Chapitre trois - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

Conjointe à la lumière d’été, la chaleur du fourneau lui brûlait la peau. Des gouttes de sueur se formaient à la racine de ses cheveux, puis venaient glisser sur son front avant d’atterrir dans ses cils. Ils ne parvenaient pas à les retenir longtemps et Jehane avait beau les essuyer, ses yeux la piquaient au point qu’elle avait du mal à discerner son ouvrage.

Entre deux coups de marteau, elle parvenait à entendre quelques mots du discours de son père.

– Regarde la manière dont elle incline son outil pour arrondir la charnière. Ainsi, la porte tiendra solidement, même durant les tempêtes.

– C’est du beau travail, siffla Amaury avec admiration.

– Le meilleur, confirma le forgeron.

Jehane aurait pu réparer la charnière les yeux fermés – ne travaillait-elle pas déjà pratiquement sans rien voir ? Amaury, lui, ne savait pas encore comment redresser une simple plaque de métal. Pourtant, lorsque le client vint récupérer sa marchandise, ce ne fut pas au jeune homme qu’on demanda d’aller se réfugier à l’intérieur de la maison.

Jehane veilla à laisser la porte entrouverte pour ne pas perdre une miette de l’échange. Son père exhibait la charnière à l’éleveur, la tournait pour en détailler chaque angle. L’homme posa une main sur l’épaule d’Amaury et le félicita. Jehane s’éloigna de l’entrebâillement de la porte pour s’adosser au mur, contre lequel elle laissa son corps glisser jusqu’à ce que ses genoux se plient et qu’elle se retrouve assise.

Amaury ouvrit la porte l’instant d’après, un sourire aux lèvres.

– Qu’est-ce que tu fiches par terre ? demanda-t-il en baissant la tête.

– Tout s’est bien passé ? rétorqua-t-elle au lieu de répondre.

– Il était si content qu’il m’a promis un jarret de mouton. Ainsi qu’une peau de bête, lorsque les jours froids reviendront.

Jehane tenta de lui rendre son sourire mais ne parvint qu’à esquisser une grimace.

– Ma mère fera cuire la viande et je l’apporterai pour que nous la mangions ensemble. Tu la mérites autant que moi, après tout.

– Autant que toi, répéta-t-elle, amère.

Amaury s’assit à ses côtés, dos au mur. Ses doigts s’attardèrent du côté de son genou, mais Jehane étendit brusquement sa jambe pour éviter la caresse.

– Que t’arrive-t-il ? interrogea Amaury.

– Il m’arrive que je ne mérite pas ce jarret autant que toi. Je le mérite entièrement ! Ne suis-je pas la seule à avoir réaliser cette œuvre ? N’est-ce pas mon travail qui était à la hauteur des attentes du client ?

Amaury soupira.

– Vas-tu te fâcher ainsi à chaque fois ? Je croyais que cet accord nous satisfaisait tous.

– Tu parles de l’accord qui te permet de t’attribuer mon labeur ?

Amaury était officiellement devenu l’apprenti de son père. Les villageois admiraient sa dextérité, son don naturel pour forger le métal, sans savoir que c’était Jehane qui maniait le marteau en secret.

– Je suppose que je devrais m’estimer heureuse qu’on me laisse utiliser l’enclume, marmonna-t-elle.

Amaury se tut, mais elle voyait bien à la façon qu’il avait de se tortiller qu’il brûlait de dire quelque chose. Leur amitié remontait à l’enfance. Elle le connaissait par cœur.

– Parle, ordonna-t-elle. Sinon, les mots vont te ronger la langue.

– Tu sais que j’ai inventé toute cette histoire de bêtes mangeuses de langue, n’est-ce pas ? Je voulais juste que tu me révèles tous tes secrets.

– Tout comme tu fabriquais de toutes pièces tes histoires de fantômes pour m’effrayer. Je ne suis pas idiote, Amaury.

Ils échangèrent un regard complice. Même s’ils se disputaient parfois, ils chérissaient ces souvenirs.

– Parle, répéta-t-elle. Dis-moi ce que j’ai besoin d’entendre.

Amaury prit une profonde inspiration. Il redoutait sa réaction, pourtant elle était parvenue à contenir sa rage depuis le soir de leurs fiançailles. Même Tancrède n’avait pas réussi à la faire sortir de ses gonds.

– Peut-être devrais-tu t’estimer heureuse, lâcha enfin Amaury. Il existe peu d’hommes comme ton père, comme moi, qui t’auraient laissé utiliser la forge. Je sais que toute cette situation te paraît injuste, mais crois-moi, elle pourrait être pire.

Il avait raison, bien sûr. Il était temps pour Jehane d’accepter son sort, de se résigner à la vie que lui réservait sa naissance et de mettre de côté ses rêves d’enfant. Elle ne traverserait jamais les bois en bordure du village. Elle ne découvrirait jamais les merveilles du monde. Elle mènerait une existence de labeur, dans laquelle elle pourrait peut-être trouver un semblant de contentement, à défaut de joie.

– La nuit ne va pas tarder à tomber.

Son annonce laissa Amaury pantois. Il s’attendait sans doute à une répartie plus piquante. Jehane apprenait enfin à baisser les bras.

– Tu devrais rentrer chez toi, l’exhorta-t-elle. Peux-tu dire à mon père que le souper sera prêt bientôt ?

Tant que leur mariage ne serait pas officialisé, Amaury continuerait de vivre avec sa famille et Jehane avec la sienne. Elle assurait la plupart des tâches domestiques depuis qu’elle était en âge de faire bouillir une marmite de soupe – seule avec son père, elle n’avait pas eu le choix. La vie avec Amaury ne constituerait pas une grande différence. Elle se chargerait de préparer les repas et d’entretenir le logis. Elle le ferait simplement pour un autre homme.

Les pieds de la chaise manquèrent de plier lorsque le forgeron se laissa tomber lourdement dessus. Jehane s’empressa de glisser une écuelle devant lui. Avec les années, la patience de son père s’étiolait. Il se permettait d’employer un ton avec les clients qu’il n’aurait jamais osé utiliser, quelques années auparavant. Il plongea sa cuillère dans le bol de ragout sans un mot et se mit à mastiquer. Jehane sourit en voyant sa barbe s’imbiber de sauce et tendit un torchon dans sa direction.

– Tu as bien travaillé aujourd’hui, déclara-t-il après s’être essuyé.

– Merci.

Elle ravala sa rancœur. Son père s’exaspérait lorsque Jehane osait espérer davantage que ces louanges chantées en secret. Elle s’assit face à lui et touilla pensivement le contenu de son bol. Les derniers morceaux de viande fraîche qu’ils possédaient baignaient dans un jus qu’elle aurait voulu plus gras. Même les lièvres maigrissaient à vue d’œil, il ne restait plus grand-chose à manger sur leurs os. Le peu de chair qu’ils parvenaient à mettre de côté pour la faire sécher, ils la conservaient dans des paniers au premier étage, pour les jours de froid.

– Jehane, je voulais te dire…

Elle redressa la tête, surprise d’entendre son père hésiter. En homme de peu de mots, il semblait toujours trouver ceux qui sonnaient juste. Jamais il ne perdait de temps à formuler des phrases alambiquées. Il allait droit au but.

– Je voulais te dire que je suis fier de toi, lâcha-t-il enfin.

À la lumière de la bougie, ses yeux brillaient. La chaleur qui prit possession du ventre de Jehane, à cet instant, n’avait rien à voir avec celle provoquée par la rage. C’était une chaleur douce, enveloppante, dans laquelle elle avait envie de se perdre.

– Tu m’as tout appris, dit-elle. Si je manie si bien le marteau, c’est grâce à toi.

– Je ne parle pas de ton travail. Je sais que la colère t’habite toujours. Je vois tes efforts pour la contenir.

Elle lui était reconnaissante de s’en rendre compte, même s’il ignorait tout des efforts que lui demandait un tel contrôle.

– Seuls les enfants se laissent déborder par leurs émotions, Jehane. Te voir te comporter comme tu l’as fait ces dernières semaine m’emplie de joie. Tu es enfin devenue une adulte, une femme.

La direction que prenait ce discours déplaisait à Jehane. Elle avait l’impression que son père lui adressait ses adieux.

– Es-tu malade ? demanda-t-elle avec inquiétude.

– Comment ? Non, je ne suis pas souffrant.

            Elle se souvenait à peine de la maladie qui avait emporté sa mère. À en croire son père, elle avait souffert des jours durant et s’était affaiblie progressivement. Elle ne voyait aucun signe de ces symptômes chez le forgeron – seulement une terrible lassitude.

            – À quoi rime ces propos, alors ? insista-t-elle.

            – Je m’apprête à donner ma fille unique à un homme, n’ai-je pas le droit de me montrer un peu sentimental ?

            Jehane pouffa.

            – Je ne partirai pas loin. Dans le meilleur des cas, je logerai à quelques ruelles. Dans le pire, Amaury et moi demeurerons ici, sous ton toit. Je doute que ses parents nous acceptent chez eux puisque…

            Elle suspendit sa phrase. La conversation avait si bien commencé, elle ne voulait pas tout gâcher.

            – Puisqu’ils ont déjà tous leurs fils à loger alors qu’il n’y a que toi et moi ici, conclut-elle.

            La lueur dans les yeux de son père ne laissait pas de place au doute. Il savait ce qu’elle avait voulu dire. Parfois, mieux valait dissimuler la vérité au plus profond de soi-même. Que lui aurait apporté l’évocation de ses mains rouges, de toute manière ? Encore un peu plus de haine et de frustration, voilà tout.

            – Ta mère aussi serait fière de toi.

            Jehane ne s’attendait pas à une telle remarque. Ils n’évoquaient pratiquement jamais sa mère, ni bébé Hermance. De toutes les vérités profondément enfouies, celle-ci l’était le plus profondément.

            – Vraiment ? demande Jehane, la voix tremblante.

            – Tu as hérité de sa force de caractère, mais aussi de sa sagesse. Longtemps, j’ai pensé que tu deviendrais aussi entêtée que moi. Mais tu as appris, comme elle, à rester à ta place. Elle y a trouvé le bonheur, même s’il fut de courte durée. Je ne doute pas qu’il t’attende, toi aussi.

            Pour ravaler les doutes qui montaient le long de sa gorge, Jehane enfourna une cuillérée de ragout dans sa bouche. Son père voulait croire qu’elle serait heureuse, elle, la dernière personne qui lui restait en ce monde. D’autres parents auraient pu reporter leurs espoirs sur un autre de leurs enfants, mais Hermance n’était plus. Aussi Jehane ne comptait-elle pas le décevoir, quitte à lui mentir. Elle prétendrait que son mariage et sa future vie de famille la ravissait, tant que cela donnerait le sourire à son père.

            Il ronflait déjà lorsqu’elle acheva la vaisselle. Les muscles de ses bras la faisaient tant souffrir qu’elle frottait avec lenteur. Il lui fallait encore grimper les barreaux de l’échelle pour monter se coucher. La fatigue alourdissait ses gestes. Pourtant, elle ne s’effondra pas sur son lit comme elle en avait tant envie. À la place, elle s’accouda au rebord de sa fenêtre pour admirer les étoiles. Elle retint un soupir de déception. Les nuages les cachaient tout à fait.

            Non, pas les nuages. La forme qui masquait le ciel avait des contours trop réguliers pour être un nuage. Elle se dressait, plus noire que la nuit, menaçant de tout engloutir. Jehane frissonna. Le château de l’enchanteresse et sa terrible occupante semblaient veiller sur elle comme un geôlier sur sa prisonnière.

            – Tu n’auras ni mon corps, ni mon âme, sorcière ! cracha Jehane.

            Le croassement d’un corbeau lui répondit. Le bruissement de ses ailes rendait le silence encore plus assourdissant. Il passa si près d’elle qu’elle put sentir les plumes frôler son visage. Elle recula. L’oiseau s’était posé sur le rebord de sa fenêtre, là où se trouvaient ses coudes quelques instants plus tôt. Ses yeux, comme deux billes d’or, la fixaient. Il y avait quelque chose d’anormalement humain dans ce regard. Quelque chose qui transperça Jehane. Elle tenta de forcer la créature à s’envoler d’un geste du bras. Au lieu de quoi, il déploya ses ailes. L’extrémité des plumes n’en étaient pas noire, mais dorée. Peu à peu, la couleur envahit tout le plumage du corbeau. Jehane hurla.

L’oiseau brûlait.

            Elle se redressa dans son lit, en sueur. Le cauchemar avait tant l’apparence de la réalité que, lorsqu’elle dirigea ses yeux vers la fenêtre, il lui sembla que le ciel avait pris la teinte des flammes qui consumaient le corbeau. Elle pouvait même sentir la chaleur du feu sur son visage. Elle se frotta les yeux, pour s’assurer qu’elle avait bien quitté le sommeil.

            – Que se passe-t-il ? marmonna-t-elle en se dirigeant vers la fenêtre.

            Son rêve ne lui jouait pas un tour. Le ciel avait réellement la couleur du feu. L’odeur du bois carbonisé la prit à la gorge. Elle tenta de prendre une inspiration, mais au lieu d’air, ce fut une fumée noire et épaisse qui se précipita à l’intérieur de ses narines. La tête lui tourna et elle dut se retenir au rebord de la fenêtre pour ne pas tomber. Ses yeux se plissèrent, perçant avec difficulté le nuage charbonneux qui se dressait devant elle.

            Soudain, elle comprit.

            – La maison des Chauvin… Elle est en train de brûler !

            L’incendie se propageait à plusieurs chaumières. Dans les ruelles, les villageois hurlaient des ordres, commandant à un tel d’aller chercher un seau, à un autre d’étouffer les flammes à l’aide d’un drap. Les cris de détresse résonnaient plus fort encore. Le sang de Jehane se figea lorsqu’elle perçut celui d’une femme. Sa voix ressemblait à celle d’un porc qu’on égorge.

            Jehane ne réfléchit pas. Elle se précipita vers la porte de sa chambre. La femme devait être piégée à l’intérieur d’une des maisons en proie aux flammes. Elle allait brûler vive, Jehane en était certaine. Elle ne pouvait pas rester là, les bras ballants, tandis que des innocents mourraient.

            À peine eut-elle atteint la mezzanine qui séparait sa chambre du reste de la bicoque, qu’elle se figea sur place. Quelqu’un avait laissé la porte qui menait à la forge ouverte. Des voix montaient depuis le rez-de-chaussée. Des voix qu’elle ne connaissait pas.

            – Combien de temps te faudra-t-il pour achever cet ouvrage, forgeron ? demandait l’une, impérieuse.

            – Avec ces outils minables, il n’aura jamais fini avant la nuit, se moqua une autre.

            – Je n’ai jamais vu de village aussi pouilleux. Avec toutes les trouvailles des inventeurs à la capitale, on aurait pu croire que ces bouseux évolueraient, observa une troisième.

            – Silence ! réclama la première. Alors, forgeron, quelle est ta réponse ?

            Jehane s’accroupit à côté du panier qui servait de réserve à la viande séchée. Elle ignorait si ses jambes tremblaient de peur ou de colère. La présence des intrus lui donnait envie de se ruer à la forge, tête baissée. Seuls les mots de son père, qui hantaient encore son esprit, lui permirent de rester à sa place.

            – J’aurai fini avant le matin, messires.

            La voix de son père ne trahissait aucune appréhension. À l’entendre, on aurait pu croire qu’il s’adressait à n’importe quel client. La situation ne le décontenançait pas. N’avait-il pas narré à Jehane la façon dont il avait survécu à plusieurs attaques de Grévains, bien avant sa naissance ? Il n’avait pas besoin d’elle, il savait ce qu’il faisait.

            Elle se cacha derrière le panier lorsque la porte du rez-de-chaussée grinça.

            – Tu vis seul ici, forgeron ? demanda la voix de celui que Jehane identifiait comme le chef.

            – Oui, messire, répondit son père.

            Jehane comprit. Elle ne devait en aucun cas se faire voir. Bondir sur leurs assaillants ne ferait qu’empirer la situation, aussi commanda-t-elle à sa rage de se calmer. Peu importait à quel point son sang tambourinait contre ses tempes, elle ne céderait pas à ses appels.

            – Vous deux, allez vérifier que notre ami ne nous cache rien, ordonna le chef.

            Aussitôt, deux ombres se dessinèrent sur le mur face à Jehane. Les hommes qui venaient de pénétrer dans la maison portaient des armures gigantesques, à en juger leurs silhouettes. Jehane avait été bien sotte de vouloir se battre contre eux. Que pouvaient ses poings face à ces corps de métal ?

            Les hommes en armure eurent vite fait le tour de la pièce du bas. Quand ils parvinrent au pied de la mezzanine, leurs pas s’arrêtèrent.

            – Savari ! appela l’un. Il n’y a rien ici à part de la vaisselle ébréchée. En revanche, il y a un étage, mais on ne peut pas grimper avec nos cuirasses.

            – Que se trouve-t-il là-haut ? interrogea le dénommé Savari.

            – Ma piaule, baragouina le forgeron. Un peu de linge et un balai. C’est tout.

            Son mensonge se révéla assez convainquant pour dissuader les deux chevaliers déchus d’ôter leurs armures. À la place, ils retournèrent auprès de leur chef.

            – Ce village put la mouscaille. Si tu veux mon avis, on n’y trouvera rien de valeur, on ferait mieux de finir de toute brûler. Au château, en revanche…

            Il y eut un fracas de métal. Jehane risqua un œil hors de sa cachette. Elle distingua un bras hérissé de pics de fer, brandit en direction d’un des Grévains. Le gantelet s’enserrait autour du cou de l’homme, qui émettait des bruits d’étranglement.

            – Combien de fois vais-je devoir te le répéter ? lança Savari avec froideur. Si tu veux que le noble là-haut envoie ses soldats et leur poudre à tes trousses, vas. Pille à ton saoul. Mais tant que c’est moi qui commande, personne ne mettra les pieds dans ce château !

            Il relâcha sa poigne et le Grévain tomba à terre en toussant. Jehane n’avait jamais eu peur de personne, ni de Flubert, ni des frères d’Amaury, ni même de son père, les fois où il se fâchait et la rossait. Pour la première fois, quelqu’un lui inspirait de la terreur. Ce Savari était la cruauté faite homme. Elle pria les étoiles qu’il s’en aille au plus vite, qu’il quitte leur maison et leur village.

            Bien sûr, il n’en fit rien. Il envoya ses hommes fouiller les chaumières que les flammes n’avaient pas encore atteintes, pendant qu’il restait pour surveiller le travail du forgeron. Le marteau ne cessait de s’abattre sur l’enclume, ponctuant les battements du cœur de Jehane. Plus le temps s’écoulait, plus il lui était pénible d’obéir à l’ordre implicite de son père.

            « Reste à ta place, s’exhortait-elle. Ne quitte pas ta cachette. Ne cède pas à la colère. »

            La lumière des incendies laissa peu à peu place à celle de l’aube. Les cris avaient cessé, dehors. L’attaque arrivait à son terme. En contre-bas, le forgeron abattit une dernière fois son marteau sur l’enclume.

            Les Grévains se rassemblaient autour du fourneau. Grâce au jour naissant, Jehane put mieux distinguer le terrible Savari. Il portait l’armure la plus imposante qu’elle ait jamais vue. Le métal noir décrivait des pointes qui hérissaient son dos et ses membres. Son casque, muni de cornes, ne permettait pas de voir son visage, mais Jehane était certaine qu’il n’avait pas des traits humains. Cet homme ressemblait forcément aux démons des contes.

            Il se mit à applaudir, l’air vibrant à chaque fois que ses gantelets s’entrechoquaient.

            – Félicitations, forgeron, déclara-t-il. Tu as réussi à terminer ton ouvrage avant l’aube. Maintenant, rends-moi ma lame et peut-être que j’épargnerai ta vie.

            « Peut-être » ? Jehane frémit. Son père avait fait tout ce qu’on avait demandé de lui ! Alors pourquoi entendait-elle une telle menace gronder dans la voix de Savari ?

            Sa vision se troubla. Dans son ventre, la chaleur devint insoutenable. Les Grévains allaient le tuer, sans raison. Ils allaient la priver de la seule personne qui acceptait de lui tenir les mains.

            Elle ne sentit même pas ses jambes se déplier. Elle ferma les paupières et, le temps qu’elle les rouvre, elle se trouvait sur le seuil de la forge, les regards des Grévains braqués sur elle. Au centre, son père tendait son épée à Savari, qui suspendit le geste qu’il esquissait pour la récupérer.

            Jehane se rua sur le chevalier le plus proche. Elle abattit son poing contre son épaulière et hurla. La douleur irradia ses phalanges lorsqu’elles rencontrèrent le métal. Au lieu de cesser, son assaut reprit de plus belle. Avant que les autres Grévains n’aient le temps de l’arrêter, elle avait fissuré la pommette et la lèvre de son adversaire.

            – Pas si seul que ce que tu prétendais, n’est-ce pas, forgeron ? demanda Savari avec amusement. Qui est cette jeune fille ? Ton épouse ? Ta fille ?

            – Laissez-la tranquille, s’écria son père.

            Il lâcha l’épée de Savari, qui tomba au sol avec fracas, et se précipita vers Jehane. Deux autres Grévains le retinrent avant qu’il ait pu faire trois pas.

            – Je vois.

            Savari s’approcha de Jehane et attrapa son menton entre ses doigts gantés. Il fit pivoter son visage dans un sens, puis dans l’autre. Ne supportant pas d’être manipulée ainsi, en toute impuissance, elle lui cracha à la figure. Sa salive atterrit sur le casque et dévala la pente de fer sous les regards sidérés des autres Grévains.

            – Tu as élevé une sauvageonne, reprit Savari. Regarde ce qu’elle a fait à mon homme !

            Il pointa un doigt en direction du visage tuméfié du Grévain qui avait eu le malheur de se trouver sur le chemin de Jehane.

            – Comment comptes-tu réparer les dégâts que ta fille a causé ? Je te proposerai bien de m’offrir sa main en guise de compensation, mais…

            À travers la fente de son heaume, Jehane vit les yeux de Savari glisser jusqu’à se poser sur ses mains rouges. Elle n’avait pas besoin de discerner son visage pour savoir qu’il exprimait le dégoût.

            – Moi qui te prenais pour un honnête homme, soupira Savari.

            Il se tourna à nouveau vers le forgeron et s’exclama :

            – Je sais ! J’ai trouvé le moyen de vous faire payer à tous les deux. À toi, forgeron, je vais prendre la vie. Et elle… Elle devra regarder.

            D’un claquement de doigt, Savari commanda à l’un de ses hommes de ramasser sa lame. Quand il l’eut entre les mains, il en admira les reflets.

            – Quel dommage. Du si beau travail, gâché par une petite sotte.

            Il dressa son arme au-dessus de sa tête…

 

            …et l’abattit sur le père de Jehane.

 

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