Chapitre onze : souvenir de Zhi

Par Aoren

Chapitre onze : Souvenir de Zhi

 

Je slalome entre les étals. C’est moi la plus rapide ; plus rapide que Hai, plus rapide que Anoulak, plus rapide que Pyrrha. Plus rapide que tous ceux qui sont venus avant et tous ceux qui viendront après. Pas parce que je suis talentueuse, non, mais car j’ai deux motivations : l’argent, et rendre Ganesh fier de moi. Les autres n’en ont qu’une : gagner assez pour survivre.

Ganesh, c’est l’homme au sari rouge et doré qui m’a repêchée dans la rue, puis recueillie chez lui. Il m’a parlé de son projet d’entreprise de livraisons, je l’ai aidé à concrétiser ce qui n’était autrefois qu’une simple idée. Il m’a présentée à des ivrognes, des truands et des voleurs, j’ai transformé sa petite poste en trafic secret. Il a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, il m’a offert ma vie dans un écrin de velours et je l’ai acceptée. Je suis la fillette avec des tresses, la silhouette cachée derrière le vieil homme. Mais le vieil homme viendra à mourir, et ce jour-là, je serai prête à prendre la relève.

Je me démène pour toujours être sa coursière préférée, son homme de main préféré. Pour qu’il me choisisse toujours quoi qu’il arrive, moi et personne d’autre. Parce qu’ici, j’ai appris que le monde était rempli de petits Bao, choyés et précieux, mais que je n’avais pas à leur obéir. Parce qu’ici, j’ai appris que je pouvais être quelqu’un, grâce à Ganesh. Grâce à mon protecteur.

Je mémorise le nom de chaque garde, chaque livreur, chaque avenue. Chaque commerce, chaque marchand, chaque rue, je connais tout par cœur, que ce soit la ville ou ses habitants. Oh, bien sûr, il y a bien un ou deux crève-la-faim qui moisissent dont je ne me soucie pas, mais je connais chaque personne et chaque lieu important. Je pourrais réciter le prénom des enfants, du conjoint et des parents de chaque employé. Je suis la meilleure, la première de la classe, et aucun Bao ne pourra m’enlever ça.

Notre trafic est bien rôdé : un prêt, trois mois pour rembourser. Trois sabliers en forme d’éléphant en guise d’avertissement, à trois jours d’intervalle chacun. Et après le dernier, un massacre, mais personne ne s’en rend jamais compte, car nos emprunteurs ne sont rien, des carcasses vides et affamées sans aucun proche. Ou alors, il nous suffit de les faire disparaître, eux aussi.

La Salle aux Sabliers, comme nous l’appelons, se trouve derrière une porte dérobée, elle-même cachée par une étagère. C’est là qu’on entrepose l’argent à prêter, ou celui dérobé après l’assassinat d’un emprunteur. C’est là aussi que se réunit notre petite équipe de prêteurs sur gages : le voleur, le tueur, le secrétaire, Ganesh, et moi.

Oui, notre trafic est bien rôdé, tellement bien rôdé que nous n’avons bientôt plus besoin de livrer des paquets inoffensifs, et nous concentrons uniquement sur les sabliers.

Je suis la plus rapide, la préférée de Ganesh, la meilleure, la première de la classe, et rien ni personne ne pourra me reprendre ça. Parce que c’est à moi.

 

Je fume tranquillement au fond du hangar, m’attardant après les dernières livraisons de la journée, quand j’entends le bruit caractéristique de l’étagère qui coulisse sur le sol. Je sursaute et tâte la poche de ma tunique pour y sentir la bosse réconfortante de ma dague. Qui peu bien pénétrer dans la pièce secrète, à cette heure ? Je crispe les doigts autour du manche pour les empêcher de trembler. Je serais prête à tueur quiconque découvrira nos manigances, mettant en péril nos vies et notre secret.

Mais je n’en ai pas besoin : ce ne sont pas des cambrioleurs, mais Ganesh et Pyrrha, ma collègue de livraison. Mon protecteur m’avait dit qu’on pourrait recompter l’argent, mais je pensais qu’il avait oublié. Visiblement, non. Il avait juste prévu de le faire avec quelqu’un d’autre, au final.

- Je vais y aller avec Pyrrha, ce soir, déclare Ganesh en réponse à mon regard interrogateur. Tu peux rentrer chez toi.

Je baisse les yeux et me mords les lèvres pour refouler les larmes qui me montent aux yeux.

- D’accord.

Je regarde l’ombre de Pyrrha s’effacer et se fondre dans celle de la Salle aux Sabliers.

 

J’écrase ma cigarette sur le sol et me laisse glisser le long du mur. Pourquoi elle et pas moi ? Une larme se fraie un chemin entre mes cils et s’écrase sur le col de ma tunique. Pourquoi elle et pas moi ? J’ai appris le nom de chaque garde, chaque boutique, chaque rue. Je cours plus vite que tous les livreurs réunis, je détiens tous les records et je gère le trafic d’une main de maître, peut-être même mieux que Ganesh lui-même, alors pourquoi elle et pas moi ? Il est où, il est quand, le pas de travers qui m’a fait perdre sa confiance ?

Le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais dû m’en douter. Depuis quelques jours, je voyais bien qu’il s’intéressait à Pyrrha et qu’elle était plus rapide que d’habitude. J’aurais dû savoir qu’il voudrait la rallier au trafic.

Je me rappelle le trajet en bateau le long du fleuve Shuiliu, il y a déjà plusieurs années, la soif qui m’habitait et l’instinct animal qui m’a saisie lorsqu’on nous a enfin apporté de l’eau. Je me souviens de la sensation, qui est encore marquée au fer rouge dans ma peau.

Mon corps se rappelle et se souvient, il se cache derrière une étagère, il attend que Ganesh soit sortit avec Pyrrha, puis il attrape la fille par le poignet et plaque une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Il sort la dague de ma poche et regarde la lame s’enfoncer dans la chair tendre de Pyrrha, de son ennemie, de celle qui a failli prendre sa place. Puis il recule dans l’ombre.

Je retire la dague et l’essuie sur mon pantalon.

J’ai trop cédé ce qui m’appartenait à des petits Bao en sucre filé. Maintenant, je refuse.

Je suis la plus rapide, la préférée de Ganesh, la meilleure, la première de la classe, et rien ni personne ne pourra me reprendre ça.

 

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