Interlude - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

Depuis combien de temps fixait-elle le reflet ? Elle avait perdu la notion des heures et des jours. Elle ne parvenait plus à savoir si elle tremblait sous l’effet du ravissement ou de la fièvre. Une seule chose comptait à ses yeux, désormais. Et elle la tenait tendrement contre sa poitrine.

            Elle caressait le lingot, goûtant sa forme et la fraîcheur de sa surface. Du bout des doigts, elle parvenait à le distinguer de ses jumeaux. Pourtant, quand elle avait ouvert le coffre, la première fois, ils lui avaient paru tous identiques les uns aux autres. Il avait fallu apprendre à les connaître, à les aimer, pour se rendre compte que chacun était unique.

            Les automates avaient déposé le coffre d’or au milieu de la pièce. Il cachait la tache sur le sol. Jehane n’avait tout d’abord pas osé l’ouvrir. Elle venait de passer la journée la plus exquise de son existence. Alors même qu’elle aurait dû se morfondre de la mort de son père, elle avait profité en toute quiétude des jardins de l’enchanteresse. Retirée dans sa bibliothèque, cette dernière avait autorisé Jehane à demeurer dans son palais, puisqu’elle ne pourrait rentrer chez elle qu’à la faveur de la nuit et escortée par les hommes-porcelaine.

            Jehane avait éprouvé une pointe de jalousie en la voyant disparaître dans la pièce aux étagères débordant de livres. Elle n’en avait jamais vu autant, ni d’aussi beaux. Leurs maroquins rouges et verts ornés de feuilles d’or, s’alignaient en rangées infinies. Puis, elle avait suivi un automate jusqu’aux jardins, où il était retourné vaquer à ses occupations. Alors Jehane avait cueilli quelques abricots à une branche ployant sous les fruits et s’était endormie sur un banc ombragé.

            Quand elle s’était éveillée, l’obscurité avait envahi le jardin. Un automate se tenait devant elle, un plateau en argent entre les mains, sur lequel trônait une petite enveloppe que Jehane saisit délicatement. Elle ne l’ouvrit pas. Elle n’en avait pas besoin. À la place, elle la glissa dans sa poche et suivit les quatre automates qui portaient le coffre. Comme prévu, ils ne croisèrent pas âme qui vive dans le village endormi. Et Jehane se retrouva seule avec l’or.

            – Une armure entièrement faite d’or ? avait-elle répété.

            Maeve s’était contenté d’hocher la tête.

            – Où pourrai-je en trouver une telle quantité ? Pour une armure aussi gigantesque, il en faudrait…

            – Je te le fournirai, avait assuré l’enchanteresse. Tout ce que je te demande, c’est de forger l’armure. En échange, quand j’aurai fini de m’en servir, elle te reviendra, en guise de paiement.

            Le cœur de Jehane avait manqué quelques battements.

            – Cela te semble-t-il équitable ?

            Équitable ? Une telle quantité d’or pourrait la mettre à l’abri du besoin pour le restant de ses jours ! Elle n’aurait plus besoin de trimer du matin au soir. Si elle le souhaitait, elle pourrait enfin quitter son village et s’offrir une demeure en ville, où elle s’offrirait les services d’un instituteur et des robes en soie par dizaines.

            – En êtes-vous certaine ?

            L’enchanteresse lui avait assuré que c’était la valeur de ses services, qu’elle ne la dépouillait en rien.

            Quand elle avait ouvert le coffre, après avoir tendu autour de la forge la palissade de roseaux, Jehane en avait douté. Elle connaissait son talent mais était-il à la hauteur d’un tel paiement ? Les lingots s’alignaient, les uns contre les autres, si serrés qu’on ne discernait plus le bois. Leur éclat l’avait tout d’abord éblouie. Puis, elle s’était perdue dans sa contemplation, comme absorbée par ce magma jaune.

            Elle déchira un pan de sa robe et lustra le métal qu’elle tenait contre elle. Dans le miroir d’or, elle reconnaissait à peine son reflet. Sa peau paraissait plus pâle, ses cernes plus profonds, ses joues plus creuses. Elle ressemblait à sa mère, lorsque la maladie la ravageait, mais peu lui importait. Tout ce qui comptait, c’était l’or. L’or qui éclipsait jusqu’au rouge de ses mains.

            Elle s’allongea à côté de lui à même le sol, sans jamais le quitter des yeux.

            – Tu es si beau, susurra-t-elle. Cette sorcière a perdu la tête si elle pense que je vais te livrer aux flammes du fourneau. Tu mérites seulement d’être aimé.

            Elle crut entendre une voix qui appelait son nom. Elle ne chercha pas à savoir de qui il s’agissait. Vivants ou morts, elle les ignora.

            Le temps n’existait plus. Le monde n’existait plus.

Tout n’était plus qu’or.

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