Chapitre troisième

Quelques semaines plus tard, par un chaud après-midi de juillet, Chloë observait un de ces stupides « Vilains-Chiens » du voisinage trottiner devant son gros bipède, le tirant en laisse. Elle paressait, à l’ombre d’un des larges poteaux du muret blanc de son jardin, posée toute en longueur afin d’aérer sa précieuse fourrure noire parcourue de taches caramel. Les amandes de jade de son regard brillaient furtivement, le blanc de sa membrane nictitante apparaissait même par moment, lorsque la rue était tout à fait calme. Tout en redressant sa tête, elle bailla ostensiblement, comme pour marquer son désintérêt total envers le spectacle qu’offraient ces deux êtres déambulant en plein soleil.

Si la route derrière la maison, pendant cette partie de la journée, ne semblait pas vouloir désemplir, la rue devant, en revanche, restait paisible la plupart du temps. Comme si le lotissement menait sa vie à un rythme qui lui était propre, en marge du reste du monde, juste à côté.

La mâchoire de la chatte se referma. Elle pointa sa tête et ses oreilles sur sa droite, les yeux à présent grands ouverts.

 Max arrivait pour remplir sa gamelle.

Elle avait reconnu le subtile grincement, caractéristique du petit engin qu’il chevauchait pour se déplacer en dehors de la maison.

Chloë s’étira, une patte après l’autre, couchant ses oreilles pour accompagner l’effort. Puis elle sauta dans l’herbe et se dirigea vers l’allée, la queue en l’air, pendant que Max ouvrait le petit portail et y faisait passer son vélo.

« Ça va ma puce ? t’as pas trop chaud de ce temps-là ? »

Chloë n’avait aucune idée de ce qu’il racontait, mais le son était familier, l’intonation rassurante. Elle miaula doucement en retour, des ronrons dans la voix : « Mrraouu… ». Elle aimait cette routine. Quelques frictions de sa fourrure allaient suivre, et, surtout, le plein de croquettes !

Elle devança son compagnon et se posta devant la porte d’entrée. Elle lui tournait le dos, assise et le museau levé vers la poignée, alors que la chatière était juste devant elle. Il était bien plus amusant d’attendre que le petit personnel ouvre la porte pour la laisser passer.

Une fois dans le couloir elle continua de lui rappeler son devoir de la sustenter, au cas où il oublierait…

« Oui ! Oui ! J’ai compris. J’arrive juste tu permets ? ».

Le bruit du sachet se fit entendre, suivi du son des croquettes dégringolant dans la gamelle métallique. Chloë continua les ronds de jambes et les miaulements jusqu’à la fin de l’opération et commença à avaler son repas avec un plaisir non dissimulé, les yeux à moitié clos.

« On dirait que t’as rien bouffé depuis une semaine… Tant mieux. Tu m’inquiétais un peu dernièrement… » Le bruit des pas de Max indiqua qu’il se dirigeait vers le salon, probablement vers le canapé.

La chatte avait effectivement retrouvé l’appétit. Il fallait dire, à sa décharge, que sa vie avait été bouleversée par la Présence que son compagnon semblait à présent traîner avec lui…

Celle-ci ne le quittait plus.

Elle la sentait toujours là, avec eux. Même si elle ne se manifestait que rarement. A chaque fois en pleine nuit, lorsque Max dormait profondément. Chloë ne comprenait pas comment elle ne l’avait pas sentie avant de la voir la première fois, car à présent, elle pouvait la percevoir même lorsque celle-ci voulait se faire discrète, à savoir presque tout le temps. Il était possible que leur première rencontre ait éveillé une partie endormie de ses instincts…

En tout cas cela expliquerait les visions que la chatte avait eues récemment. Car il s’agissait bien de visions, pas de rêves à proprement parler, elle savait faire la différence. Il s’agissait d’une révélation qu’elle attendait sans le savoir :

Les vies antérieures de la femelle lui étaient apparues très clairement, comme un souvenir qu’elle aurait occulté pendant des années et qui resurgit d’un seul coup : limpide, évident. La chatte avait compris que cette résurgence servait un but plus grand qu’elle…  

 Elle s’était rappelé que lors de certaines de ses nombreuses existences précédentes, la chatte avait combattu aux côtés de ces maladroites créatures qui se faisaient appeler elles-mêmes les humains… On la nommait alors autrement que Chloë, mais elle savait que la sonorité de son nom d’alors était très proche. Il fallait croire que, d’une manière ou d’une autre, Max l’avait su lorsqu’il l’avait nommé ainsi.

Dans une de ses visions, elle s’était vue, telle qu’elle était il y avait d’innombrables nuits de cela… On la traitait alors avec tout le respect qui était dû à son rang et sa robe possédait les trois mêmes couleurs qu’aujourd’hui (noire avec quelques taches beiges et blanches), mais tout était bien différent… Parfois, elle se prélassait dans un palais de rois, au cœur d’un pays chaud, et d’autres fois elle se battait dans de noirs caveaux, contre des choses similaires à la Présence… Son existence était, depuis tout temps, rythmée ainsi. Avec ces révélations, était venue la compréhension de faire partie d’un ordre des choses qui la dépassait. Cela lui avait coupé l’appétit quelques temps, mais elle avait peu à peu accepté et embrassé cet état de fait.

Tout cela lui était apparu peu de temps après le retour de Max à la maison, après une nouvelle rencontre avec la Présence… Cette nuit-là, Chloë l’avait senti se réveiller :

Max dormait depuis plusieurs heures déjà, et la chatte revenait d’un bref aller-retour au jardin. En pénétrant dans la chambre, ce ne fut pas un son, ni sa vision nocturne ou bien encore son odorat (l’odeur, forte et familière de son ami, embaumait l’air par sa présence) qui l’avait avertie. Mais quelque chose dans l’air. Elle l’avait ressentie dans son système nerveux, rampant sous sa fourrure et même sa peau. S’immisçant jusque derrière ses yeux. Comme un léger courant (d’air, d’eau, d’électricité ?) la traversant de part en part… Sans ressentir pour autant de froid ou de chaud.

La femelle avait alors compris qu’elle était sur le point de revoir la forme noire qui avait taché son esprit cette autre nuit…

D’une manière qu’elle ne comprenait pas et qu’elle ne chercha pas à comprendre (de la même façon qu’elle ne cherchait pas à comprendre ce qui la poussait à manger chaque jour pour assurer sa survie), son instinct lui dicta de ne pas prendre la fuite, cette fois.

Elle resta donc figée, à l’entrée de la chambre, dans une pénombre aussi claire que le jour pour son regard félin. Un épais rayon de lumière orangé, provenant du lampadaire à côté de la maison, se frayait un chemin à travers les stores partiellement fermés, et venait se poser sur la forme en-dessous des draps. Max comme à son habitude, était couché sur le côté, en position quasi-fœtale. Puis, tandis que sa respiration s’accélérait, il se mit sur le dos. Chloë était concentrée ; ses vibrisses déployées en avant pour ressentir le moindre changement de pression de l’air ; les pupilles dilatées au point que, si quelqu’un avait pu la voir à cet instant, ses yeux lui seraient apparus totalement noirs ; ses oreilles tendues vers l’avant ; et tous ses muscles prêts à se détendre comme un ressort sous pression industrielle.

Pourtant elle ne frémit pas lorsque la Présence se révéla, et que Max commença à gémir...

La forme noire était plus grande que la dernière fois qu’elle l’avait vue. Avant, elle était plus petite que Max, mais ce soir-là, elle emplissait tout l’espace au-dessus du lit, flottant tel un voile sombre. Les sens de Chloë lui intimaient de se retirer le plus furtivement possible, de reculer en gardant la chose en visuel, pour ensuite courir au-dehors, loin…

Ce fut alors qu’un impératif, bien plus ancien que son instinct plusieurs fois millénaire, lui avait murmuré que sa place était de rester ici.

Alors la chatte était restée, prête à affronter ce qui devait l’être. Au mépris du bon sens. Elle n’était habitée par aucun noble sentiment de sacrifice de soi ou d’abnégation, du moins pas au sens où des humains pourraient l’entendre… Son objectif n’était pas de protéger Max ou même de le sauver…

Mais, profondément ancrée en elle, il y avait cette simple certitude : elle devait être présente. Son but, à court ou long terme, ne la concernait pas. Il ne relevait pas de ses attributions en quelque sorte… Quelque chose, situé à l’opposé de la Présence Noire sur le spectre de l’existence, exigeait un équilibre. Et elle en était un des vecteurs. Elle l’avait toujours été.

Comme la première fois, la Présence ne semblait pas vouloir prendre une forme en particulier. En tout cas rien qui ne correspondit à ce que Chloë connaissait. Soudain, alors que Max commençait à exsuder une odeur salée (celle de l’eau qui coulait de ses yeux) et à produire les drôles de son qui allaient généralement avec, la chose prit une apparence tangible.

Une femelle. Une femelle de la même race que celle de son grand compagnon. La chatte le savait car, malgré qu’elle ne renvoyât pas la moindre parcelle de lumière, les longs poils sur sa tête et les protubérances de sa poitrine l’identifiait comme telle à ces yeux expérimentés. Elle était toujours en suspension au-dessus de lui, comme si l’espace qu’elle occupait était composé d’eau et non pas d’air.

Le poil hérissé malgré elle, ramassée sur ses pattes arrière, Chloë regarda Max tendre une main vers la forme. Elle redouta un instant que la femme privée de lumière ne l’attaqua brusquement. Mais elle semblait accueillir le contact de tout son être et recommença à changer.

Ses sombres membres se déployant dans une sorte d’extase hypnotique, sa crinière flottant à un rythme n’appartenant à aucun plan physique, La femelle faite de noir désirait recouvrir l’être qui gisait sous elle. Et au moment où celui-ci prit une inspiration plus profonde que les précédentes, la chose disparut dans son intégralité. Comme aspirée par le compagnon de Chloë. Elle était entrée en Max. Elle était repartie là où elle se cachait.

Après plusieurs minutes à observer et à guetter, comme figée sur le parquet, Chloë en arriva à la conclusion que la Présence s’était rendormie : Max avait repris sa position habituelle, et, surtout, l’échine si sensible du félin s’était détendue. Si elle ne pouvait compter sur ses sens que dans une très moindre mesure avec cette chose, son instinct, lui ne la trompait pas.

La Présence restait attachée à son compagnon, mais apparemment la chatte était en mesure de déterminer quand elle était active ou endormie. Elle commença à la redouter un peu moins.

Malgré tout, cette nuit-là, elle avait décidé qu’elle ne dormirait plus dans la chambre ; en espérant que les choses s’arrangeraient avant les nuits froides… Elle était partie s’installer en boule sur le canapé du salon, à bonne distance de la chambre.

Ses visions de vies passées avaient commencé juste après cet évènement, dont elle se souvenait encore comme si c’était arrivé hier…

Après avoir mangé une bonne partie des croquettes que Max venait de déposer dans sa gamelle, la petite Gardienne se rendit sous le porche de l’entrée, à l’ombre de l’abri dont les poutres se dilataient doucement dans la chaleur de l’après-midi.

Assise à son poste, elle frottait avec application son museau à l’aide de sa patte, lorsqu’un autre son familier se fit entendre : Marie arrivait.

 

 

                                                          

 

 

 

Marie gara sa voiture devant la petite maison, s’extirpa du siège conducteur et grimpa les marches menant à la petite maison. Chloë l’observait depuis le porche, et, tandis qu’elle levait la tête pour regarder la petite rouquine approcher, elle donna l’impression de vouloir se grandir sur ses pattes avant, ses yeux se fermant pendant que son menton pointait vers le haut, une de ses babines se retroussant brièvement dans l’effort : une sorte d’étirement partiel, mouvement typique à la Chloë…

« Ça va ma belle ? Tu glandouilles ? » La chatte lui répondit avec un petit miaulement qui pouvait tout à fait vouloir dire : « qu’est-ce que ça peut te foutre ? » et prêta sa tête pour une caresse de bonjour, qu’elle obtint. La porte d’entrée était grande ouverte en raison du temps chaud. La chanteuse frappa sur le montant afin de s’annoncer : « T’es dans le coin ? T’as intérêt à être habillé ! Pas question que je revive le traumatisme de tes couilles qui ballotent devant ma rétine ! 

_ Je pensais plutôt t’imposer mon cul cette fois ! » La voix, fatiguée mais amusée, provenait de la cuisine. La chanteuse alla directement vers la cafetière, claquant une bise à son ami assis à table au passage. Elle mit en route un café (Max n’en buvait presque jamais, la cafetière lui servait essentiellement à elle) et resta debout, appuyée contre le petit plan de travail.

« Ça a pas l’air d’être la grande forme, encore aujourd’hui… » C’était un constat, pas une question. Max leva un regard fatigué vers elle, son verre de jus d’orange à la main.

« Non ma grande, c’est pas la grosse patate en ce moment… » Il la regarda de haut en bas, un petit sourire sous ses yeux cernés :

« En revanche, toi… On dirait une pub pour anti-dépresseurs… Qui ciblerait spécialement les gothiques. Un marché prometteur tu en conviendras… »

Marie soupira et souleva son bassin pour le poser sur le comptoir. « Ouais, en ce moment je me sentirais presque heureuse d’être en vie. Je vais perdre mon job si je continue comme ça ! »

_ C’est moi ou t’as pris des… couleurs ? » Max avait prononcé le dernier mot comme s’il s’agissait d’une sorte d’hérésie, ses yeux légèrement écarquillés s’attardant sur les jambes sortant du mini-short noir.

_ Arrête de me mater comme ça, ça me fout les boules… » Elle était effectivement un peu mal à l’aise. « Ouais, bah avec Franck je me retrouve plus souvent dehors que d’habitude… c’est mal ? » dit-elle.

_ Non-non… C’est juste que je suis pas habitué c’est tout. » Il avait l’air effectivement un peu perplexe, mais essayait de sourire.

_ Alors ça donne quoi les médocs que t’as prescrit ton psy ? 

            _ Je suis crevé. Et je vois toujours des trucs bizarres. Réveillé ou pas d’ailleurs… ça s’en va, puis ça revient. » dit-il, les yeux se perdant soudain dans le vague tandis qu’il sirotait son jus. Il sembla errer dans ses pensées encore un moment. La jeune femme l’observa sans rien dire, inquiète. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut comme si sa voix avait pris un coup de vieux :

« Putain de merde. Ces trucs Marie… ça va me rendre fou. » C’était la voix, tremblante, de quelqu’un qui s’efforce de ne pas craquer. L’amorce de sourire avait disparu. Ses yeux commençaient même à s’embuer. La chanteuse ressentit un début d’angoisse lui nouer les tripes.

            Elle descendit du plan de travail, se mit à hauteur de son interlocuteur et le couva de son regard vert :

            « Hé. Ça va, ça va. Je suis là… » Elle avait posé ses mains sur ses épaules en un geste de réconfort maladroit, cherchant un regard qui se défilait au loin. Apparemment, elle n’aurait pas dû faire ça, parce que la seconde d’après, Max laissa échapper un sanglot bruyant, qui sortait du fond de son corps en une unique et pitoyable convulsion. Un son déchirant. Il se cacha le visage dans les mains.

            « Pardon. S’cuse-moi. Je… J’sais pas ce que je vais faire…J’ai l’impression de faire tout bien comme il faut mais… Je vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça tu sais... »

Son niveau de langage semblait régresser (« tout bien comme il faut » : sérieusement ?) vers celui d’un enfant de huit ans. Le cœur de Marie se serra. Prise de cours, elle sentit ses propres yeux s’emplir de larmes d’un coup. Sans même y penser, elle agrippa son ami et mit sa tête contre sa poitrine, en un geste maternel universel. Elle le sentit se tendre contre elle, refuser l’étreinte, mais la lutte pour conserver sa dignité fut de courte durée. Il explosa en sanglots, toutes ses barrières balayées d’un coup par la compassion de la jeune femme. Ses mains cherchaient à s’accrocher à elle, avec la même force que celle d’un bambin qui se noie :

« Marie, j’ai peur ! »

Le visage enfoui dans sa poitrine (« bordel, mon débardeur va être dégueulasse maintenant » pensa-t-elle fugitivement) convulsa quelques minutes... Une larme tomba du visage de Marie, pour s’écraser dans la courte chevelure de Max.

            Au bout d’un moment, il fut capable de prendre une grande inspiration et se détacha doucement d’elle, comme à regret.

            « Pardon. T’as pas à subir ces conneries. Je sais que j’en ai pas l’air comme ça, mais je suis très content que toi tu ailles bien, tu le sais hein ? »

            Elle le regarda intensément, ne cherchant pas à essuyer son visage ou à cacher ses yeux, contrairement à lui…

« Tu vas replonger ou te flinguer si tu continues comme ça… Ce qui, dans ton cas, reviens à peu près au même si tu veux mon avis… Retournes à la clinique, ils pourront vraiment t’aider là-bas. » Sa voix était douce mais ferme.

Le petit garçon enfermé dans un corps d’homme finit par se lever et trouva un bout de papier essuie-tout pour se moucher… Puis il parvint enfin à lui rendre son regard :

            « Pas encore. Je peux encaisser encore un peu… et on ne sait jamais, le pire est peut-être passé… »

Max détourna à nouveau le regard, puis finit par dire ce qu’il avait vraiment sur le cœur :

« Et puis si j’ai une date d’entrée, j’ai peur de retourner m’acheter du whisky direct. Genre : « j’ai un filet de sécurité, c’est bon ! Allons nous bourrer la gueule pendant qu’il est temps ! » Ouais, je sais… c’est n’importe quoi, hein ? »

            _ Oublie pas à qui tu parles. T’es pas le seul ivrogne de la pièce. Le n’importe quoi, c’est moi qui l’ai inventé… » dit-elle avec un sourire qu’elle espéra voir se refléter sur le visage de Max… sans succès.

            « Bon écoute, ça ne servira peut-être à rien, et tu vas me détester pour en avoir parlé mais voilà… Il faut qu’on tente quelque chose, n’importe quoi qui te soulagerait. Tu ne peux pas continuer comme ça. » La voix de Marie était devenue moins assurée malgré elle... Elle vit qu’il attendait la suite, l’air circonspect. Marie prit une grande respiration et se lança :

            « Voilà, Franck a étudié des médecines, disons… alternatives. Un truc japonais je crois… Et l’autre jour, il m’a raconté des trucs qui m’ont fait penser à tes symptômes… » Une longue pause s’ensuivit, puis : 

« Et je lui ai parlé de toi, Ok ?!.. Non, mais attends avant de gueuler ! » La jeune femme reprit brièvement son souffle et enchaîna, le débit rapide, pour en finir avec ce qu’elle avait à dire :

« C’est sorti comme ça, dans la conversation, Je lui ai même pas dit que c’était toi… Et franchement, je ne sais pas comment il a deviné, mais il m’a tout de suite répondu : « c’est ton ex c’est ça ? Enfin ton ami ? » évidemment, il a vu à ma tête qu’il avait fait mouche. Et c’est là qu’il m’a dit qu’il serait « heureux de t’apporter son aide, dans la mesure de ses moyens », je cite. Voilà. »

Elle avait tout lâché d’une traite, s’attendant à ce que Max pète un câble ensuite. Il n’en fit rien. Ce qui acheva de convaincre la chanteuse, si elle en avait encore besoin, que ce dernier n’allait vraiment pas bien. Au contraire, il sembla réfléchir à la proposition. Il finit tout de même par grogner pour la forme :

« Putain Marie ! Je le connais pas ce gars-là, moi ! » dit-il, secouant sa tête et haussant simultanément les épaules, paumes de mains tournées vers le haut… Un truc du genre : « C’est pas moi m’sieur l’arbitre ! » elle avait déjà vu ce geste quand il était acculé par quelqu’un dont il ne pouvait réfuter les arguments.

            « Je sais. Mais moi si. Et je lui fais confiance. Mais surtout… Attends ! Mais surtout les « médecines alternatives » (elle ouvrit de grands crochets dans les airs) ça ne peut pas faire de mal, non ?! Au pire il se passe rien et puis c’est tout. »

            « Ouais bah super… » Les yeux encore rouges, il croisait les bras, comme un gamin qui boude… Marie s’en foutait. Elle préférait ça aux sanglots incontrôlables.

« Et il va me faire quoi au juste ? M’enfoncer des aiguilles partout et me défoncer à l’encens ? »

            _ L’acuponcture c’est chinois, imbécile... T’es limite raciste, là… Et je ne sais pas du tout comment il procède… Il m’a juste raconté des trucs auxquelles il a assisté quand il était plus jeune… Et Franck, c’est pas un mytho, tu sais ?»

            _ Non. Justement. J’en sais rien, moi. » Mais il avait l’air de s’être déjà résigné. Marie se demanda si Max ne lui faisait pas une petite crise de jalousie. Elle retint de justesse le sourire qui menaçait de percer. Ce n’était pas le moment. Si elle montrait un seul signe de faiblesse, cela pourrait faire changer d’avis le drôle d’animal en face d’elle.

            « Le plus logique ce serait que tu le rencontres. Tu décideras à ce moment-là de ce qui semble le mieux à faire, non ? »

            « _ Ouais… Je suppose que t’as raison. Comme toujours… » dit-il, les commissures de ses lèvres se redressant vers une amorce de sourire qui délesta Marie d’un poids. Elle se redressa, et grimaça lorsque ses genoux craquèrent dans le mouvement.  

            « Voilà ! ça va bien se passer, ne t’en fais pas. Je lui en parle ce soir. »

Marie était soulagée. Et confiante également. Elle était prête à parier que Franck pourrait l’aider, d’une façon ou d’une autre... Et même si ce soir elle avait d’autres projets avec le grand brun, elle prendrait bien sûr le temps de lui toucher deux mots à propos de son ami.

 

 

                                                

 

 

 

Quelques jours plus tard, Max courait sur les sentiers du bois qu’il affectionnait, à quelques kilomètres de chez lui. La verdure alentour commençait tout juste à sécher de l’humidité de la nuit. Le soleil n’était encore une boule timide jouant à cache-cache au travers les maigres arbres.

Malgré la régularité de son activité physique, aujourd’hui, le vieux garçon qu’il commençait à devenir devait lutter pour trouver son second souffle… La batterie se mêlant aux guitares agressives dans ses oreilles ne lui parvenaient pas à lui donner le rythme comme elle l’avait souvent fait. Il entama un dénivelé quelque peu ardu. Il essaya de prendre une grande inspiration, mais sentit que ses poumons ne lui permettaient pas de stocker autant d’air qu’ils le lui permettaient habituellement. La pointe dans son flanc droit (il avait la sensation que c’était au niveau du foie) se retourna dans sa plaie imaginaire. Il soufflait à présent avec la bouche pincée, ce qui indiquait qu’il commençait à taper dans ses ressources, mais il ne comptait pas s’arrêter pour marcher. Il courrait tout du long. Reprendre le cardio, après de longues périodes d’inactivité, avait souvent été bien pire que ça.  

Il savait bien que les quelques clopes qu’il s’envoyait dans la journée n’arrangeaient rien, mais, si ce matin il lui était aussi compliqué de déplacer sa carcasse, c’était surtout à cause de la fatigue qui s’accumulait depuis plusieurs semaines maintenant. Il dormait beaucoup (probablement trop en fait), pourtant il fallait croire que ce n’était pas d’un sommeil réparateur. Il se réveillait souvent dans le milieu de la nuit, la plupart du temps sans se souvenir de ses rêves, qui étaient vraisemblablement des cauchemars… En effet, il n’était pas rare que les draps fussent trempés de sueur, commençant à le glacer dès qu’il émergeait.

 Et surtout, les journées au travail étaient interminables : le sentiment de décalage qu’il avait ressenti à la reprise, au magasin, allait et venait… et c’était bien entendu sans compter la peur d’être victime d’hallucinations, comme avec le petit garçon blond… Et cela c’était produit à quelques reprises depuis, même si ç’avait été moins « spectaculaire » que cette première fois. La plupart du temps, il lui suffisait de cligner des yeux un bon coup, et ces espèces de « trous » creusés dans la trame du réel disparaissaient… Pour se rassurer, il avait essayé, dans un premier temps, de mettre ça sur le compte de la fatigue, mais après son craquage lamentable et inattendu dans les bras de Marie, il avait dû affronter la dure réalité : il était en train de perdre pied… Doucement mais sûrement. Et il doutait que l’actuel super boy-friend de son amie y pût quoique ce fut. Cependant il estimait préférable d’aller voir ce gars-là, plutôt que de décrire ses symptômes à son psy… Car il connaissait d’avance le résultat : il se retrouverait à nouveau en institution (peut-être une moins agréable que la clinique des Ormes, cette fois-ci) et on le bourrerait d’antipsychotiques. C’était couru d’avance. Il se résoudrait à une telle solution uniquement en dernier recours… Et puis, peut-être que les choses allaient finir par s’arranger toutes seules ? Ou bien la méthode du mec de Marie allait-elle lui faire une espèce d’effet placebo ? Avec le cerveau on ne pouvait jamais prédire comment ça allait tourner, pas vrai ?

Il essayait ainsi de rester optimiste mais les journées se déroulaient au rythme de ses errances mentales, plus ou moins en état de souffrance constante…

Et, comme pour cristalliser toute cette confusion, il y avait son chef : le mec responsable du plateau chaussures sur lequel il travaillait prenait son boulot de larbin de Nike et consorts avec beaucoup trop de sérieux à son goût.

Ce type (dont le nom était Fred) paraissait n’avoir aucun recul sur ce qu’ils accomplissaient au quotidien : à savoir engraisser des compagnies multinationales exploitant tous ceux qui pouvaient l’être, avec un appétit aveugle et sans limite. Ce qui leur permettait à eux, petits vendeurs, de toucher un salaire, certes, mais aussi de faire fonctionner une machine à fric merveilleusement bien huilée, et à jamais insatisfaite. Fut un temps, Max avait eu la naïveté de croire que, dans le domaine de la vente, le facteur humain était primordial et épanouissant. Son chef de secteur lui démontrait l’inverse chaque jour, proposant à des familles déjà pauvres de s’appauvrir encore plus, en plusieurs fois s’ils le désiraient, tout ça pour des pompes hors de prix... Dans l’enceinte du magasin, tout était biaisé, déformé, forcé. Les enfants, victimes privilégiées, venaient accompagnés de leurs parents dès leur plus jeune âge, et tous ne juraient déjà que par les grosses marques, pensant y voir le moyen d’affirmer une identité, mais sans pour autant détoner dans la cour de leur lycée, collège, ou école…

Bien entendu, la génération de Max connaissait déjà ce genre de pression : lui-même se souvenait ne pas y avoir échappé, et il n’avait alors pas le recul nécessaire pour comprendre les enjeux économiques. Tout comme les enfants et la plupart des gens qui venaient au magasin d’ailleurs…

Or, ce formidable mirage acide qu’il contribuait à entretenir, créé de toutes pièces par les grandes compagnies menait, au bout du compte, à l’uniformisation (et si possible le monopole) de la consommation de masse. En résultait un paradoxe merveilleusement ironique : l’uniformisation de la singularité. Ce qui avait été rendu possible, en grande partie, par le cynisme, au-delà de toute éthique, des départements marketings. Ces types-là savaient sur quels boutons appuyer, et de quelle façon. Ils étaient capables de faire appel aux plus bas instincts, comme aux sentiments les plus nobles (parfois les deux en même temps) avec une indifférence qui lui donnait froid dans le dos... Etions-nous tous devenus malades ? Pour ne pas voir qu’en achetant ces produits, nous jouions exactement le jeu dicté par un système tellement décomplexé, tellement satisfait de lui-même, qu’afficher sa soif de fric, au mépris de toute autre valeur, était devenu la marque des « gagnants » ? Quoique ce terme puisse signifier dans le contexte actuel…

Un des marqueurs concrets de cet état de fait était leur petit chef qui se persuadait d’être un de ces winners ; il se déchirait au boulot : ne comptait pas ses heures supplémentaires, et s’attendait probablement à ce que le Dieu néo-libéraliste, aveugle et dément, qu’il servait se penche un beau jour sur son compte en banque et le remplisse comme il le méritait. Le pire était que le type n’était pas mauvais, ni même désagréable (en tout cas pas volontairement) … Il était convaincu de faire ce qu’il fallait pour mener une vie correcte en faisant vivre sa petite famille (il avait une femme et deux filles) en étant « performant » à son poste.

Mais Max connaissait son salaire, et il avait pitié pour le gars. Malgré ses sentiments ambivalents envers celui-ci, il espérait qu’il réaliserait un jour ses ambitions en devenant directeur du magasin… Ce qui arriverait sans doute dans une quinzaine d’années, quand son dos ou ses genoux (ou les deux) seraient foutus et sa femme partie avec les petites, justement parce qu’il aurait cru faire de son mieux pour eux ; Une conclusion triste et banale qu’on voyait tous les jours...

 Mais, paradoxalement, Max trouvait qu’il y avait quelque noblesse à servir aussi aveuglément une cause perdue, avec une ferveur quotidienne, comme Fred le faisait. Il était convaincu que cet homme, en vendant son corps et son âme à la grande croyance néo-libérale, était plus épanoui qu’il ne l’était, lui… Résultat : il ne savait plus, par instant, s’il devait l’envier ou bien le plaindre. Lui comme tous ceux de son espèce d’ailleurs… S’il percevait la plupart des gens comme des rouages inconscients d’être ce qu’ils étaient, alors il se voyait lui-même, au mieux comme un parasite, au pire comme complice de crime contre la planète et l’humanité. Contribuant à faire travailler, en toute connaissance de cause, des enfants esclaves d’usines insalubres au Pakistan ou Dieu savait où… 

Le pire, une fois le tour de toutes ces ruminations accomplies, c’était d’avoir parfaitement conscience qu’elles étaient stériles. D’aucuns auraient même employé le terme puéril. En fait, se torturer l’esprit ainsi était pire qu’inutile : c’était fatiguant. Et douloureux. Mais il ne pouvait pas y faire grand-chose... Il se demandait souvent comment les gens « fonctionnels » parvenaient à vivre leur quotidien si eux aussi étaient conscients de servir un système qui écrasait leur prochain ? étaient-ils plus forts que lui ? Moins sensibles ? Plus sensés ? Max n’en avait aucune idée. Mais apparemment, le malade c’était lui… Les psys avaient été clairs là-dessus.

On lui avait bien expliqué qu’il lui arriverait d’être submergé ainsi : que les sentiments, (culpabilité tristesse peur colère) auxquels il avait cherché à échapper une bonne partie de sa vie, en buvant comme un con, le rattraperaient. Et qu’il lui faudrait apprendre à les vivre et les accepter.

« Plus facile à dire qu’à faire, Docteur Tozier. » pensa-t-il.

Il arrivait au rocher qui marquait la moitié du parcours qu’il s’était fixé comme objectif. Plus que cinq kilomètres et pas mal de descentes à partir de là. Ouf… Malgré la fatigue, il se sentit un peu mieux. Le point de côté était devenu une rumeur en passe de devenir inaudible. La respiration suivante fut plus satisfaisante. Bien.

Malgré tout, s’il relativisait, tout cela n’était pas si invivable. Il mangeait à sa faim, avait l’eau courante, un toit et quelques amis (et professionnels) sur qui compter…

Mais cela n’empêchait pas son état mental de se dégrader, il le voyait bien… Il le gardait autant que possible à l’arrière de son esprit, l’oblitérant dès que c’était possible et priant pour que cela cesse ; et, peut-être que tout cesserait d’un coup de baguette magique s’il cessait d’y penser. Même si, au fond, il savait que ses hallucinations et ses cauchemars ne pouvaient signifier que deux choses :

La première, et l’hypothèse la plus rassurante, était que, d’une façon ou d’une autre, il était atteint de psychose hallucinatoire : il voyait des trucs qui n’existaient pas, et donc, à terme : retour en institut, gavé de médocs jusqu’aux yeux… Etc.

En tout cas, c’était nettement mieux que l’hypothèse numéro deux, n’est-ce pas ? Hypothèse qu’il évitait d’envisager, spécialement à la nuit tombée, mais il fallait croire que la volonté n’avait décidemment rien à voir avec ce qui se passait dans son cerveau.

Absolument rien.

En effet, cette deuxième hypothèse l’obligeait à envisager un monde où les règles de la physique la plus élémentaire pouvaient être violées en toute impunité… Et cela n’avait pas de sens. Il avait déjà du mal à comprendre le monde qui l’entourait, mais alors si la Nature ou la Création (appelez ça comme vous voulez) ne pouvait être « circonscrite » au sein d’un ensemble de règles immuables… Alors exister, c’était définitivement n’importe quoi. Et surtout, cela devenait terrifiant au-delà de toute considération…

En arrivant en vue de sa maison, il essaya de court-circuiter ses réflexions angoissantes. Plus tard ce jour-là, il devrait rencontrer le fameux Franck. Max se concentra là-dessus, se disant que peut-être, le gars allait lui sortir un truc du genre :

« oh bah c’est rien ça… Ce genre de vision, avec des trous béants dans la trame du réel et tout, ça arrive sans arrêt vous savez ! Laissez-moi faire, faites infuser et buvez ces racines deux fois par jour et hop ! terminé ! Vous verrez… »

Chloë accueillit Max de son miaulement, étalée sur la petite terrasse de l’entrée.

« Et toi tu ne dors même plus avec moi… Espèce de lâcheuse ! » La chatte cligna doucement des yeux, voulant sans doute exprimer par là qu’elle n’accordait que peu de crédit à son opinion.

En poussant la porte d’entrée, Max soupira longuement… Il n’avait pas fait tous ces efforts, traversé toutes ces souffrances, pour lâcher l’affaire maintenant, juste parce qu’il traversait une période difficile... hors de question ! Non m’sieur.

Il tenterait tout ce qui pouvait être tenté pour vivre enfin une vie qu’il jugerait satisfaisante. Et puis il y avait du positif dans tout ce merdier : il n’avait pas envisagé sérieusement de se procurer du whisky depuis un moment maintenant... En fait, il ne se rappelait même plus quand cela lui était arrivé pour la dernière fois. Un record personnel, indubitablement.

 Malgré la lassitude, il se sentait assez léger pour le moment. Il pensa à la chanson du film des Monty Pythons : « Always look on the bright side of life ! ».

Quand il passa sous le jet de la douche, il essayait de la siffler.

 

 

 

                                                           ∞

 

 

 

            Marie était sensée arriver à dix-sept heures ce jour-là, pour emmener Max chez Franck.

Dans les faits, elle arriva plutôt vers dix-sept heures vingt… C’était ainsi que Marie envisageait la ponctualité.

Max vit la 206 piler devant le petit portillon en bois et, simultanément, entendit le coup de klaxon. « Elle a la patate la Grande, aujourd’hui. » pensa-t-il (Il aimait la surnommer comme ça, étant donné sa taille disons… modeste ; cependant il évitait de le faire devant elle : ce sobriquet gentiment moqueur datait de l’époque où ils formaient un couple.)

Il sortit aussitôt : mieux valait éviter de la faire poireauter, du moins si vous souhaitiez entretenir avec elle des rapports cordiaux…

Max ferma la porte à clé derrière lui, caressa la tête du chat au passage et se dirigea vers la voiture. Le temps était couvert aujourd’hui.

Il claqua la portière et sentit Marie débrayer aussitôt. Il chercha la ceinture de sécurité sur sa droite :

 « Bon bah ça va, je suis pas en retard ! » dit la jeune femme, « En plus j’ai eu le temps de passer prendre des clopes. Nickel. » Max se dit que « être en retard » devait être une notion toute subjective en fin de compte… Si son père avait encore été en vie, l’intégralité de sa pilosité corporelle se serait très certainement hérissée en entendant un truc pareil. Mais il répondit, affable :

 « Ouais, nickel. Merci c’est cool de m’emmener.  

_ Ouais bah c’est moi qui t’en ai parlé après tout. Et tu sais, Franck… »

Marie laissa sa phrase en suspens quelques secondes, comme pour soupeser ce qu’elle allait dire :

« c’est plus qu’un pote ou un ami si tu vois ce que je veux dire… »

_ J’avais deviné depuis le temps, figure-toi... Et tu ne m’as rien dit avant parce qu’il a un strabisme divergent et une belle calvitie non-rasée, c’est ça ?

_ Hin-hin… Marre-toi ! Mais en attendant, s’il arrive à faire en sorte que tu te sentes mieux, tu pourras le remercier.

_ J’espère que oui… Au fait, tu ne m’as pas dit comment tu l’as connu ? J’ai droit à du « Franck ceci, Franck cela » donc je me dis que ça doit être du sérieux là… Non ? » Max n’avait absolument pas prévu de cuisiner Marie, mais c’était sorti tout seul. Et puis, il fallait bien qu’il sache en qui il mettait ses maigres espoirs de retrouver la raison…

« _ Je l’ai rencontré à un concert. Il s’y connaît encore plus que moi en métal. Plus que Joey, si ça se trouve… »

Max en resta bouche bée l’espace de quelques secondes. Joey était le batteur des Ladykillers. Ses compétences techniques n’avaient d’égal que sa culture musicale. Et ce n’était pas peu dire. Le mec avait été formé au CRR, le Conservatoire de Rennes… Et était réellement habité par son art. Il était investi à deux cents pour cent dans le groupe et en était le fondateur avec Danny, le guitariste. C’était lui qui était à l’origine du recrutement de Marie. Si Danny était la colonne vertébrale du groupe, alors Joey était les muscles qui faisaient mouvoir le tout.

« T’es pas sérieuse ? C’est possible ça ? Je me souviens d’une grosse soirée où il s’amusait à passer en revue tous les genres et les sous genres de métal. Et je crois qu’il ne se serait jamais arrêté s’il y avait pas eu une conversation pour savoir à quel genre votre groupe appartenait… Et évidemment, Jo a fini par clouer le bec à tous les gars. Comme d’habitude. Et tu me dis que ton mec, qui n’est même pas dans le circuit, il s’y connaît mieux que lui ?! C’est dur à avaler quand même…

« _ … Moi aussi j’y croyais pas, mais oui. Il est super calé sur le sujet. En fait, il donne l’impression d’être calé sur à peu près tout. Il m’a dit une fois qu’il n’avait jamais été à la Fac. Qu’il était « seulement curieux ». Ce sont ses mots… 

« _ ça me rassure drôlement pour aujourd’hui, tu sais ça ? » Marie lui jeta un regard réprobateur. Il se reprit :

« Sarcasme à part : il y a très peu de chance qu’il puisse m’aider. T’en es consciente, non ? Mais bon, l’un dans l’autre, j’ai pas grand-chose à perdre… » Marie sembla accuser le coup, mais se redressa aussitôt :

« _ C’est bien mon avis. Mais essaie de rester optimiste, j’ai pas la prétention de savoir ce que tu traverses, mais ça va s’arranger. On va trouver une solution, d’une façon ou d’une autre.

« _ Merci. Et fais gaffe de pas parler avec autant d’enthousiasme devant les gens, on va finir par croire que tu n’es pas nihiliste au fond ! Tu dois penser à ton image de marque, ô grande prêtresse des Enfers…

« _ Je t’emmerde. » dit-elle un sourire narquois aux lèvres. « Ça m’arrive aussi d’essayer de voir le bon côté des choses figure-toi…

_ Ah ouais ? Quand ça ? Les jours de krach boursier ?! » Cette pique parvint à faire jaillir de la gorge de Marie un son à mi-chemin entre aboiement et rire.

« T’es toujours aussi tordant, petit con. Ça doit pas aller si mal… »

Max préféra ne rien dire. Il n’avait pas de réponse agréable à donner à ça.

Quelques minutes plus tard, il remarqua qu’ils arrivaient dans un quartier parcouru de belles maisons. Rien à voir avec son petit lotissement…

« Euh ? Tu t’es pas perdue au moins ? Ton antiquaire il a les moyens de se payer une de ces baraques ?! 

_ Ouais. Ça m’a étonnée aussi la première fois mais apparemment sa boutique en ville n’est qu’une partie de ses affaires. Tiens, c’est là. On y est. »

Max resta interdit en regardant les murs blancs et le haut portail noir devant le capot de la voiture.

« Ben merde. Il vit tout seul là-dedans ?! T’as touché le jackpot, toi… »

La chanteuse avança sa 206 et appuya sur le bouton de l’interphone. Une voix accueillante et désincarnée en sortit.

« Bonjour Marie. Je vous ouvre. »

Les pans métalliques s’écartèrent et dévoilèrent ce qui ressemblait à une petite villa entourée de bitume. L’architecture était carrée, redondante. Pas de verdure, et les quelques baies vitrée semblaient aveugles.

« Charmant. Je suis étonné de ne pas voir de sacs de sables empilés avec des mitrailleuses quelque part…  

_ C’est plus sympa à l’intérieur, tu vas voir. Et ferme la bouche. T’as l’air encore plus con que d’habitude comme ça. »

Au moment où Marie amenait sa voiture dans l’allée, la large double porte d’entrée en bois sombre s’ouvrit sur un homme grand et mince, habillé d’un élégant costume noir : très certainement le fameux Franck… Marie en lui avait finalement très peu dit au sujet de celui-ci, mais avec le peu qu’elle avait dévoilé, il n’imaginait absolument pas le type comme ça. Elle avait dit qu’il était antiquaire et avait une bonne dizaine d’années de plus qu’elle. Du coup, son imagination avait construit le cliché d’un gentil bonhomme entre deux âges, probablement grisonnant, avec peut-être un début de bedaine et des lunettes de vue. Implicitement, sans vraiment y réfléchir, il s’était dit que Marie recherchait sûrement un genre de substitut paternel. Quelqu’un de rassurant…

L’homme perché sur les marches en béton de son perron, avec le physique d’un mannequin Armani était tout, sauf rassurant, de son point de vue. Son costume coûtait probablement plus d’argent que lui n’en gagnait en un mois (peut-être deux), et son sourire semblait plaqué sur son visage sans toutefois monter jusqu’aux yeux. Instinctivement, Max s’en méfia au premier coup d’œil. Et un sentiment nauséabond, qu’il n’avait pas ressenti depuis des lustres, s’insinua en lui : de la jalousie…

En sortant de la 206, l’ex de Marie se demanda ce qui se passerait s’il s’avérait que Franck et lui ne pouvaient pas s’entendre… Et que sa relation avec Marie devenait sérieuse ?

Il ne voulait pour rien au monde perdre sa meilleure amie. Il se sentait déjà suffisamment seul comme ça.

Franck descendait les marches pour les accueillir. L’absence de cravate le faisait presque paraître décontracté. Il embrassa chastement Marie au coin des lèvres, provoquant chez elle un haussement d’épaules embarrassé et un large sourire involontaire. « Bon sang de bois… Voilà qu’elle se met à minauder maintenant. » Pensa Max, n’en croyant pas ses yeux.

Il était partagé entre une étrange hilarité et sa volonté de bien présenter devant le mec de son ex.

La vie vous mettait dans des situations bien étranges parfois…

Il décida de faire de son mieux pour ne pas céder à ses propres préjugés. Les premières impressions trompeuses n’étaient pas rares… Marie fit les présentations d’usage : elle était capable de se comporter en être civilisé quand elle le voulait. Le grand brun planta ses yeux dans ceux de Max et continua de sourire en tendant sa main. Max la saisit et lui retourna son sourire du mieux qu’il le put.

La main était glacée, mais ferme. Le sourire était étonnement plus charmeur de près. Comme s’il s’en tenait à un protocole strict, il secoua la main de Max par trois fois et la lâcha :

« Bonjour Max. Marie n’a pas voulu beaucoup me parler de vous. Vous la connaissez… Certainement mieux que moi d’ailleurs ! » Impossible de déterminer si le gars était sarcastique, ou s’il essayait juste d’être poli… Une réponse sortit de la bouche de Max sans qu’il y réfléchisse :

« _ Vous avez le don pour mettre les gens à l’aise vous… Moi non plus elle ne m’en a pas dit plus que ça à votre sujet, vous savez… »

Ils se jaugeaient mutuellement du regard. Le bleu des yeux de Franck devint trop intense. Max détourna brièvement son regard et continua :

« Pas facile de lui tirer les vers du nez à la miss… Pas vrai ?

« _ Eh oh. Ch’uis là au cas où vous auriez pas remarqué. Merci. »

Franck rit d’une façon qui sembla forcée à Max et les invita à entrer dans la maison.

L’intérieur apparaissait un poil plus accueillant que l’extérieur mais guère plus en fait. Marie avait une conception bizarre du terme « sympa ».

Un long et plutôt large corridor s’étendait devant eux. Les murs étaient d’un blanc immaculé et le sol (Carrelage ou faïence ? Max n’aurait su le dire) brillait. Le plafond bas donnait une impression diffuse de claustrophobie malgré la clarté (toute relative) du lieu. Des sculptures et des tableaux ornaient le tout. Là encore Max n’y connaissait rien, mais chaque pièce semblait être le choix d’un acquisiteur avec un goût certain. Sous un arbre, un couple vêtu de clair piqueniquait dans une herbe verte et drue au bord d’une rivière scintillante dans un tableau, ici… Une statue de cheval aux muscles ciselés et à la crinière noble se cabrait, là… Il y avait tout de même quelques œuvres qui ne semblaient pas à leur place, comme ce Giger... était-ce un vrai ?

« J’ai des goûts relativement simples en termes d’art comme vous pouvez le constater. » dit Franck en désignant le large couloir d’un geste ample, qui apparût comme suffisant aux yeux de Max.

Celui-ci pensa : « simple ? Sérieusement ?! On a vraiment pas la même conception du terme, mec… Ça fait combien de temps que t’as pas approché un authentique cas social à moins de cinquante mètres ? »

Franck se mit en mouvement, les invitant ainsi à le suivre. Son corps vêtu de noir et blanc se mouvait avec l’aisance et la tranquillité d’un félin sur son territoire.

D’une manière qui sembla irréaliste à Max, Marie se tenait à son côté à lui, suivant le roi de la jungle à un pas de distance, comme si elle-même était intimidée… « Voilà qui serait encore une nouveauté ! » songea Max en cherchant à repérer une montre au poignet de Franck… Là encore il aurait cru y trouver une Rolex. Mais non. Pas de montre. Il aurait pourtant cru que c’était le genre de poseur qui affichait sa réussite à son poignet. Il devait pourtant connaître le dicton : si à cinquante ans vous n’avez pas une Rolex…  

S’entendant soudain penser, Max se reprit lui-même. C’était manifestement l’envie et la jalousie qui lui donnaient de telles pensées. Le type n’avait rien fait pour mériter un jugement aussi expéditif. Et puis il l’avait invité dans sa maison (« Le terme « demeure » doit être plus approprié à ce niveau-là, non ? » fut la question qui lui traversa l’esprit). Lui, un étranger total, dans le but de l’aider. Ou du moins d’essayer… Il semblait peut-être étrange, voire un peu excentrique, selon les standards de Max, mais ce n’était pas une raison pour le haïr d’entrée de jeu. Surtout s’il comptait garder des relations respectueuses avec lui. Il s’en voulut d’avoir eu une réaction presque épidermique au nouveau copain beau et riche de sa meilleure amie… Il tâcherait de garder l’esprit ouvert à présent. Plus de jugement hâtif.

Franck reprit :

« J’ai conscience que parler de simplicité, au vu de cette évidente aisance financière, peut paraître un brin condescendant… Mais si vous êtes l’ami de Marie, vous comprenez ce que j’entends par là, au-delà des apparences. N’est-ce pas ? »

Tout en débitant sa tirade, il s’était retourné avait adressé à Max un sourire entendu et dénué de sarcasme. Celui-ci se sentit démasqué mais essaya de garder bonne figure en retournant un sourire teinté d’embarras à son interlocuteur. Il pensa : « Merde, c’est un genre de sorcier ou quoi ce mec ?! Il m’entend penser c’est pas possible autrement… » De toute évidence, Franck était une personne sagace. Il garderait cela en tête.

Ils arrivèrent dans un hall moins chargé d’œuvres que le long corridor. Max se rendit compte qu’il prenait une grande inspiration, comme s’il avait traversé ce dernier en apnée… Marie ressentait-elle également une sensation oppressante dans la poitrine, comme lui ?

Il se tourna pour la regarder, mais elle avait un air détendu et lui sourit, ses pommettes tirant vers le haut, un peu à la manière d’une mère qui encouragerait son petit garçon à discuter avec de nouveaux petits camarades.

Franck se dirigea vers un pan du mur, sous le large escalier, et ouvrit une porte quasi-invisible qui se fondait dans le mur. Puis il s’arrêta et se retourna pour les regarder droit dans les yeux, tous les deux :

« Je me permets d’aller droit au but et de ne pas vous offrir de boisson chaude ou autre, comme il peut être de coutume. Nous en aurons le loisir « après », ne vous en faites pas. Mais pour ce que nous allons faire, je pense qu’il est important de rester focaliser sur notre objectif pour le moment. Du moins, moi j’en ai besoin. » Le visage de Franck s’était fait solennel. Presque dur… Le bleu de ses yeux scintillait dans l’ombre des marches. Les intéressés se tortillèrent un peu, mal à l’aise sur leurs jambes.

« Et notre objectif est de vous aider Max. » Sa voix s’était faite rassurante, dégageant une chaleur inattendue… Sa bouche se courba en un sourire bienveillant, mais le bleu du regard restait comme pris dans la glace. « Ou alors il est extrêmement concentré. Et ce depuis qu’il a nous a ouvert la porte… » Se dit Max. Cette pensée pouvait être à la fois réconfortante (le type se sentait impliqué) ou fortement dérangeante (il se sentait trop impliqué). Au choix.

Max choisit la première solution. Et ce, pour deux raisons.

D’abord, c’était toujours son instinct premier : faire confiance aux gens. Même si cela ne lui avait pas toujours réussi par le passé, la plupart du temps il en ressortait du bon.

Ensuite, il se trouvait de toute façon déjà au pied du mur. Il était venu jusqu’ici. Il n’avait rien à perdre à tenter une séance de… De quoi d’ailleurs ? Il n’en savait rien. Mais tant que ce n’était pas une merde vaudou, satanique ou un truc comme ça, alors ça irait… Et même si c’était le cas, il ne croyait pas une seconde dans ces trucs de série Z… Donc, dans tous les cas, il n’avait rien à craindre n’est-ce pas ? Cependant, une part de lui semblait exiger une garantie, même dérisoire, car il s’entendit poser la question :

« Vous n’allez pas me jeter un sort ou m’asperger de sang de poulet au moins ? Hein ? Je n’ai pas prévu de fringues de rechange… » ajouta-t-il en une piètre tentative d’humour… Son rire nerveux flotta dans l’air un instant.

Franck ne se départit pas de son air rassurant et répondit, après un instant un peu gênant où Marie mit une petite claque derrière la tête de Max, qui signifiait, mais en économisant les mots : « Qu’est-ce que tu peux être con, des fois ! »

« Oh non ! rien de tel. Vous pensez à un rituel vaudou ou à un pentagramme dessiné à même le sol je suppose ?! » Et il rit avec une sincérité que Max ne lui avait pas senti jusqu’ici.  En revanche, ce qui sortit de sa bouche ensuite, le plus sérieusement du monde, fit une sale impression à Max… Comme si un rat parcourait de ses petites pattes sa colonne vertébrale dénudée.

« Ces trucs sont pour les débutants... »

Essayait-il de faire de l’humour ? Vraiment tordu alors… Cependant Marie pouffa. Max ne trouvait pas ça drôle, lui.

Franck enchaîna : « Pour être tout à fait honnête, ce que nous allons faire, C’est une séance de reiki. Enfin, une variante du moins… Vous êtes familier avec cette pratique Max ? 

« _ Oui, j’en ai entendu parler. » Max eut du mal à cacher sa déception…

Il en avait effectivement eu vent. Une patiente de la clinique lui avait expliqué tout le bien que cela lui apportait. Il se souvenait avoir pensé, sans le dire à haute voix : « mais ça t’as pas empêcher d’atterrir ici, donc... CQFD. » Du coup, l’image qu’il avait du reiki était une pratique un peu genre New Age, sans hippie, mais tout aussi inefficace. Voire du charlatanisme pur et simple. Des mains posées sur lui ? Voilà qui allait résoudre tous ses putains de problèmes, hein ?!

Cependant, malgré son désespoir grandissant, il tenait à faire bonne figure, du moins tant qu’il serait à proximité de Franck. Et puis qu’est-ce qu’il avait cru en venant ici, après tout ?!

Il fallait croire que l’optimisme de Marie l’avait contaminé sinon il ne serait pas déçu… Finalement, comme s’il finissait de prendre sa décision ici, il lâcha :

« Bon. Pourquoi pas après tout ! je n’ai pas grand-chose à craindre de vos mains, n’est-pas Franck ? » Il avait voulu sortir une blague un peu lourde pour détendre l’atmosphère... Marie mit une main devant sa bouche et ricana d’un air entendu. Quant à Franck, il eut une sorte d’aboiement, se voulant probablement un rire :

« Non, bien sûr que non, Max. Comment disent les homophobes déjà ? Ah oui : Je ne mange pas de ce pain-là monsieur ! » Son sourire s’élargit un peu plus, laissant apparaître des canines d’une blancheur dérangeante…

Leur hôte ouvrit la porte dérobée en grand et d’un geste de la main par-dessus son épaule, les invita à le suivre. Ils s’engagèrent tous les trois dans un escalier en tortillon, qui descendait au milieu de grosses pierres froides et aveugles. Quelques misérables ampoules faisaient office d’éclairage.

« On a changé de maison, c’est pas possible autrement… » Souffla Marie, un air vaguement hébété sur son visage, en descendant les marches avec précaution.

« Tu n’as pas tout à fait tort Marie. »

Quand Max entendit Franck tutoyer son ex, il ressentit une impression désagréable. Il ne s’y attendait pas, c’était tout. Il s’était imaginait que le gars observait une étiquette en toute circonstance. Peut-être même quand il baisait. Apparemment, non.

Tout en descendant les quelques degrés qui les menait à leur destination, au travers d’une lumière jaunâtre diffuse, Franck leur expliqua :

« La propriété a été construite sur un ancien manoir du dix-neuvième siècle. Au moment des travaux, la seule chose que j’ai décidé de garder de cette grande baraque inchauffable et insalubre a été la cave. Pour entreposer le vin, j’ai pensé que le lieu restait idéal. Mais, en plus d’être pratique, je dois vous confesser que je trouvais l’endroit charmant. »

Là encore, le type avait une définition toute personnelle du mot « charmant ». A ses yeux les Contes de la Crypte se déroulait peut-être dans un endroit « chaleureux », peut-être ?

Quand ils arrivèrent en bas des marches, Franck appuya sur un interrupteur, faisant balbutier des néons qui révélèrent enfin une cave à vin de la taille d’un petit parking ; sol en terre battue, éclairage tamisé, et une fraîcheur qui devait être agréable les jours de grande chaleur… Mais pas aujourd’hui. Du coin de l’œil Max vit Marie frotter les épaules de son cuir. Les rayonnages pouvaient accueillir plusieurs milliers de bouteilles, mais la plupart étaient vides. Sans faire plus de commentaires, mais en regardant autour d’eux comme des touristes, Marie et Max remontèrent L’allée centrale à la suite de leur hôte. Elle menait à une vieille porte en bois, épaisse comme l’entrée d’un cachot médiéval. Franck l’ouvrit, et les pria d’entrer en s’inclinant imperceptiblement.

Une épaisse table en bois trônait au milieu de la pièce. Il y avait un bureau, pourvu d’un ordinateur et de quelques vieux livres, placé contre le mur du fond ; il semblait déplacé en en un tel lieu. Des draps blancs encore immaculés recouvraient des étagères disposées de chaque côté, cachant leur contenu aux yeux des nouveaux venus. La blancheur de ces derniers interpella Max. Ils venaient d’être posés…

Marie s’approcha d’un des grands draps blancs et fit mine de l’écarter…

« S’il te plaît Marie ne touche à rien, d’accord ? Les draps sont là pour une bonne raison. Certains des objets là-dessous craignent la lumière. » Franck avait parlé d’un ton apaisé et courtois, mais Marie le regarda avec une pointe de défi (un esprit réfractaire à l’autorité change difficilement ses habitudes), avant de se raviser et de baisser la main qui allait écarter le drap. Elle souffla, sarcastique :

« Ok, boss. C’est vous qui commandez. »

Une unique source de lumière éclairait l’endroit, au-dessus de la table : une ampoule à la lueur jaune sale, pendante au bout d’un fil, qui aurait eu sa place dans n’importe quelle autre cave, mais qui semblait inappropriée après la grande pièce garnie de néons qu’ils avaient traversée. Les ombres des imposantes étagères, tels de gigantesques fantômes d’halloween atteints de difformité, recouvraient les murs de pierre.

L’énorme morceau de bois qui faisait office de table au centre achevait de rendre le tout d’un gothique consommé. Max regarda la monstrueuse table de torture avec attention, cherchant peut-être à déceler d’éventuelles taches de sang.

Franck avisa Max en plein examen attentif : « Je crois que cette table était utilisée pour faire de la menuiserie. Ne vous sentez pas impressionnés par l’apparente austérité des lieux. J’aime travailler ici, aussi étonnant que cela puisse vous paraître cet endroit est très paisible, passé la première impression... La sonnerie du portail ne s’entend même pas d’ici. Vraiment agréable… »

Mais quand même… Max se dit que jusqu’ici Franck avait réussi à éviter la plupart des clichés sur les riches excentriques, mais là… Niveau mec qui se la joue « original » … On se serait carrément cru dans un film de la Hammer ! Manquait une ou deux chauves-souris pour faire bonne mesure et on était dedans. Il en aurait presque rigolé. Le mot clé étant « presque ». Il se demanda comment Marie avait pu dégoter un numéro pareil… Elle ne faisait décidemment rien comme tout le monde celle-là. La bonne nouvelle dans tout ça, c’était qu’il était été presque habitué au sentiment d’irréalité. Donc, en un sens, ça ne le changeait pas vraiment de son quotidien…

Franck, après avoir allumé une lampe sur le bureau qui dissipa quelque peu la sensation de malaise provoquée par l’endroit, sortit un futon pour une personne d’un coin de la pièce, et le disposa sur la table de tortu…

« Pardon, de menuisier », se corrigea Max, tout haut.

Franck le regarda comme s’il avait pété :

« Pardon ? » Max ne se démonta pas et plongea ses yeux dans ceux du maître des lieux :

« Le prenez pas mal… Mais c’est une blague, c’est ça ? Faut pas que l’énergie circule ou un truc comme ça pendant une séance rei-machin-chouette là ? Une cave mal éclairée, c’est pas le top quand même. Je suis désolé de vous dire ça comme ça, Franck, mais franchement, on dirait une caméra cachée, ou un scénario de film d’horreur moisi… »

 Marie renchérit : « C’est vrai que c’est un peu spécial ton truc là… J’aime bien les mises en scène mais… Sur une scène, justement. C’est ton côté « dark » qui s’exprime dans cet endroit ou quoi ? J’ai rien contre hein ? Mais, si on est venu jusqu’ici, c’est pour venir en aide à Max. C’est sérieux pour nous… » Max remercia intérieurement Marie pour son laïus.

Et plus encore pour son emploi du « nous ».

Franck prit un air légèrement surpris, presque blessé. Puis il posa ses deux mains sur la table pour leur faire face. Il les surplombait légèrement de sa silhouette affûtée. Il répondit avec un tact affecté :

« Écoutez : je reconnais que, à première vue, cela ne semble pas optimal comme environnement pour une séance de reiki… Du moins pour des non-initiés. » Il leva un index en l’air, à la façon d’un professeur expliquant une notion compliquée, et qui ne souhaiter pas être interrompu :

« Mais je pratique depuis de nombreuses années maintenant. Depuis un voyage au Japon, où j’ai découvert cette pratique pour tout vous dire. Il y a fort longtemps de cela…  Bien avant que cela ne soit « tendance » en occident. Et pour faire court, cet endroit est, je peux vous l’assurer, idéal en termes de tranquillité et d’isolation avec les énergies extérieures. »  Il plongeait son regard en chacun d’eux, tour à tour. Comme un sage expliquant calmement à sa progéniture, passablement débile, que, oui, l’eau ça mouille :

« La maison n’offre pas ce genre de « caisson hermétique » si vous voulez… D’ailleurs je vais vous demander d’éteindre vos portables, le temps de la séance s’il vous plaît. » En disant cela, il commençait à disposer des bâtonnets d’encens sur le bout de la table, comme si le débat était d’ores et déjà clos.

Le mélange de calme et d’autorité qui se dégageait de leur hôte eut raison des dernières défenses de ses invités. Ils sortirent leurs téléphones et firent ce qu’on leur demandait. Aucune objection raisonnable ne venait à l’esprit de Max de toute façon… Il avait la cervelle en sauce blanche. Autant en finir rapidement maintenant… Et le silence de Marie et son étrange obéissance étaient éloquents. Franck, l’air plus concentré que jamais, reprit :

« Marie, ce n’est pas une pratique habituelle, mais tu vas rester avec nous dans cette pièce. Ça aidera Max à lâcher prise je crois. Tu t’installeras au bureau si tu veux. Tiens prends ma veste… » Il enveloppa les épaules de la chanteuse en un geste universel de protection, qui, du point de vue de Max, apparut comme un geste d’appropriation. Puis il se dit que là encore, c’était la jalousie qui murmurait à son l’oreille. Il avait la sale impression que tout clochait depuis qu’ils avaient passé le portail. En même temps, il se sentait comme ça du matin au soir… Il secoua la tête, comme une personne qui a pris un coup, ou qui voudrait émerger d’une léthargie inattendue et demanda :

« Ok. Je fais quoi moi ? Je m’installe sur la table ? 

« _ Voilà. Vous avez tout compris, Max. Moi, je m’occupe du reste. C’est très simple vous verrez. » Franck, tout en parlant, retroussait les manches de sa chemise, un vague sourire aux lèvres. Ses yeux étaient à nouveau perdus au loin. Regardant un vide que lui seul pouvait voir.

Max surmonta l’aversion instinctive que lui inspirait cette table « de menuisier » et monta dessus, s’asseyant d’abord. Il prit une grande inspiration.

« T’as vraiment envie de faire ça ? » lui murmura une voix dans son esprit. Il découvrit, sans surprise, que non, il n’avait pas du tout envie de faire ça. Mais s’il y avait, ne serait-ce qu’un pour cent de chance pour que les visions s’arrêtent (« et les cauchemars aussi. Ceux dont tu ne veux pas te souvenir… ») alors ça valait la peine d’essayer n’importe quoi. Et c’est vrai que le gars, malgré le fait qu’il fût un peu du genre « illuminé original », avait l’air d’être calé sur le sujet et semblait vraiment sûr de ce qu’il faisait. Presque malgré lui, Max devait bien admettre qu’il ressentait de l’espoir, pour la première fois depuis des semaines… Qui lui avaient parues bien longues... « Pourvu que je ne me mette pas à chialer comme un marmot sur sa putain de table de menuiserie. » se dit-il.

Il s’allongea tout à fait pendant que Marie s’asseyait sur le grand et confortable fauteuil du bureau, quelques mètres plus loin, les mains s’accrochant à la veste passée autour de ses épaules. Elle lui sourit d’un air confiant et lâcha un pan de la veste pour lui adresser un pouce en l’air. Se faisant, elle eut l’air de se mettre en confiance elle-même, pensa Max, qui lui retourna le pouce en l’air, mais eût plus de mal avec le sourire confiant… Comme par un accord tacite, ils avaient tous les trois arrêté de parler. La séance allait débuter. Il posa sa tête sur le petit oreiller incorporé au futon.

Franck se plaça à côté de son patient, le surplombant de son air toujours aussi serein et concentré à la fois. Se retrouver ainsi, dans une position de soumission face à un homme qu’il rencontrait pour la première fois (« et qui baisait Marie » lui susurra la voix dans sa tête, qui refusait de se taire) en disait long sur ce qu’il était prêt à essayer pour ne pas sombrer dans la folie. Ou alors, cela signifiait qu’il était peut-être définitivement tombé dedans ?

Franck demanda, de sa voix profonde : « Maintenant Max, je voudrais que vous preniez une grande inspiration et, seulement si vous le souhaitez, vous pourrez fermer les yeux… Voilà. Encore une fois… » Il laissa passer plusieurs secondes. Il reprit. Sa voix se répercutait agréablement sous les voûtes épaisses. « Vous êtes en sécurité sur cette table… Et maintenant, vous allez énoncer simplement ce que vous attendez de cette séance. Dites la première chose qui vous passe par l’esprit. Sans réfléchir. »

Max ferma les yeux et répondit quelque chose qu’il ne s’attendait pas à dire : « je voudrais ne plus avoir peur. »

            Marie, de son fauteuil, voyait Franck de dos pour le moment. Mais, si elle avait pu le voir de face lorsqu’il entendit la réponse de Max, elle aurait eu du mal à croire qu’un sourire aussi nauséabond fût possible sur un tel visage.     

 « Très bien. Je vais commencer par plonger mes mains dans votre aura. Essayez de vous détendre et d’accueillir votre respiration et toutes vos sensations. Ne vous fermez à rien. Vous êtes en sécurité ici. »

Max sentit aussitôt des mains qui se plaçaient au-dessus de son corps allongé. Peut-être était-ce un effet de suggestion, mais il percevait comme un flux froid qui se dilatait sur sa cage thoracique. Il entrouvrit une paupière, et vit que son hôte avait les mains placées à une quinzaine de centimètres de son buste. Elles commencèrent par tracer des signes invisibles dans l’air, puis elles se déplacèrent au-dessus de lui. Avec un étonnement croissant, il se rendit compte que le froid se déplaçait avec elles… Il referma sa paupière et les sentit sur son pubis… Sa gorge… Ses jambes… Sa tête… Un calme bienvenu s’empara de lui. « Pourquoi lutter contre la sensation de bien-être ? ».

Il n’avait aucune idée de qui avait prononcé ces mots, s’il les avait pensés ou bien si Franck les avait prononcés... Il se sentait à la fois présent, ici, maintenant, occupant intensément son corps… Et paradoxalement détaché de lui-même et observant ses pensées. Comme un vacancier au bord de la mer, regardant un paquebot passer sur la ligne d’horizon ; À bord, une activité soutenue régnait forcément : l’équipage aux commandes, en salles des machines, en cuisine… Mais vu de la plage, le bâtiment semblait juste se laisser porter par les flots, loin de la côte…

Il entendit distinctement une de ces lointaines pensées : « qu’est-ce qu’il m’a fait ? On n’a pourtant rien bu en arrivant ? Il n’a pas pu me droguer. » Mais elle sonnait creux. Sans importance… Ce qui était important, en revanche, c’était le calme qui s’était emparé de lui. Il avait oublié ce qu’était le bien-être.

Il laissa alors son corps respirer comme il l’entendait, faisant ainsi sauter les derniers verrous érigés par son inconscient face à l’inconnu.

Le froid s’empara de lui entièrement. Mais là encore, cela n’avait aucune importance. Tout ce qui comptait, c’était cette absence de peur. Cette sérénité. C’était donc ça de pouvoir penser clairement, sans angoisses ! Y avait-il des gens qui expérimentaient cette sensation tous les jours ?! Qui vivaient ainsi ? Pas étonnant que certaines personnes prenaient une confiance disproportionnée et se mettaient à faire n’importe quoi ! Il avait expérimenté ce type d’épiphanie seulement avec la boisson, au cours de ses « meilleurs » moments d’alcoolisation…

Mais là, c’était encore mieux : plus… propre. À défaut d’un meilleur mot. Plus lucide ? Certainement. Oui.

Une seconde… Quelqu’un parlait.

Franck s’adressait à lui. Il l’avait presque oublié… Pourtant ses mains touchaient son corps… Elles étaient délicatement pressées sur ses tempes en ce moment même. Il écouta attentivement.

« Max ? écoutez-moi maintenant s’il vous plaît. » Sa voix venait de partout à la fois. Fascinant…

« Je vous apporte une excellente nouvelle : Il y a quelque chose qui se cache au fond de vous. Quelque chose de très particulier… Je sais que cela vous terrifie. Je le sens. »

Un sourire perçait dans la Voix… Peut-être même une certaine exaltation. La Voix allait lui donner une solution facile à tous ses problèmes. Comment aurait-elle pu ne pas être exaltée, en effet ?!

Pendant qu’il buvait ses paroles, Max sentait les mains de Franck qui continuaient à parcourir son corps. S’attardant quelques instants à chaque endroit qu’elles visitaient. Les clavicules, l’arrière de la tête… Elles descendaient. Le cœur. Plus froid. Le plexus. Elles contournèrent son ventre et allèrent vers l’intérieur des cuisses… Elles passaient au scan ses jambes et ses pieds.

La voix continua : « Je vais vous donner ce que vous voulez. Mais vous allez devoir garder la… »

Ici le mot ne fut pas clair. Comme « superposé » à un autre :

(Résonance / Burzcala) (?)

« …Encore quelques temps en vous. Le temps qu’elle se solidifie et que je sache quoi faire avec… »

« N’ayez plus peur Max. »

Non. Il n’avait plus peur.

« Elle va même vous donner de la force à partir de maintenant. Je vais m’en assurer. Continuez à respirer doucement comme vous le faites en ce moment. Je vais appliquer mes mains sur votre ventre. Vous allez ressentir une légère chaleur. Restez calme et aussi immobile que possible. »

Les mains se placèrent au niveau de son nombril. Posées autour de celui-ci. En les sentant à cet endroit précis, quelque chose vacilla dans l’esprit de Max. Les mains se situaient à un endroit bien trop

(Vulnérable)

Intime ?! Et pendant un bref mais terrible instant, Max essaya de hurler : « STOP !!! arrêtez s’il vous plaît ! Arrêtez-ce-que-vous-faites-je-vous-en-prie-c’est-une-erreur !!! » Mais aucun son ne put franchir ses lèvres. Son corps ne répondait plus.

Puis il sentit Franck fouiller en lui. Il n’avait jamais été violé à proprement parler, mais il eut le temps de se dire que la sensation devait être similaire à ce qu’il ressentait en ce moment : totalement révoltante.

Les ongles froids se glissaient entre ses intestins, les tirant sur le côté pour créer un passage. Les mains cherchaient quelque chose… Dans le fond. Quelque part entre sa colonne vertébrale et ses viscères.

Elles finirent par trouver.

Max ne pouvait plus bouger. Il essayait de respirer mais les mains sous son diaphragme l’en empêchaient. Sa cage thoracique était comme compressée. La peur était revenue.

Il entendit Marie. Mais elle était très loin… Comme derrière une épaisse nappe de brume :

« Qu’est-ce qu’il a ?! Pourquoi il a du mal à respirer ?! Franck ?! »

De tout aussi loin il entendit la réponse de Franck. Son timbre était beaucoup moins assuré que la voix dans sa tête : « Ne t’inquiètes pas. C’est… Normal… Il a une petite réaction… Ça va passer. »

Même si ses yeux ne voulaient pas s’ouvrir pour le moment, Max vit quasiment la sueur perler sur le front de son bourreau en entendant les légers (mais bien présents) tremolos la voix de celui-ci.

Ce fut à cet instant précis qu’il prit conscience du merdier dans lequel il s’était fourré.

Le fil de ses pensées commençait à s’estomper sous la torture de la suffocation. Il allait perdre connaissance rapidement. Peut-être pire encore…

 Au moment où il crut que toutes les lumières allaient s’éteindre pour lui (« et c’est une fin de tournage pour Max ! On applaudit ! »), les mains dans son ventre déverrouillèrent quelque chose qui libéra sa poitrine d’un coup. Il sentit un déclic lourd et puissant comme un coffre-fort gigantesque qui s’ouvrait. Similaire à celui que l’on entendait parfois dans les films de braquage à l’américaine, quand ils réussissaient enfin à ouvrir le sas de deux mètres d’épaisseur… Les doigts qui violaient son intimité furent violemment expulsés.

Il prit une grande inspiration. Et là, une vague de chaleur venant de son ventre se propagea dans tout son corps en une onde d’énergie pure.

Il retrouva toutes ses sensations en un éclair. Du bout des doigts jusqu’aux cheveux et aux orteils. Comme si un gigantesque courant électrique le parcourait sans lui infliger la moindre douleur. Il vit Franck reculer de deux pas quand Max se cabra et ouvrit les yeux dans le même instant. Tout cela c’était déroulé en un éclair.

Marie était debout à côté de la table, elle aussi. Ses yeux étaient humides et écarquillés. Merde.

 « Max ! ça va ?! j’ai eu une de ces frousses ! Tu t’es arrêté de respirer ! »

« Bordel, je suis resté combien de temps sur sa table de tortionnaire !? » pensa Max en la voyant mais sans pouvoir parler pour le moment. Il était présentement trop occupé à remettre de l’air dans ses poumons.

Elle fit mine de s’approcher de lui mais Franck l’en empêcha d’un mouvement péremptoire de son bras.

« Attends. Ce n’est peut-être pas complétement terminé. »

Max s’entendit enfin reprendre la parole, avec un débit haché : « oh si ça l’est ! Putain, et comment que c’est terminé ! »

Il descendit de la table d’un bond survolté de ses triceps, et se planta face à la couverture de magazine aux manches de chemises retroussées. Il sentait ses narines se dilater et une veine palpitante qui affleurait sur sa tempe. Son cœur cognait comme jamais dans sa poitrine.

« Bordel, qu’est-ce que vous m’avez fait Franck ?!! » Il lui avait hurlé en plein visage, postillonnant copieusement. Ses mains tremblaient. Il se rendit compte qu’il était à un doigt de le frapper. Brutalement.

Pourtant Franck soutint l’intensité de son regard sans broncher... Comme un boxeur professionnel qui jauge son adversaire avant un combat qui n’était pas joué d’avance… Il ne recula pas.

Marie intervint, se plaçant entre les deux hommes : « Wow-wow-wow ! Doucement ! Calme-toi, Max ! » Elle regardait alternativement son ex, avec circonspection, se demandant s’il allait mordre ou juste continuer à aboyer, et Franck, qui restait immobile... Elle semblait avoir repris du poil de la bête plutôt rapidement. Elle s’adressa à leur hôte, qui ne lâchait pas Max des yeux :        

« Franck ? Hou-hou ? Peux-tu répondre à la question s’il te plaît ? A l’évidence il s’est passé quelque chose et c’était assez flippant pour tout dire… C’était quoi au juste ? Une réaction normale ou pas du tout ? »

Max ajouta son grain de sel en approchant encore son visage des yeux bleus qui le sondaient sans vergogne : « Oui Franck ! S’il vous plaît ! Dites-nous que c’est normal de ne plus pouvoir respirer et de se sentir partir quand on fait de la PUTAIN DE MEDECINE DOUCE A LA CON DANS UN SOUS-SOL DE MERDE !!!! »

 Sa voix était passée sans lui demander au volume maximum. Il eut l’impression de s’arracher les cordes vocales au passage. Puis Max s’aperçut qu’il ne hurlait pas parce qu’il avait eu très peur.

 Il hurlait parce que c’était délicieux.

Autre fait surprenant : il avait réellement envie de se battre. Il ne se souvenait pas quand ça lui était arrivé pour la dernière fois… Au collège peut-être bien ?

Peut-être, oui. Mais jamais comme ça.

Il ressentait l’envie de mordre de toutes ses forces dans le nez du connard en face de lui.

Franck fit mine de reprendre ses esprits (« comme s’il les avait jamais perdu cet enfoiré… » se dit Max, les poings serrés), fit un pas en arrière et détourna le regard vers Marie, essayant clairement de désamorcer la situation :

« Écoutez, ça ne m’était jamais arrivé auparavant. » Il leva ses deux mains, paumes tournées vers eux : « Mais j’avais déjà entendu parler de réactions similaires. Des histoires qui tournaient au Japon… Je pensais que tout ça, c’étaient des bobards inventés par les anciens pour nous tenir disciplinés, d’accord ? »

_ Tu bricolais quoi dans mon putain de ventre ?! Et t’étais dans ma tête aussi, hein ?!» Max avait baissé d’un ton. Mais il était passé au tutoiement pour rendre les choses plus…  Eh bien disons… plus intéressantes ?

Marie prit la parole. Se mettant en face de Max :

« Qu’est-ce qui t’arrives ? On peut en parler calmement ? Il a dit qu’il était désolé non ?! 

_ Non. Il n’a rien dit de tel Marie. Mais regarde- le ! Il a l’air aussi ému qu’un chat qui regarde une souris convulser par terre ! » se disant, il agita une main ouverte et provocatrice sous le nez de Franck. Ce dernier, de façon particulièrement frustrante, ne réagit toujours pas… 

_ ON SE CALME MAINTENANT, OK ?! » c’était au tour de la chanteuse d’hausser le ton. Sa voix se réverbéra sous les voûtes de pierre pendant quelques secondes… Un silence se fit.

 « Et elle a à peine utilisé cinquante pour cent de son coffre », pensa Max. « Si elle gueule pour de bon, dans un tel endroit, on va perdre une partie de nos capacités auditives, obligé. » Cette pensée provoqua un début de sourire tout à fait inattendu et mit fin, de manière soudaine, à son pétage de plomb…

Il s’aperçut alors que son corps était devenu trop lourd. Comme s’il avait un gigantesque coup de barre. Il fut pris de vertiges.

Il chercha la table en tâtonnant derrière lui pour essayer de se poser. Marie le prit par le bras et l’aida : « Respire Max… C’est fini maintenant. Voilà… Assieds-toi. »

Max porta la main à son visage. Il commençait à avoir mal à la tête.

Franck s’approcha, avec circonspection. Il eut le bon goût de prendre un air contrit en s’adressant à son invité :

_ Max, je vous assure que j’ai fait cela un nombre incalculable de fois et jamais personne n’avait réagi comme ça. Jamais aussi violemment. Mon avis est que vous avez apporté avec vous une pathologie, probablement psychique, que, à l’évidence, je ne peux traiter telle quelle. J’ai été présomptueux, voilà. J’ai peut-être effectué des manipulations d’énergies qui ont déclenché votre crise. Veuillez m’en excuser. Mais je ne pensais sincèrement pas faire de mal : au pire, vous seriez simplement sorti de chez moi calme et reposé. Voilà comment cela devait se passer. »

                        Max pensa : « Ben voyons… Il va insinuer que c’est de ma faute en plus… » A mesure qu’il écoutait son discours de merde, son accès de vertiges s’atténua.

La chaleur dans son ventre refaisait surface.

Il leva les yeux vers Mr Parfait…

 Tout ce qu’il vit fut un ersatz de présentateur télé à la con essayant de donner l’impression qu’il ressentait une réelle empathie pour ses candidats…

 Il en eût la nausée.

 Alors il lui sourit. Le visage de Franck sembla pris d’un doute affreux en voyant les lèvres de son invité s’écarter de cette manière assez perturbante…

« Vous savez quoi ? » Max était repassé au vouvoiement :

« Vous mentez comme un candidat à la mairie de Paris. »

Il avait prononcé ces paroles calmement, détachant soigneusement chaque mot.

« Et c’est pas un compliment… »

 Franck sembla se reprendre et partit d’un rire poli, comme si rien de tout cela n’avait de prise sur sa personne…

Cependant, son vis-à-vis se redressa et se campa sur ses jambes, afin mieux jauger les iris pris dans un givre gris auxquels il faisait face.

L’atmosphère du sous-sol, déjà lourde, se fit plus épaisse encore.

Marie intervint encore : « Les mecs… » mais elle ne sut quoi ajouter.

Le cœur de Max battait encore très fort dans sa poitrine. Et il avait chaud malgré la fraîcheur des lieux. Son ventre irradiait. Il n’avait aucune idée de ce que ce type avait essayé de lui faire… Ou lui avait fait… Il savait juste que ce n’était pas par souci d’altruisme.

Et il avait une autre certitude. Celle d’avoir envie de briser son visage de playboy.

Malgré cela, il se sentait étrangement bien. Comme en phase avec lui-même. C’était plutôt agréable en fait...

Franck, l’air parfaitement maître de lui, ne semblait nullement inquiet de cette franche animosité.

Il reprit la parole, s’adressant de nouveau à eux comme un maître à ses disciples :

« Je suis toujours convaincu de pouvoir vous aider. Peut-être pas aujourd’hui, mais en parallèle d’une assistance médicale. Vous avez besoin de toute l’aide que vous pourrez trouver. Nous avons peut-être découvert un blocage important. Revenez me voir quand vous serez stabilisé, et, surtout, quand vous vous sentirez prêt. Ma porte vous reste ouverte. D’accord ? »

Max essaya de ne pas lui sauter dessus en l’écoutant. Une partie de son esprit lui murmura : « oh oui, je reviendrai pour vous plus tard Monsieur BCBG. Mais sans Marie dans les pattes. Et là… »

Il fut atterré de s’entendre penser de pareilles inepties. Il n’était plus en pleine crise d’adolescence bon sang ! Il avait juste eu une réaction inattendue, probablement due à un état psychologique déplorable. Ce n’était qu’un symptôme de plus qui prouvait que oui, il avait effectivement besoin d’une aide médicale. Et le reiki ne pouvait rien pour lui en l’état actuel des choses.

Il était peut-être temps de se résigner : il allait très probablement se retrouver dans une chambre qui sentait le désinfectant, défoncé aux médicaments. Et ce, pour une durée indéterminée…

Cette fois, la réflexion familière ne généra pas la peur qui allait avec. Il voyait les choses avec un recul qu’il n’avait pas expérimenté depuis… Quand ? Il s’était peut-être passé quelque chose de positif sur cette table après tout. Sans regarder Marie, il dit :

« Bon. On s’est tous trompés. Ça arrive. On se reverra bientôt de toute façon. » Il n’avait aucunement l’intention de revoir Franck de sitôt. Consciemment, du moins… « Tu viens Marie ? On va y aller. Je voudrais rentrer. 

_ Euh… OK… ça va ? T’as l’air bizarre. On devrait rester un peu pour que tu boives un jus d’orange ou quelque chose comme ça je pense… T’es tout pâle.

_ Non merci m’man. J’ai envie d’y aller maintenant. »

La surprise écarquilla légèrement les yeux de la chanteuse. Max se rendit compte qu’il avait blessé Marie avec sa pauvre réplique. Et aussi qu’il s’en foutait pas mal.

« Je vous accompagne vers la sortie. » Franck se comportait toujours en hôte cinq étoiles. Max prit une grande inspiration et prit sur lui :

« On devrait pouvoir retrouver tous seuls, mais merci. »

Ils se dirigèrent tous les trois vers la sortie.

Le temps d’arriver à la porte d’entrée de la demeure, personne ne dit un mot. Max marchait devant tout seul. Essayant de comprendre où il en était… « Au moins ça, ça ne change pas… » se dit-il avec amertume. La fatigue était revenue, plus profonde…

Marie embrassa Franck (« On s’appelle, merci d’avoir essayé ») et Max lui serra brièvement la main, histoire de se débarrasser du protocole et de se barrer au plus vite. Il le fit uniquement parce qu’il ne voulait pas faire plus d’histoire aujourd’hui, et surtout, il ne souhaitait pas entendre Marie le réprimander dans la voiture. Il sentait qu’il pourrait réagir de manière désagréable. Franck, en lui serrant la main, lui dit à l’oreille quelque chose qu’il ne comptait pas oublier, qui sonna comme une provocation, peut-être même un avertissement :

« On se reverra, Max. J’en suis certain. » Max ne trouva rien de mieux à répondre que :

« si vous le dites… »

L’épuisement qu’il ressentait à cet instant l’empêchait de trouver mieux. Il grimpa dans la 206, mit sa ceinture et ferma les yeux pendant que Marie entamait sa manœuvre…  

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