Chapitre douze
Le lendemain, je me réveille tard, perturbée parce que je ne suis pas recroquevillée sur de la paille rêche, mais pelotonnée dans un vrai lit, avec des draps en coton, et qu’en plus la pièce sent la cardamone et le safran, et pas le rat crevé et la poussière comme j’y suis habituée. Il me faut plusieurs minutes pour me rappeler que je suis à la Crypte, dans un dortoir pour deux que je partage avec Indra, et pas dans le misérable taudis que j’ai la prétention d’appeler « chez moi ». Hier, après être revenue de la salle des artefacts avec Hai, les asarae ont essayé de nous embarquer pour les aider à terminer la montagne de vaisselle. Mon ami s’est éclipsé si vite que je n’ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. Enlever le sari, les bracelets et les bagues a duré trop longtemps pour que je puisse compter les minutes. Ensuite, j’étais tellement fatiguée que je me suis glissée dans la chambre d’Indra, avec pour projet de dormir un siècle ou deux.
À défaut de plusieurs siècles, j’ai somnolé trois heures, et la journée est déjà bien avancée quand je finis de prendre mon petit-déjeuner – pas étonnant, quand se couche tôt le matin après une nuit de festivités. Et c’est là que l’idée me frappe (si fort que je me retourne pour vérifier que personne ne m’a lancé quelque chose à la tête) : il faut que je retrouve Meh. Il faut dire qu’entre mon évasion, la découverte des filles sans cheveux, l’entraînement, et la cérémonie, je n’ai pas eu une seconde pour penser à elle. Je compte les semaines sur mes doigts – une, deux, trois, quatre, cinq. Cinq semaines qu’elle moisit dans un cachot, avec de multiples brûlures, voire pire, une angoisse grandissante et aucun espoir d’être sauvée. Comment est-ce que j’ai pu être obnubilée par les asarae au point d’oublier celle qui a suscité en moi les premières questions ? Je ne termine même pas mon repas – d’ailleurs, depuis quand est-ce que j’ai plus d’un repas par jour, moi ? - et file directement voir Indra.
- Quand tu m’as libérée, j’étais où ?
- Hein ?
Elle lève vers moi un regard encore embrumée de sommeil, et je devine que je la tire du lit.
- Quand tu m’a libérée de la prison de l’Éléphant, j’étais où ?
- Je ne sais plus trop, répond-elle d’une voix pâteuse. J’ai suivi l’Amulette plus que les panneaux. C’était dans les quartiers ouvriers, je crois. Et près du port. Je m’en souviens parce que j’avais envisagé de me baigner, avant de me rappeler à quel point l’eau est polluée…
Je soupire, et les paroles de Baba Ibis, après mon opération, me reviennent en mémoire. Elle se trouve sous un entrepôt des quartiers industriels, celui qui est le plus près du port. C’est déjà un peu plus que simplement « le port », mais toujours pas beaucoup.
- Dis, Indra, je demande encore, tu saurais reconnaître l’endroit où j’étais, si tu le voyais ?
- Je… pense, oui, peut-être. Pourquoi ?
Je lui adresse un sourire éclatant. Sauver Meh pourrait s’avérer plus facile que je ne le crois.
Une heure plus tard, ça me semble encore plus facile. Il y avait quatorze entrepôts alignés, à environ la même distance du port. Et nous n’avons eu aucun mal à reconnaître celui où j’étais enfermée, car il y avait un petit sablier à tête d’éléphant gravé sur l’enseigne. Un sablier… Comme ceux que je livrais. Voilà qui laisse à penser (et qui me confirme presque) que Ganesh est bel et bien l’Éléphant, et qu’il m’a enlevée car j’avais cassé un sablier. Mais pourquoi voulait-il que je rejoigne ses rangs ? Savait-il que j’étais une fille sans cheveux ? Probablement.
Indra et moi faisons le tour du bâtiment et trouvons Meh, endormie (ou évanouie) dans la cellule où je me trouvais avant elle, celle avec un énorme trou vers l’extérieur. Elle doit être vraiment affaiblie, pour ne pas avoir tenté d’escalader les murs. Je l’aurais fait moi-même sans mon épaule blessée. En tout cas, après mon évasion, ils auraient dû trouver comment j’ai fait. Mais ils ont remis la belle jeune femme dans ce même cachot. C’est presque comme si on voulait qu’elle s’échappe, elle aussi.
Je remarque alors les marques sur ses bras, rouge vif et couvertes de cloques. Je me rappelle le sourire mauvais des deux gardes, ainsi que leurs tiges en fer, et me mords la lèvre. Je n’aurais pas dû attendre aussi longtemps pour revenir.
- Sortons-la d’ici, je chuchote à mon amie.
Elle secoue fermement la tête.
- Pas en plein jour. C’est beaucoup trop risqué. Attendons la nuit, plutôt.
Nous retournons donc à l’entrepôt dès la tombée du soir, armées de plusieurs dagues et d’une corde.
- C’est pas un peu exagéré ? j’ai lancé en voyant Indra en cacher dans les moindres plis de ses vêtements.
- Mieux vaut se préparer au pire.
- Alors on ne devrait pas prendre des renforts ?
- Et attirer l’attention ? Bien sûr que non. Ne t’inquiète pas, je quadrillerai le quartier pour vérifier qu’il n’y a personne. Et puis on sait plutôt bien se battre, toi et moi.
Maintenant, accroupies dans le sable, nous lançons la corde dans le trou, et je souffle :
- Meh ?
Elle ne bouge pas.
- Meh ? j’insiste. C’est moi, Keya. La fille qui était avec toi la dernière fois. On va te sortir de là.
Elle ouvre faiblement les paupières.
- Keya ?
- Oui ! j’acquiesce, soulagée qu’elle soir en vie. Aide-toi de la corde pour grimper contre la paroi, on va t’aider à te hisser jusqu’en haut. Tu t’en sens capable ?
- Oui… je crois que oui.
Escalader les sept mètres qui la séparent de la surface lui prend plus d’une demi-heure. Elle se hisse péniblement, laborieusement, et plusieurs des marques de brûlures sur ses bras se mettent à suinter.
- Allez !
Des pas font crisser le sable poussiéreux. Je me doutais qu’il faisaient des rondes de nuit, mais Indra m’avait certifié qu’elle avait sécurisé le périmètre quand elle s’est absentée il y a une dizaine de minutes. Je la regarde sans comprendre tandis que les pieds du garde projettent leur ombre monstrueuse sur le sol.
- Je ne sais pas d’où il vient ! Il n’y avait personne quand j’ai vérifié tout à l’heure.
Ses yeux s’ouvrent en grand, comme ceux d’un lapin pris au piège.
- C’est pas grave, je soupire en pensant le contraire. Contentons-nous de sortir d’ici.
Meh se traîne péniblement hors de sa cellule en gémissant de douleur : ses blessures doivent lui faire atrocement mal. Au même moment, le garde nous aperçoit et hurle :
- Hé ! Qu’est-ce que vous faites, là ?
Un de ses confrères accourt, mais une voix, plus claire et féminine, les coupe :
- Laissez. Je vais m’occuper d’elles.
Le bras droite de l’Éléphant, je pense. La fille s’avance, encapuchonnée de noir. Deux shuriken brillent dans ses paumes, et j’entends Indra se tortiller pour attraper ses dagues. Je fouille dans ma poche arrière et en sors un couteau, avant de m’avancer, tel un chien aux crocs luisants sous le clair de lune. Je lève la tête. L’astre presque rond nous baigne de sa lumière rouge : d’ici un ou deux jours, ce sera la lune de sang.
- Vraiment, fait le bras droit, me tirant de mes rêveries, de si belles jeune filles… c’est du gâchis. Dommage que personne ne puisse en profiter.
La voix me dit quelque chose (ou plutôt quelqu’un), mais je ne sais plus quoi…
- Pourtant, j’ai essayé de vous donner une chance. Enfin, pour deux d’entre vous. Je vous ai presque forcées à vous échapper… Mais là, les deux autres m’ont vue. Si je vous laisse filer, le patron ne sera pas très content.
Elle fait tourner les shuriken entre ses doigts.
- Ton patron ? je lance. Tu veux dire l’Éléphant ?
- Oui. Autrement dit, Ganesh.
Alors, j’avais vu juste à ce sujet. Même si c’est étrange qu’elle me l’avoue aussi directement.
- Ah ouais, tu le balances comme ça, toi ? Et puis d’abord, il me veut dans son équipe, rappelle-toi. Tu ne peux rien me faire.
Elle ricane et abaisse d’un coup sec sa capuche. Tresses noires, yeux noirs, peau brun doré. Zhi. Je retiens mon souffle. Petit à petit, les pièces du puzzle s’assemblent.
- Qu’est-ce que…
- Que ce soit bien clair, grince-t-elle, le regard rageur. Je suis la seule à être dans son équipe. Il n’a besoin de personne d’autre. Ni d’un joli minois à épouser. Ni d’une ex-livreuse trop curieuse. Et encore moins d’une chauve qui n’a rien à faire ici. Je lui suffis.
Tout s’éclaire enfin. Ma bouche s’ouvre et se met à parler, alors même que mon cerveau peine à assimiler les révélations :
- C’est pour ça que tu as brûlé Meh, même s’il ne voulait pas l’abîmer. Tu espérais la rendre indésirable. C’est pour ça aussi que tu nous a mises dans cette cellule avec un plafond troué, pour qu’on puisse s’enfuir. C’est pour ça que tu ne me donnais pas d’informations sur l’Éléphant, toi qui connais pourtant tout dans cette ville. Tu protégeais Ganesh. Mais pourquoi ?
- Il m’a sauvée, quand j’étais plus jeune. Il est le seul à s’occuper de moi. Et je suis la seule à le comprendre, à saisir pourquoi il fait tout ça, à être assez bien pour lui. Mais ça, c’est trop difficile pour des gens comme vous. Tu me parlais souvent d’honorer cette mission que le type t’avais confiée au cours d’une livraison, mais tu ne sais même pas ce qu’est le vrai dévouement. Ce que c’est d’offrir sa vie, et sa mort, pour une seule et même cause.
La phrase que Hai m’a dite après mon opération me revient en mémoire : Ne t’en fais pas, j’ai dit à Zhi que tu étais malade et elle a convaincu le patron que tu reviendrais demain, et de ne pas te renvoyer. Elle a toujours su s’y prendre, avec lui. C’était toujours elle la plus rapide, toujours elle qui restait le plus tard, toujours elle qui faisait le plus de livraisons. Et tout ça pour quoi, pour faire ses preuves auprès d’un homme pareil, qui fait enfermer les jeunes filles et torturer leurs parents jusqu’à ce que mort s’en suive ? Effectivement, j’ai un peu de mal à comprendre. Il a beau lui avoir sauvé la vie, Zhi vaut mieux que ça.
- C’est comme ça que tu m’as kidnappée, je continue en pensant à mon enlèvement. À ce moment là, on était seules dans le hangar. Tu as attendu que je m’endorme. Et moi qui croyais que tu avais fini par partir et qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre… Comment as-tu pu me faire ça !
Son sourire s’étire comme un élastique, plus mauvais que jamais.
- Pour la cause.
- Quelle cause ? j’explose. Qu’est-ce que vous trafiquez, au fond ?
- Ça, tu n’as pas besoin de le savoir.
Là, plantée dans la poussière sous la lune rougeoyante, elle scintille d’une lueur effrayante. Je me sens trembler de terreur face à une fille que je croyais être ce qui se rapproche le plus d’une amie. Elle s’avance lentement vers nous, tel un prédateur acculant progressivement sa proie.
- Ganesh pense que je suis spéciale, je dis une fois de plus. Il veut que je rejoigne votre cause. Tu ne peux pas me faire de mal.
- Ne t’en fais pas pour Ganesh. Je lui dirais que vous vous êtes débattues, et que je n’ai pas eu le choix. Il s’en remettra. Il s’en remet toujours.
Les shuriken brillent plus fort que jamais.
Je retiens mon souffle, paralysée par la peur, incapable de bouger. Je regarde les étoiles de métal fendre l’air et atteindre leur cible une à une, tchak, tchak, tchak, dessine une ligne nette sur la joue d’Indra, se plante dans mon épaule, crève l’oeil de Meh. Elle hurle de douleur et porte la main à son visage, mais je n’arrive toujours pas à faire quoi que ce soit.
Finalement, c’est l’asarae qui se met en mouvement. Empoignant une de ses dagues, elle transperce l’avant-bras de Zhi avec un cri rageur, profitant de sa surprise pour lui entailler ensuite la cuisse.
La livreuse, manifestement habituée à se battre, se reprend aussitôt. Cessant d’utiliser ses armes, elle se met à distribuer les coups. Indra, petite et maigre, ne tarde pas à tomber à la renverse.
Mais ce n’est pas elle que la traîtresse souhaite affronter. Elle se tourne vers Meh et la fixe de ses yeux exorbités par la rage :
- Tu n’es qu’une…
Elle ne finit pas sa phrase, trop occupée à la passer à tabac. Elle sort un poignard et son bras dégoulinant de sang s’abat, une fois, deux fois, trois fois. Le sang gicle, éclaboussant le sable et les murs alentours.
Mes sens me reviennent soudainement.
- Arrête ! je crie en me ruant sur elle. Laisse-la tranquille !
J’essaie de la tirer par derrière, mais quelqu’un me retient.
- Ça ne sert à rien, Keya. C’est trop tard, assène Indra.
Je jette un dernier regard à Meh, petite forme rouge grenat, couverte de brûlures et recroquevillée sur le sol. Puis je fuis dans la nuit silencieuse, seulement troublée par les cris de la jeune fille, et la lune secoue la tête, désapprobatrice devant ma lâcheté.