Chapitre deux - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

Personne ne rit à la plaisanterie d’Amaury. Les convives se contentaient de manger en silence. La mère Poudevigne leur avait servi les lapins capturés grâce aux pièges de son mari, à l’orée du bois. Les bêtes n’avaient que la peau sur les os, mais personne ne s’en plaignait. Sans cette célébration, ils auraient sans doute eu le droit à un bouillon de chou. Jehane était tentée de ronger son râble où s’accrochaient quelques morceaux de chair, mais elle redoutait trop le regard des frères d’Amaury.

            Ses cadets le dépassaient d’au moins une tête et ils semblaient capables de soulever un cheval à la seule force de leurs épaules. À côté d’eux, Amaury faisait figure de gringalet, mais Jehane ne trouvait rien à redire à son physique. Elle le préférait largement aux deux molosses. Dans le regard d’Amaury, au moins, elle percevait un semblant de douceur. Les deux fils Poudevigne ne parvenaient pas à cacher la haine dans leurs yeux quand ils se posaient sur les mains de Jehane.

            Elle s’empressa de les cacher sous la table.

            – Je suppose qu’il ne nous reste plus qu’à décider la date du mariage, lança soudain le patriarche Poudevigne.

            Ses lèvres avaient pris une teinte sanguine à force d’être trempées dans le vin. Comme le père de Jehane – comme tous les hommes du village – il était usé avant l’âge. Il aurait dû se réjouir d’avoir trouvé une épouse pour son aîné. Au lieu de quoi, la tristesse et la colère tiraillaient ses traits. Aucune famille n’avait envie de se retrouver liée aux Mains Rouges.

            – Rien ne presse, assura le père de Jehane. Laissons le temps à Amaury de commencer sa formation avant d’officialiser leur union.

            – Il me tarde de débuter, maître Faber ! s’enthousiasma le concerné.

            Jehane étouffa un ricanement. Elle se figurait mal Amaury maniant le marteau et l’enclume. Il manquait de force et de précision dans toutes les choses qu’il entreprenait. Comment diantre son père espérait-il en faire un forgeron décent ?

            – Voudrais-tu partager la pensée qui te fait ainsi sourire avec le reste d’entre nous ?

            La mère Poudevigne dardait du regard Jehane, qui se trémoussa sur sa chaise. Elle pensait s’être montrée discrète, pourtant toutes les têtes étaient tournées vers elle.

            – Je…, bafouilla-t-elle.

            – Jehane se réjouit de cette union, interrompit son père. Amaury est son ami le plus précieux, comment pourrait-il en être autrement ?

            Jehane acquiesça avec empressement. Elle n’ignorait pas ce que son père avait dû sacrifier pour obtenir que la famille Poudevigne consente à son union avec Amaury. S’il n’avait pas promis que leur garçon hériterait de la forge après son trépas, les parents d’Amaury n’auraient jamais accepté. Malgré cet accord, Jehane doutait encore de l’adhésion des deux frères.

            L’estomac de Jehane gronda. Malgré l’assiette de lapin et de pommes de terre engloutie, elle avait encore faim. Elle tendit la main en direction de la miche de pain de seigle au centre de la table. Vif comme l’éclair, Tancrède écarta le plat. Jehane ignora la chaleur qui envahissait ses joues. Elle devait faire bonne figure, quoi qu’il en coûte.

            – Pourrais-tu me passer le pain, Tancrède ? demanda-t-elle au plus jeune des trois frères.

            Ignorant sa demande, il entreprit d’en rompre un quignon qu’il lui lança nonchalamment. Jehane aurait pu l’attraper – contrairement à Amaury, elle ne manquait pas de dextérité – mais la façon dont les frères Poudevigne la traitaient l’enrageait. Elle ne bougea pas lorsque le morceau de pain roula sur la table pour chuter au sol.

            Eudes se leva d’un bond, les yeux fulminants.

            – Ramasse ça ! ordonna-t-il à Jehane.

            – C’est ton frère qui l’a jeté par terre, c’est à lui d’aller le chercher, rétorqua Jehane, les poings serrés sur ses cuisses.

            Elle lutait pour ne pas se dresser et cogner le cadet d’Amaury. Si la fête dégénérait, les Poudevigne seraient capables de mettre un terme aux fiançailles. Son père ne le lui pardonnerait jamais.

            – Penses-tu que j’allais te laisser souiller notre pain en le rompant toi-même ? cracha Tancrède.

            Jehane eut un mouvement de recul. Elle jeta un œil en direction d’Amaury, espérant qu’il ordonne à son frère de retirer ses propos. Il garda la tête baissée, dans cette posture soumise que Jehane détestait tant.

            Elle se leva à son tour. Le corps de son père se raidit. Il fallut à Jehane un effort considérable pour garder les mains dans son dos. Sa voix tremblait de colère quand elle annonça :

            – Je vais prendre l’air.

            Remercier ses hôtes pour le repas était au-dessus de ses forces. Elle écarta sa chaise si brusquement qu’elle tangua. Jehane n’esquissa pas un geste pour l’empêcher de tomber. Si elle restait ici une minute de plus, elle allait sauter sur Tancrède et lui arracher la langue, elle le savait.

            Dehors, le silence régnait dans la ruelle. Jehane entendait, au loin, les rumeurs en provenance de la taverne. Il n’y avait bien que les ivrognes pour trouver une raison de rire dans ce village de malheur. Traînant ses sabots dans la poussière, Jehane envoya quelques coups de pied dans les cailloux pour se défouler, comme si cela pouvait suffire à apaiser sa fureur.

            Elle rejeta sa tête en arrière avec un cri étouffé. Elle étouffait. Elle agonisait. Qu’avait-elle fait pour mériter un tel mépris ? La couleur de ses mains ne relevait ni de la maladie, ni de la magie. Alors pourquoi la considérait-on comme une malpropre ?

            Au-dessus d’elle, les étoiles brillaient dans un ciel d’été sans nuage. Jehane aurait aimé savoir ce qu’étaient ces points de lumière et pourquoi ils luisaient ainsi. On racontait que, dans les villes, des savants avaient entrepris de cartographier le ciel. Leurs savoirs ne parviendraient jamais jusqu’ici, jusqu’à Jehane. Elle se savait condamnée à l’ignorance. Il ne servait à rien de rêver.

            Une main sur son épaule la fit sursauter.

            – Pardon, je t’ai effrayée.

            Amaury se tenait derrière elle, penaud. Ses boucles brunes tombaient devant ses yeux, mais Jehane pouvait malgré tout y lire l’embarras.

            – Tu devrais nous rejoindre à l’intérieur, dit-il d’une petite voix.

            – Et pourquoi ferai-je une chose pareille ? fulmina Jehane. Pour que tes frères puissent m’humilier encore un peu plus ? Ou bien pour te regarder les laisser m’insulter sans rien faire ?

            Amaury ouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt. Il savait se montrer loquace quand il s’agissait d’inventer des histoires de fantômes qui terrifiaient Jehane, mais dès qu’il était question de prendre son parti, il se transformait en carpe.

            – Pourquoi n’as-tu pas demandé à tes frères de me laisser tranquille ? insista Jehane.

            – Parce que…beh bien…

            Il s’empêtrait dans ses mots.

            – Dis quelque chose ! s’impatienta-t-elle. Le maitre ne t’a-t-il donc pas enseigné le vocabulaire ?

            La colère parlait à la place de Jehane. La jalousie, aussi. Elle aurait tant aimé pouvoir assister aux leçons de l’instituteur, la seule personne, au village, qui serait parvenu à combler le vide entre ses deux oreilles. Mais comme toutes les filles, elle n’avait pas le temps pour l’école. Elle devait aider à la forge, entretenir la maison et s’occuper des repas.

            – Que voulais-tu que je fasse ? implora Amaury. Que je me jette sur mes frères ? Que je leur casse le nez comme tu l’as fait à Fulbert ?

            – Combien de temps vas-tu encore rabâcher cette histoire ?

            – Je ne peux pas forcer les gens à oublier tes poings, Jehane ! Ni la couleur de tes mains…

            Il n’aurait jamais dû mentionner la teinte de sa peau. Jehane ne parviendrait plus à contenir sa fureur, elle le savait. Elle entortilla ses doigts autour de la ceinture de sa chasuble, dans l’espoir que le nœud les retienne. Elle ne voulait pas blesser Amaury.

            – Tais-toi, je t’en prie, murmura-t-elle.

            – Si au moins tu m’expliquais pourquoi elles sont… Si je pouvais comprendre, je pourrais mieux te défendre. Je pourrais leur dire qu’ils n’ont à craindre ni la contagion, ni le mauvais sort. Que les rumeurs sur les bêtes que tu sacrifies relèvent de la fantaisie. Je sais que tu n’as jamais tenté d’obtenir des pouvoirs magiques.

            L’espace d’un instant, elle espéra trouver l’apaisement dans ses paroles. Malheureusement, après son silence obstiné, Amaury refusait de se taire.

            – N’est-ce pas que tu ne plonges pas tes mains dans le sang des porcs chaque nuit ?

            – Comment oses-tu me poser cette question ? gronda Jehane.

            Elle ne resta pas pour écouter sa réponse. Les larmes au bord des yeux, elle se mit à courir à en perdre haleine. Dans son dos, le nœud de sa chasuble avait cédé. Le pan de tissu battait ses jambes tandis qu’elle courait à en perdre haleine. Elle se prit les pieds dedans, arracha le vêtement avec brusquerie. Elle le piétina en franchissant le seuil de la forge.

            L’enclume dormait sur son présentoir. Jehane saisit le marteau et une pièce de métal. Toute sa rage explosa dans un premier coup. Puis un autre. Une voisine la héla depuis sa fenêtre, lui ordonnant de cesser son vacarme.

            – Viens donc me le dire en face ! aboya Jehane en brandissant son marteau au-dessus de sa tête.

            Oui, qu’elle descende. Jehane n’attendait que ça. Elle voulait entendre les os craquer sous ses coups, elle voulait enduire la panne de son marteau de rouge et faire résonner les hurlements de douleur.

            Mais personne ne vint, alors Jehane se contenta de heurter le métal, jusqu’à ce que l’ombre d’une silhouette obscurcisse sa dernière source de lumière. Entre les braises du fourneau et l’enclume, se dressait le corps massif de son père.

            – Jehane.

            La douceur dans la voix du forgeron la surprit. Elle en suspendit son geste, juste assez longtemps pour que son père lui saisisse le poignet. Elle ne lutta pas. Elle n’en avait pas besoin. Il ne mettait aucune force dans ses gestes. Jehane aurait pu les prendre pour une caresse, pour peu que son père eût été capable d’affection.

            – Arrête, Jehane, souffla-t-il.

            – J’ai arrêté, dit-elle.

            – Arrête de pleurer.

            Elle n’avait pas senti les larmes rouler sur ses joues, pourtant le col de sa robe s’imprégnait de leur eau. Son père la lâcha enfin et elle put s’essuyer le visage à l’aide de ses manches.

            – Rentrons, dit-il en poussant la porte de la maison.

            Jehane reposa le marteau et le suivit à l’intérieur. Avant de quitter la forge, elle jeta un œil à la plaque de métal qu’elle avait martelé sans relâche. La surface en avait été lissée et l’arrondi ne présentait pas la moindre irrégularité. La forme était parfaite.

            Dans l’unique pièce de la chaumière, son père alluma une bougie qu’il posa au centre de la table. Machinalement, Jehane s’assit en face de lui. Même son corps s’était habitué à leurs têtes-à-têtes. De l’ongle, elle gratta la surface encrassée de la table. La perspective d’une énième leçon de morale ne la réjouissait guère.

            – Je sais que je n’aurais pas dû me fâcher, admit-elle avant que son père puisse la sermonner. Mon mariage avec Amaury est important. Non, il est indispensable. Je devrais m’estimer heureuse qu’un homme veuille de moi.

            Elle récitait les mots dont son père lui avait rabattu les oreilles, sans en croire un seul.

            – Mais je n’ai frappé personne ! Ces vauriens m’ont durement provoquée et mes poings sont restés dans mes poches. N’avais-je pas le droit de venir trouver refuge à la forge, si cela me permet de les préserver de mes coups ?

            Le forgeron avait noué les mains sous son menton. Ses doigts disparaissaient sous son épaisse barbe rousse. Ses yeux, eux, ne quittaient pas la flamme de la bougie qui oscillait au gré de la respiration saccadée de sa fille.

            – Sais-tu pourquoi je t’ai enseigné l’art de la forge ? demanda-t-il.

            La question prit Jehane au dépourvu.

            – Quand je suis redescendue du château de l’enchanteresse, cette nuit-là ?

            Son père l’avait tout d’abord grondée, arguant qu’elle n’avait pas le droit de traîner aux alentours du palais maudit. Il l’avait punie. L’injustice avait tant enragé Jehane qu’elle avait brisé la moitié de leur vaisselle, dont plusieurs assiettes qui avaient appartenu à sa mère. Le chagrin qu’elle avait lu sur le visage de son père avait fini par atténuer sa rage.

            « Demain, tu te lèveras avec l’aube. Je t’apprendrais l’art du marteau et de l’enclume », avait-il déclaré avant d’aller se coucher, sans un mot de plus.

            – Tu n’avais pas onze ans, se rappela-t-il avec nostalgie. Je doutais que tu aies seulement la force d’activer le soufflet du fourneau.

            Jehane ricana.

            – Je me souviendrai toute ma vie de ton expression quand tu m’as vue soulever la cuirasse de ce chevalier errant.

            – Je ne t’en aurais jamais cru capable. Tu étais si jeune. Et puis, tu étais une fille.

            – Tu croyais que la place des filles n’était pas à la forge.

            Il avait changé d’avis. Elle ne lui en avait pas laissé le choix. L’énergie et la passion qu’elle insufflait à son travail décuplaient son talent. Elle possédait un don, un don que même son père ne pouvait nier.

            – Je le crois toujours, avoua-t-il. Tout comme le pensent tous nos voisins. Pourtant, ce n’est pas pour ton talent de forgeronne que je t’ai mis un marteau entre les mains, ce jour-là.

            – Pourquoi, alors ? interrogea-t-elle. Quelle autre raison avais-tu de défier tes propres principes ?

            Son père tira le col de sa tunique. Jehane n’avait pas l’habitude de le voir sans son tablier de cuir. En le détaillant davantage, elle nota qu’il avait peigné ses cheveux et revêtu son habit le plus propre. Il voulait se montrer sous son meilleur jour à l’occasion de sa soirée de fiançailles. Si seulement Jehane avait été capable d’en faire autant.

            – Il y a une colère en toi, reprit-il après un long silence, comme si les mots avaient du mal à sortir de sa bouche. Je ne prétends pas la comprendre, mais parfois, elle m’effraie. J’ai pensé que si je te donnais du métal à frapper, peut-être que tu oublierais…

            Il n’acheva pas sa phrase. Ses épaules s’affaissèrent sous le poids du fardeau qu’il portait depuis si longtemps. Le cœur de Jehane se serra. Elle allait finir par user cet homme. Même s’il prétendait ne pas comprendre sa rage, lui seul avait été capable de trouver comment la canaliser.

            – Pourquoi cacher mon travail, alors ? demanda-t-elle. Peut-être que si les villageois me savaient capables de telles prouesses, ils me regarderaient autrement. Peut-être qu’ils auraient moins peur de moi s’ils savaient que je ne bats que le fer.

            – Je ne peux pas, Jehane.

            La voix de son père tremblait. Jamais elle ne l’avait senti si vulnérable.

            – Personne au village ne voudra d’une femme forgeronne, ajouta-t-il.

            – Tu veux dire que personne ne voudra d’un métal souillé par ça ?

            Elle dressa ses mains devant elles, paumes écartées. Son père détourna les yeux. Pour la première fois, il ne parvenait pas à les regarder. Jehane s’en sentit blessée jusque dans sa chair. Il lui fallut un courage immense pour poser la question qui lui brûlait la langue, tant elle en redoutait la réponse :

            – Est-ce que toi aussi, tu as peur que je souille le métal ?

            Le forgeron se mura dans le silence. Jehane attendit plusieurs minutes, sans obtenir une parole de plus. À bout de patience, elle aplatit sa main gauche sur la bougie, dont la flamme s’éteignit avec une éclaboussure de cire.

            La boule dans sa gorge grossissait, sans qu’elle sache si c’était dû au chagrin ou à la morsure de la flamme. Elle ne pouvait pas rester ici une minute de plus, face à cet homme qui avait tout sacrifié pour elle et pour qui elle n’était qu’une source de déception.

            Elle grimpa les barreaux de l’échelle aussi vite qu’elle le put et se précipita dans sa chambre. Elle s’effondra sur sa paillasse, un avant-bras lui barrant le visage dans l’espoir de retenir ses larmes. Elle avait assez pleuré pour toute une vie, songeait-elle.

            Non, il lui faudrait d’autres larmes. L’avenir qui lui était promis ne manquerait pas d’en faire couler. Elle laissa son avant-bras glisser le long de son corps et tourna le regard vers sa fenêtre, à travers laquelle elle distinguait le ciel étoilé.

            – Si vous êtes des fées comme le prétendent les histoires, s’il-vous-plaît, emmenez-moi loin d’ici, pria-t-elle.

            Mais les étoiles demeurèrent silencieuses.

 

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