L’endroit de sa sépulture n’importait pas pour mon père. En revanche, il n’aurait pas voulu qu’on l’abandonne ici, aux yeux de tous. C’était un homme fier.

            – Comment peux-tu en être aussi certaine ? demanda Amaury.

            – Parce qu’il me l’a dit. Nous parlions souvent de sa mort, des dispositions que j’aurais à prendre.

            – Un sujet de discussion bien macabre pour un père et sa fille, ne trouves-tu pas ?

            Bien sûr, Amaury ne comprenait pas. La mort ne faisait pas partie de son existence comme elle faisait partie de celle de Jehane. Il n’y avait pas la moindre souillure sur le sol de sa maison.

            – Dépêche-toi de ramener tes frères, commanda-t-elle.

            Elle ne supportait pas de voir la tache rouge s’agrandir sous le cadavre, elle voulait pouvoir la frotter au plus vite. Pour cela, elle avait besoin de s’assurer que son père avait trouvé sa dernière demeure. Elle espérait que l’ombre du noisetier serait à son goût. Si elle avait pu, elle l’aurait enterré directement sous la forge. C’était le seul endroit où elle était sûre qu’il se plairait.

            – Va te coucher, tu m’as assez aidée pour aujourd’hui, répéta-t-elle.

            Amaury se frotta les yeux, qui se posèrent sur la tombe de fortune. Ses frères et lui avaient porté le cadavre à travers tout le village pour pouvoir l’ensevelir ici. Le forgeron n’était pas un homme chétif et ils avaient peiné à le mettre en terre.

            – Où veux-tu que je dorme, ce soir ? demanda-t-il.

            Jehane cessa soudain d’aplatir le monticule de terre. Elle se tourna vers son fiancé, le regard farouche.

            – Chez toi, où d’autre ?

            – Je songeais simplement que tu n’aurais peut-être pas envie de rester seule, bafouilla-t-il.

            – Tant que nous ne sommes pas mariés, la forge et la maison m’appartiendront, gronda Jehane. La maison continuera d’être mienne, d’ailleurs, lorsque tu seras mon époux.

            Amaury se confondit en excuses, prétendant ne pas penser un seul instant à sa dote. Jehane manquait certes d’éducation, mais elle n’était pas sotte au point de croire que son héritage n’occupait aucune de ses pensées. Elle ne le laisserait pas dépouiller son père alors que son corps était encore chaud.

            – Rentre chez toi, réitéra-t-elle d’un ton qui ne supportait aucune contradiction. Je vais faire de même.

            Amaury parti, elle resta un moment au pied de l’arbre, une main sur la tombe de fortune. La nuit commençait à tomber, aussi personne ne pouvait la voir, ombre parmi les ombres.

            – Comment vais-je vivre sans toi ? murmura-t-elle. Qui acceptera de me prendre par la main ?

            Ses adieux avaient un goût de remontrance. Elle ne pouvait pas reprocher à son père de l’avoir abandonnée alors que c’était sa rage qui avait causé sa mort. Jusqu’au bout, il avait tout fait pour la contenir et elle en avait été incapable. Elle s’en voulait tant qu’elle aurait pu s’arracher les doigts un à un.

            De retour à la forge, ses membres tremblaient trop de fatigue pour se mettre à astiquer la tache rouge qui imbibait le sol. Elle alla dénicher la palissade de roseau que son père et elle utilisaient pour abriter la forge, les jours de pluie, et l’étala dessus. Elle sentait toujours la présence de la souillure, mais au moins, elle ne la voyait plus.

            Elle voulut laver ses mains couvertes de terre et de sang, mais la bassine était vide. Elle monta jusque dans sa chambre où l’attendait une cruche d’eau et se mit à frotter ses avant-bras avec une telle virulence qu’elle craignit un instant de lacérer sa peau. Elle ne cessa pas pour autant. Elle méritait la douleur.

            Quand elle souleva à nouveau la cruche et se rendit compte qu’elle l’avait vidée, elle la fracassa contre le mur. La mort de son père aurait dû lui servir de leçon, mais elle ne savait pas comment agir sans cette violence qui dictait ses actes depuis sa plus tendre enfance. Pouvait-elle apprendre à vivre sans elle ?

            À bout de forces, elle finit par s’allonger sur son lit, en tournant le dos à la fenêtre. Elle ne voulait pas voir les étoiles, ces menteuses. Elles lui avaient promis une vie meilleure et Jehane y avait cru. Pour quel résultat ? Sa condition était pire qu’avant. Elle enfouit son visage dans ses paumes rouges et pleura jusqu’à ce que le sommeil la gagne.

 

            Un craquement. Pas celui du bois, mais de la faïence, semblable au bruit de la vaisselle qui s’entrechoque lorsqu’on la lave.

            Jehane se mit debout en un instant. Elle n’avait pas ramassé la poterie que les Grévains avaient brisée au sol. Quelqu’un venait de la piétiner. On marchait au rez-de-chaussée. L’image de Savari, dans son armure hérissée de pics, traversa l’esprit de Jehane. Le chevalier déchu avait-il changé d’avis ? Était-il revenu terminer le travail ?

            Dans le noir, elle voyait à peine les quelques meubles qui occupaient sa chambre. Elle n’en avait pas besoin, elle rangeait toujours le balai derrière l’armoire. À tâtons, elle alla en empoigner le manche, avant de gagner la mezzanine. Elle ne devait pas perdre une seconde. L’opportunité était trop belle. En revenant, Savari offrait un défouloir à sa rage et l’occasion de se venger ne se reproduirait sans doute jamais.

            Elle scruta la pénombre en contre-bas mais ne parvint pas à distinguer le Grévain, camouflé par son armure noire comme la nuit. À pas silencieux, elle descendit un à un les barreaux de l’échelle. Sauter directement en bas lui aurait certes fait gagner du temps, mais elle ignorait la position de son adversaire. Si elle voulait le prendre par surprise, il fallait d’abord qu’elle le localise.

            – Ah !

            Elle cria lorsque des doigts froids s’enroulèrent autour de sa cheville. La main était passée à travers les barreaux de l’échelle et l’avait saisie, vive comme l’éclair. Elle tomba tête la première. Malgré la chute et la pointe de douleur qui naissait à l’arrière de son crâne, elle se releva aussitôt. L’intru sortit alors de sa cachette.

            Elle sut immédiatement qu’il ne s’agissait pas de Savari. La silhouette qui se tenait devant elle était trop svelte pour être celle du Grévain. Son armure, d’un blanc éclatant, luisait à la lumière de la lune qui filtrait par la fenêtre. Jehane dressa son balai devant elle en guise d’arme.

            – Qui êtes-vous ? tonna-t-elle. Que faites-vous chez moi ?

            Elle n’attendit pas la réponse. D’un pas, elle se déporta sur sa droite tandis qu’elle brandissait le manche en bois au-dessus de sa tête. Dans le noir, il lui était impossible de savoir quel type d’armure portait son adversaire, mais elle connaissait assez les failles de toutes les cuirasses. Les heaumes étaient toujours leur point faible, car le grillage de la visière se fracassait plus facilement que les plaques de métal.

            Elle mit toute sa force dans le coup. Lorsque le balai s’écrasa sur la tête, le heaume émit un étrange son de cloche. Un son qu’aucune des armures que Jehane avait réparée n’avait jamais produit. D’un bond, elle recula, s’apprêtant à réitérer son assaut, lorsque son balais lui fut arraché des mains. Elle volta.

            Un autre adversaire avait surgi derrière elle, sans qu’elle l’entende. Seule contre deux, elle aurait dû fuir, mais mue par sa rage, elle voulait continuer à se battre. Elle dressa les poings devant elle, mais le coup ne vint pas. Une force prodigieuse restreignait ses membres.

            Le premier intru avait saisi ses coudes et la tira dans sa direction. Jehane envoya des coups de pieds dans tous les sens, espérant toucher sa tête ou ses genoux. Le deuxième assaillant lui bloqua les jambes. Elle se retrouva soulevée de terre, transportée comme du gibier. Elle eut la soudaine impression d’avoir à nouveau onze ans, prisonnière d’un sac de jute.

            – Lâchez-moi ! vociféra-t-elle.

            Ses ravisseurs l’ignorèrent. D’un pas raide, ils se mirent en marche, traversèrent le salon et ouvrirent la porte d’un coup de pied. Lorsqu’ils atteignirent la ruelle, Jehane put enfin les détailler clairement. Elle en eut le souffle couper.

            Leur armure n’était pas faite de métal, mais de porcelaine. Des motifs bleus la parsemaient des pieds jusqu’à la base du cou. L’effroi saisit Jehane lorsqu’elle se rendit compte que, en guise de cou, se trouvait une simple tige de métal, au sommet de laquelle était perchée une tête – ou plutôt, un ovale de porcelaine rond et lisse, dénué de visage. La peinture bleue s’y mouvait sans interruption, comme si un peintre invisible s’acharnait à en changer le dessin.

            Le cri de Jehane resta coincé dans sa gorge. Les fantômes des histoires d’Amaury étaient réels. Elle avait toujours su qu’ils viendraient un jour se venger d’elle.

            – Je suis désolée, sanglota-t-elle. Je ne voulais pas…

            Les deux hommes de porcelaine continuaient d’avancer. À cette heure, les villageois qui ne veillaient pas leurs morts devaient dormir et Jehane eut beau s’égosiller, personne ne vint à son secours. Sa gorge était en feu à force d’avoir crié, tant et si bien que, lorsqu’ils arrivèrent à l’extrémité du village où se trouvait la taverne, elle ne parvint qu’à émettre un couinement plaintif. Son seul espoir résidait dans les quelques saoulards qui devaient s’y attarder. Elle tenta d’appeler, en vain.

            Mais, pour la première fois de sa misérable existence, la chance était de son côté, car la porte de la taverne s’ouvrit à ce moment précis et un homme en sortit. Il titubait, mais parvenait encore à marcher – pas assez saoul pour croire à une hallucination lorsqu’il verrait Jehane en proie aux spectres, donc.

            – Par ici ! clama-t-elle avec le peu de voix qu’il lui restait.

            L’homme esquissa quelques pas dans sa direction, puis se figea.

            – Pitié, allez chercher de l’aide, supplia-t-elle.

            L’homme sembla hésiter. Soudain, il cracha par terre.

            – Maudite Mains Rouges ! pesta-t-il. Tout ça, c’est ta faute ! Tu as attiré le malheur sur nous. J’espère que les fantômes t’engloutiront vivante !

            Il peinait à articuler, mais Jehane pouvait entendre la haine dans sa voix. Elle se crispa. La brûlure dans son ventre se fit si intense qu’il lui sembla qu’une flamme rongeait ses boyaux. Elle contracta ses muscles, secoua bras et jambes, guidée par sa seule fureur. Les hommes de porcelaine ne relâchèrent pas leur poigne. Impassibles, ils poursuivirent leur chemin, ignorant les insultes que s’échangeaient Jehane et l’ivrogne en criant. Finalement, son seul espoir d’être libérée de ses ravisseurs disparut avec l’homme, au coin d’une ruelle.

            Malgré la fatigue et la lassitude, Jehane ne cessa jamais de se débattre, tout au long du chemin qui serpentait entre les pins. Elle redoubla d’ardeur lorsqu’elle reconnut l’endroit où ses ravisseurs la menaient. Ses pieds avaient déjà foulé ce chemin de terre. Elle avait déjà vu ces branches semblables à des pattes d’araignée étirer leurs ombres. La falaise se dressait devant elle, moins imposante que dans son souvenir d’enfant. Elle n’était jamais revenue ici depuis que Fulbert et sa bande l’y avait trainée de force.

            Elle cria à nouveau. Pas pour appeler à l’aide – plus personne ne pourrait venir à son secours, ici. Non, elle cria de terreur. Tel était l’effroi que lui inspirait le château perché au sommet de la falaise. Dans sa tête résonnait la comptine des garnements.

 

Si tu es vilaine,

Prends garde à l’enchanteresse

Avec son cœur plein de haine,

Elle te taillera en pièces !

 

            Les spectres servaient l’enchanteresse et, pour une raison inconnue de Jehane, elle leur avait commandé de la ramener à son palais. Quel sort l’y attendait ? La sorcière allait-elle la changer en animal ? Dévorer son cœur ? Prendre possession de son corps ? Certains prétendaient qu’elle parvenait ainsi à rester éternellement jeune…

            – Laissez-moi, je ne veux pas devenir un crapaud ! hurla-t-elle.

            Les fantômes l’ignorèrent. Ils se tenaient à présent devant un portail en fer forgé, haut d’au moins trente pieds. Tout en haut, enserrée dans des arabesques de métal, brillait la plus belle pierre que Jehane ait jamais vue. À la lumière de l’aube naissante, elle luisait de mille feux. Sa couleur rouge, contrairement à celle qui tachait ses mains, ne rappelait pas le sang. Elle évoquait plutôt l’embrasement du ciel, lorsque le soleil se couche. Jehane en resta coite d’extase.

            Le joyau sembla réagir à la présence des hommes-porcelaine. Quelque chose sous leur plastron se mit à luire et le rubis y répondit. Il vibra, faisant chanter toute la structure métallique du portail avec elle. Le son, d’abord cacophonique, se mua peu à peu en une musique. Jehane connaissait le son des flûtes et des tambours dont les villageois jouaient parfois le soir au coin du feu, mais jamais elle n’avait ouïe une telle sonorité. Elle ressemblait à celle du vent qui s’engouffre dans un puit sans fond.

            Jehane n’eut pas le loisir de s’extasier longtemps. Bientôt, le portail se mit en branle et ses ravisseurs s’engouffrèrent par l’ouverture. L’apaisement provoqué par le chant du métal disparut aussitôt et Jehane recommença à se débattre en hurlant. Elle fut portée à travers un jardin où poussaient des arbres fruitiers par dizaines. D’autres fantômes s’y trouvaient, occupés à tailler des buissons de fleurs ou à cueillir quelques pêches mûres. D’une étrange manière, Jehane fut soulagée d’en voir autant. Les deux spectres auraient pu être issus de son passé, mais il n’y avait pas encore eu assez de morts dans sa vie pour qu’ils viennent la hanter en tel nombre.

            Au bout de l’allée pavée, ses ravisseurs rejoignirent une porte en bois. Pour la première fois, Jehane découvrait cette façade du château. Elle lui parut encore plus splendide que celle qui surplombait le village. Des fenêtres gigantesques, de toutes les couleurs, perçaient le mur. Une rangée de colonnades ouvragées soutenait une terrasse d’où cascadaient des lianes parsemées de fleurs et des tours rondes s’accrochaient à chaque angle, pointant vers le ciel. Sur les toits d’ardoise, des oiseaux acclamaient le matin.

            Les yeux de la forgeronne brillèrent d’admiration. Il lui semblait ne jamais avoir rien vu d’aussi beau de toute sa vie. Même en rêve, elle aurait été incapable d’imaginer pareille splendeur. Elle en oublia même de se débattre et se laissa porter à l’intérieur du palais. Jehane s’attendait à avoir le souffle coupé par le décor qu’elle allait y découvrir : mobilier luxueux, tapisseries finement brodées, marbre du sol au plafond…

            Il n’en fut rien. Le hall dans lequel elle venait de pénétrer malgré elle était entièrement vide. Il ne s’y trouvait guère qu’un escalier en colimaçon, que d’autres fantômes montaient., en une étrange procession. Le premier tenait entre ses mains une écuelle en argent, le second brandissait une brosse à cheveux et un miroir et le troisième portait une robe d’un vert pâle, dont le tissu vaporeux s’enroulait autour de ses avant-bras en porcelaine. Les ravisseurs de Jehane s’engagèrent à sa suite. Ils grimpèrent les marches avec lenteur, sans que ni les gesticulations, ni les protestations de leur captive ne semblent les perturber.

            Ils débouchèrent dans un couloir aux murs couverts d’une tenture représentant une biche pourchassée par des loups. Jehane frissonna lorsqu’ils passèrent devant le panneau où le pauvre animal se faisait dévorer par les fauves. Enfin, les fantômes se figèrent.

            Tant bien que mal, Jehane se redressa entre les bras des hommes-porcelaine, pour voir ce qui avait soudain arrêté leur avancée. Les trois fantômes de la procession attendaient, les uns derrière les autres, à côté d’une porte ouverte. Depuis l’intérieur, une voix d’outre-tombe retentit. La langue qu’elle employa fit bourdonner les oreilles de la forgeronne, qui tenta de les couvrir de ses mains. Quels que furent ces mots mystérieux, les spectres y réagirent.

            L’un après l’autre, ils disparurent derrière la porte. Bientôt, ce fut au tour de Jehane d’être portée à l’intérieur. La lumière qui se déversait dans la pièce l’aveugla tout d’abord et elle ferma les yeux. Elle se sentit chavirer lorsque les êtres de porcelaine la remirent debout. Après tout ce temps passé à l’horizontale, cette position lui donna des vertiges et, déboussolée, elle rouvrit les yeux. Elle découvrit alors, la bouche ouverte de stupéfaction, une chambre dont une portion des richesses seulement aurait suffi à l’extraire de sa vie de misère.

            Face à elle, la lumière filtrait à travers un vitrail pour projeter sur le sol blanc un arc-en-ciel de couleurs. Sur sa droite, un divan de velours jouxtait une table où trônait une coupe débordant de fruits et de noix. Sous ses pieds, les fibres duveteuses d’un tapis vinrent lui caresser les orteils. Sur sa gauche…

            Jehane se figea. Sur sa gauche, se trouvait un lit. Un lit à baldaquin, d’où pendait des rideaux de soie cousus de fils d’argent. Sur le matelas, perdue sous une montagne de draps de satin et de coussins, gisait une jeune femme. Adossée au mur, elle fixait Jehane d’un regard perçant.

            Le cœur de la forgeronne cessa de battre lorsque l’inconnue demanda :

            – Qui est cette fille ?

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