Chapitre dix : souvenir de Zhi

Par Aoren

Chapitre dix : Souvenir de Zhi

 

J’avance. C’est marche ou crève, alors j’avance.

Avant, c’était marche ou rêve. Avant, quand je vivais encore avec ma mère, avant que les marais s’élargissent et inondent nos campements de leurs eaux boueuses, avant que les pluies tombent encore et encore, avant que nous finissions presque noyés sous les torrents, avant que les récoltes diminuent. Rien ne pousse jamais, dans les marais. Enfin, plus maintenant. Quand j’étais plus jeunes, les fidrin, les herbes des marais, s’élevaient plus haut que moi. On en gardait presque un quart, et on donnait le reste à la Cour, qui s’en servait pour des bouillons, des beignets à l’orchidée ou que sais-je encore. Nous, on en faisait juste du pain, avec un peu d’eau et des feuilles d’aulne, deux pain par jour, puis un un seul, puis quatre bouchées, puis deux. Puis plus du tout. Enfin, pour moi. Pour Bao, la ration n’a jamais diminué.

Avant, ma mère me portais pour que je n’aie pas à marcher et mon cœur était encore assez tendre pour rêver. Mais elle m’a laissée tomber et mon innocence s’est fracassée sur le sol boueux des marais.

Là d’où je viens, il vaut mieux avoir un fils qu’une fille. Quand les enfants grandissent, c’est l’un des garçons qui s’occupe des parents et les héberge. Eux aussi qui ont accès aux postes importants. Une fille, si elle est belle, peut toujours se faire dame de compagnie, ou fille de joie. Il n’y a qu’à la cour ou en ville que les femmes ont une place, même minuscule. Les autres, dans les campagnes, ne servent à rien, bouches à nourrir inutiles, main d’œuvre tout juste bonne à entretenir les récoltes. Si un fils meurt, on posera une part du repas familial chaque soir sur son autel. Si une fille meurt, on se dira « bon débarras ».

Dans ma famille, on était six filles et un seul garçon, Bao. Mes parents avaient déjà perdus trois fils, morts bébés ou en bas-âge à cause des tempêtes des marais et des maladies qui circulaient, alors, évidemment, Bao était leur trésor, leur victoire, leur petit chéri. Même son prénom voulait dire « précieux ».

Une fois par mois, une dame de la cour, couverte d’un masque en forme de chat du front au menton, avec une coiffure tellement compliquée que la regarder me donnait mal à la tête et une robe rouge ourlée de doré, brodée de perles aussi grosses que mes molaires, passait dans le marais, frappait à la porte de nos maisons sur pilotis et offrait de prendre les filles. Sans rien demander en retour, juste par générosité. Enfin, c’est ce qu’elle disait. Et de toute façon, si ça nous débarrassait des filles, personne n’allait poser de questions.

Le premier mois, ma mère lui a claqué la porte au nez sans même l’écouter. Le deuxième, elle lui a hurlé dessus qu’elle n’abandonnerait jamais aucun des ses enfants. Le troisième, elle a donné la plus jeune d’entre nous, pure comme la rosée du matin et douce comme la brise d’été. On se débarrasse toujours des plus petits en premier, parce qu’ils n’ont pas la force de travailler beaucoup. Le quatrième mois, elle a abandonné une autre de mes sœurs, moins belle mais plus joyeuse. Le cinquième mois, j’ai su que cela allait être mon tour.

Je me figurais naïvement que la dame de la cour faisait de mes sœurs des princesses ou des nobles, ou bien des servantes dans les palais, ou encore marchandes à la ville. Je l’attendais. J’avais préparé mon sac : une tunique en toile, quelques pousses de fidrin pour la route, des fleurs de tamaris à accrocher dans mes cheveux. Je me sentais très honorée de partir comme ça : ainsi, mes parents ne me jetaient pas dehors, ils m’offraient une vie meilleure et se séparaient de moi pour mon bien.

Le cinquième mois, la femme n’est pas venue.

Le sixième, les impôts sur les récoltes ont augmenté et j’ai été privée de la moitié de ma ration car Bao grandissait à vue d’oeil et avait besoin de beaucoup de nourriture pour devenir un beau jeune homme bien bâti.

Le septième, on m’a interdit de manger les récoltes. J’étais la moins belle des quatre filles restantes, celle pour qui l’avenir était scellé : travail dans les marais jusqu’à ce que mort s’ensuive, tandis que les autres auraient toujours l’espoir d’atteindre la ville. Deux jours plus tard, la femme est revenue et ma mère a dû la supplier pour qu’elle accepte de prendre une fille laide et affamée comme moi, à peine capable de tenir debout.

On m’a jetée sans ménagement dans une barque tout le long du trajet à travers les marais, et plus tard dans la soute d’un bateau, le long du fleuve Shuiliu. Il y avait d’autres filles avec moi, certaines de mon village, d’autre qui m’étaient inconnues. Au début, on appelait à l’aide, on demandait où on allait, pourquoi, dans combien de temps est-ce qu’on arriverait, mais personne ne nous répondait. Nos gorges se sont asséchées, trop rouillées pour crier, trop nouées pour parler.

L’air sentait la sueur, les excréments et la mort. Les mouvements des filles se sont raréfiés, le bruit des respirations s’est peu à peu assourdi. Au bout d’un moment, on nous a donné de l’eau, et quatre ou cinq filles se sont ruées avec moi sur la coupe tremblotante au milieu de la pièce noire. Une prisonnière aux joues creuses s’est penchée pour boire, boire mon eau, mon eau à moi, soif, soif, soif, de l’eau, enfin. Elle a incliné la coupe. Non. J’ai agrippé ses longs cheveux noirs et je l’ai tirée en arrière. Elle a hurlé et sa tête a fait un drôle de bruit en touchant le sol. J’ai voulu prendre une gorgée de l’eau qui miroitait juste devant moi, mais une autre fille s’est approchée. Non, pas mon eau. Personne ne prendra ma part. Pas cette fois. On m’avait déjà privée trop longtemps au profit d’autres. Je l’ai frappée, quelque part au visage qui a craqué. Personne. Je ne me contrôlais plus. Je distribuais les coups de poings, un nez tordu, coup, un estomac vide, coup, un bras bleui par un père en colère, coup, coup, coup, les filles tombaient comme des mouches, ou elles dormaient, ou elles pleuraient, je ne sais pas, je ne sais plus, ça n’avait pas d’importance, rien n’avait plus d’importance, en fait, il n’y avait plus rien, ni les roulis du bateau, ni les corps des filles, ni la femme au masque de chat, quelque part sur le pont. Il n’y avait plus rien, à part l’eau et ma soif.

Quand il n’y eut plus personne entre moi et la coupe, je l’ai portée à mes lèvres et j’ai bu. Le liquide a glissé le long de mon menton crasseux, sur mes doigts crispés, goutté sur le sol, mais il y en avait encore assez pour une carcasse de Zhi desséchée.

J’étais seule dans la soute. Quelqu’un a ouvert la porte et m’a traînée sur le pont. Le masque de chat avait les yeux plissés par un sourire et ses moustaches frémissaient. Au loin, derrière les vagues tourmentées du fleuves, j’ai vu des dunes dorées onduler et des palmiers, secoués par un éclat de rire, se balancer au rythme du vent.

 

Maintenant, je ne suis plus sur le bateau. J’avance. On nous fait marcher dans le désert depuis qu’on a quitté le fleuve. Il doit rester une cinquantaine de filles, toutes issues de bateaux différents. Nos gardiens ne parlent pas la même langue que nous, mais j’ai cru entendre le mot « Banhani », la capitale de Desalih. Loin de mon pays, loin du marais, loin de Bao qui rit dans notre maison sur pilotis, qui rit tandis que papa lui caresse les cheveux, que maman l’appelle « mon trésor » et que mes sœurs crèvent de faim pour lui.

Le vent envoie du sable dans mes yeux, dans mes cheveux que j’ai tressés pour qu’ils ne s’emmêlent pas, dans mes oreilles et les bouche pour que je n’entende plus la langue des gardiens, droits sur leurs chameaux, qui nous fouettent pour nous faire marcher. Je n’entend plus rien, ni les cris des filles, ni ceux du vent.

J’avance. Je sais qu’on va nous vendre à la ville, d’ici un bon millier de dunes et de tempêtes de sable. J’avance. Mes pieds avalent les kilomètres, avalent le désert qui défile sous moi, avalent la distance qui nous sépare de Banhani, et en rien de temps, je suis arrivée.

Les voleurs sourient et me font signe pour que je m’approche. Il veulent me dépouiller, mais je n’ai rien, alors ils me poussent vers des hommes qui tentent de me fourrer une étrange substance dans la bouche, mais je n’ai pas l’argent pour la payer, alors ils me cachent derrière une maison creusée dans le sable et la roche. Ils me frappent, comme j’ai frappé les autres filles pour quelques gorgées d’eau, dans la soute, ils sont des animaux, comme j’ai été un animal avant eux, esclave de mon instinct, ils me frappent pour oublier. Leur sang bout sous leur peau et il me brûle les joues. En un instant, les gardiens, les chameaux, et le groupe ont disparu. Je suis seule, sans défense. Les marchands rient à gorge déployée, la foule chuchote et me pointe du doigt, la peur danse avec les ombres de la cité. Les hommes sont toujours là. Ils rient, eux aussi. L’un d’entre eux me prend la main de force pour me faire valser avec lui. Je lève la tête vers la lune, ronde et brillante, la suppliant de m’aider.

La lune se penche par dessus l’océan d’étoiles qui nous sépare, et elle m’aperçoit, minuscule, fragile, perdue. Seule.

Elle ferme les yeux pour ne pas voir ce qu’ils me font.

 

Quand je me réveille, il n’y a plus d’hommes, plus de lune, juste un ciel trop lourd, trop bleu. Aveuglant. Je suis allongée par terre, dans la poussière. Le sang bat contre mes tempes et coule de mon nez. Deux pieds s’arrêtent devant moi, et un vieillard s’accroupit. Barbe blanche, yeux noirs, sari rouge. Il penche la tête sur le côté et lisse sa moustache entre deux doigts.

Il ressemble à un sorcier fou, sorti de son atelier pour chercher des ingrédients. Il a de la poudre à canon dans les cheveux et des schémas géométriques plein la tête.

- Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, toi ?

Il me regarde avec indulgence et gentillesse. Il ne ressemble plus à un sorcier fou, mais à un grand-père protecteur et attentionné. À mon sauveur.

Je lui souris entre les larmes qui dévalent mes joues.

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