Chapitre I – Baptême de feu

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

Ce roman comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peut bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Thèmes sensibles : allusions sexuelles, avortement (mentions), cadavres, colonialisme, gore (descriptions de blessures), feu (pyrophobie), gros mots (insultes genrées et racisées), horreur corporelle, maltraitance sur enfant / adolescent, meurtre, mort, sang, strangulation, suicide (mentions), violences physiques et psychologiques.

L’air chaud fait frémir le ciel.

Valère n’a que quinze ans, c’est le premier incendie auquel il assiste.

Un peu plus tôt dans l’après‑midi, il a distingué les contours orangés de l’usine vibrer au‑dessus des chapiteaux de la ville et en a averti son ami Savinien. À vélo, ils ont filé vers les complexes industriels pour retrouver leur coin favori : les abords condamnés des vieilles conserveries. Il leur a suffi d’écarter la pitoyable palissade de planches dépareillées pour garer leurs vélos dans l’arrière‑cour du réservoir. Puis ils ont escaladé le réverbère, en s’appuyant des pieds et des mains contre le mur attenant. Là, ils ont retrouvé leur repaire : un appentis connu d’eux seuls. Vue imprenable sur le reste de Carat. Ses boulevards dessinent une ligne en dents de scie contre les falaises grises du Valsevent. De leur perchoir, Valère et Savinien sont aux premières loges. Une centaine de mètres à peine les séparent du sinistre.

La ligne d’horizon clapote. C’est qu’on étouffe, sous ces latitudes quasi‑tropicales… Pourtant rien ne préparait Valère à cette fournaise : l’atmosphère a pris une consistance d’œufs brouillés. Dominant d’une vingtaine de mètres les autres toits du quartier, la silhouette austère des manufactures Morveau‑Bachelard flambe de part en part. Leur bâtiment déchire l’azur au‑dessus de lui, s’y cramponne désespérément. Un authentique mirage, du genre auquel succombent les voyageurs égarés dans le désert du Reg‑aux‑Rois.

« MALMORT », s’extasie Savinien sur la corniche d’à côté.

Tout en avalant la fumée de sa cigarette, Valère Sceau se retourne vers son meilleur ami ; le juron du jeune poète a interrompu sa rêverie. Avec ses vertigineux yeux d’acier, ses traits fins, sa stature élancée, Savinien Ducasse captive hommes et femmes sans effort. On ne compte plus ses petites amies, même s’il ne les garde pas bien longtemps. Valère l’envie en secret, lui qui au même âge honnit son propre menton, excessivement pointu, ou son nez, tellement retroussé qu’il expose ses narines sous tous les angles. Il ressort de son physique une impression d’avarice qui, d’après sa tante, l’a toujours desservi. Sous le soleil de Carat, leurs silhouettes rappellent deux rois sur un jeu d’échec. D’un côté Savinien et l’éblouissant uniforme à galons du lycée militaire Brice Noy, et de l’autre Valère, austère dans son gilet noir de barbier.

Perché sur le toit en tôle de la vieille conserverie, le jeune Ducasse fanfaronne :

« Sublime feu de joie ! Cela mérite quelques vers… Val, tu m’écoutes ?

— Moui, hésite celui‑ci en cherchant à tâtons un yo‑yo au fond de sa poche.

— Alors je reprends… Comme disait un grand auteur : “C'est face au feu que l'on se glace / et que le corps fait du surplace. Faut‑il attendre le dégel / tant que ses flammes nous flagellent ? Si nous tombons sur ce givré, / nul ne viendra nous délivrer. Lorsque le brasier jette un froid, / il faut surmonter son effroi…”

— Quel “grand auteur” ?

— Moi. »

Appuyé contre une cheminée, Valère tourne et retourne le yo‑yo entre ses doigts ; vieux tic. Il n’aime rien tant que d’en élancer la cordelette pour y arracher un long sifflement. D’habitude, le contact plat et métallique des deux disques encastrés le rassure. Mais aujourd’hui ses mains se figent et l’objet lové au creux de sa paume semble lui rendre un silence désapprobateur. Voire polaire.

« Ça crame depuis un moment, hésite soudain Valère. On devrait peut‑être… je ne sais pas. Rentrer ? Prévenir quelqu’un ?

— Allons, s’amuse Savinien. Il y a cinq‑cent‑mille habitants à Carat ! L’un d’entre eux s’en sera forcément chargé avant nous.

— Mais on avait rendez‑vous avec Zaza, je te rappelle…

— Oui, et alors ?

— Elle va se demander où on est. Ça pourrait inquiéter ta mère. »

Valère écrase son mégot contre le mur et jette à son ami un regard entendu. D’ailleurs, c’est leur dynamique : si Savinien fait preuve constamment d’insolence, c’est parce qu’il sait que quelqu’un sera toujours derrière lui pour l’arrêter.

« Puisqu’il le faut », soupire celui‑ci.

Le soulagement de Valère devient palpable lorsqu’il agrippe le haut du réverbère pour descendre de l’autre côté du toit. Savinien, qui se prépare à le suivre, aurait tout aussi bien pu le renvoyer à ses contradictions : « Qui a attiré notre attention sur l’incendie en premier ? Qui m’a suivi sans discuter pour profiter du spectacle ? ». Mais voilà : en une seconde, la fascination macabre de Valère pour ce feu a viré au dégoût.

Sans explication.

« Vinny, le hèle Valère en posant pied à terre dans la venelle. Il y a un mot dont je ne me rappelle plus. C’est… lorsqu’on se sent coupable, mais qu’on ne sait pas de quoi on est coupable.

— “Anxiété”, rit Savinien qui glisse à son tour vers le bas. Tu te poses trop de questions, Val ! La destruction est une forme de création, et…

— Φῶρες [1] », les fait sursauter une troisième voix au bout de la rue.

Les deux adolescents, tout à leur conversation, n’ont pas remarqué l’arrivée d’un autre individu dans l’allée. Lui aussi s’est arrêté brusquement en les découvrant.

Valère a un mauvais pressentiment ; cet homme est un véritable colosse. Aucune idée de ce que veut dire « φῶρες », mais ça ne sonne pas très flatteur. D’ailleurs, ils n’ont pas la même couleur. C’est un autochtone diamisse, aux habits rapiécés : des cheveux d’un brun cendré, presque noisette, encadrent son visage plat. Valère et Savinien, eux, descendent du fier peuple pluve. Pommettes saillantes, cheveux de jais et nez aquilin… Leur apparence révèle leur statut d’expatriés, de colons. Pour rester polis, les locaux les appellent même « Δεσποίνοι » : les responsables.

Et puis, il y a cette arme… Le nouveau venu tient dans ses mains épaisses un pied‑de‑biche. Avec une expression courroucée, aussi tendue que ses doigts sur la barre de métal.

Un cambrioleur ! Ou un assassin ? Pire, peut-être.

Avec horreur, Valère se rappelle qu’ils se trouvent au fond d’une impasse. S’il regardait en arrière, il ne verrait qu’un mur de briques et le puits des conserveries. Réescalader le mur leur prendrait trop de temps… Ce malfrat va les rattraper et laisser leurs cadavres sur place. On ne les retrouvera jamais.

« Il faut partir, murmure Valère à son ami dans leur ondéen maternel. Vinny…

— Reste naturel, ordonne celui‑ci dans la même langue. Lui aussi est en état d’infraction, je te signale. Il a juste peur qu’on le dénonce ! »

D’ailleurs l’indigène, sa première irritation passée, manifeste une certaine appréhension ; peut‑être se rend‑t‑il compte qu’il vient d’insulter deux Pluves ? Savinien en profite pour se refaire une contenance et lui lance un « Χαίρετε » des plus confiants.

« Bonsoir », répète machinalement Valère en diamarin.

Son ami parle mieux cette langue que lui puisqu’il l’étudie au lycée Brice Noy, en option. Valère s’est fait exclure un an plus tôt de cette cage dorée. Aussi, il a dû apprendre l’idiome des Diamisses sur le tas. Sa conjugaison laisse à désirer. Nonobstant, il s’y connaît assez pour comprendre ce que Savinien raconte à ses côtés :

« Tu tombes bien, citoyen. Nous nous sommes perdus, peux‑tu nous indiquer la sortie ? »

Pas de réponse ; les sourcils du Diamisse se froncent. Visiblement, le criminel n’a pas gobé ce bobard. Alors Valère, après avoir réprimé une grimace, en improvise un autre :

« Citoyen, mon frère sous‑préfet à Comité‑Salut‑Public, débite‑t‑il d’une traite. Pas de problème d’être là. »

Malgré leur maladresse, ces phrases semblent rassurer le voyou : sa nervosité laisse place à la confusion. Les Diamisses ne comprennent goutte aux grades et ministères de l’administration pluve qui sonnent à leurs oreilles comme autant de formules abracadabrantes. Une manière supplémentaire, pour le Sublime Empire colonial de Pluvède, de contrôler ses péons… ou de « protéger les honorés citoyens du Protectorat », à en croire les textes officiels.

L’expression de l’homme se détend en même temps que ses mains. Le pied‑de‑biche baisse de quelques centimètres.

Ouf !

Savinien affiche une mine interloquée, mais son ami l’entraîne déjà par la manche, vers l’avant. Mieux vaut filer avant que le voleur ne change d’avis.

Mais alors qu’il frôle de l’épaule le criminel, voilà que celui‑ci l’agrippe par le bras et entraîne Savinien au passage. Terrorisé, Valère sent qu’on le tire en arrière… Lui qui croyait s’en tirer à bon compte ! Il plisse les yeux, dans l’anticipation d’un coup au ventre ou au visage…

…mais au lieu de lui infliger une râclée, l’homme qui s’est saisi de lui se contente de le détourner vers l’autre côté de la ruelle. Médusés, Valère et Savinien voient l’indigène s’affairer autour du réservoir, au fond de l’allée. Il utilise son pied‑de‑biche pour soulever le réservoir ; puis il dégage de la margelle un tas de seaux empilés, qu’il remplit aussi vite que possible en agitant vigoureusement la pompe. Déjà chargé, il s’approche ensuite de Valère et Savinien et leur jette deux récipients entre les bras. Par un réflexe hébété, ceux‑ci s’en saisissent. Le géant retourne à son travail aussitôt. En une minute à peine, ce Diamisse se charge d’autant d’eau qu’il peut emporter. Puis, d’un rugissement, il force Valère et Savinien à se plaquer contre le mur pour le laisser passer et s’en repart aussi vite qu’il était venu.

Planté là, sidéré, Valère baisse les yeux vers son seau et aperçoit son reflet brouillé. Mais quel crétin ! L’eau est rare et chère, à Carat… Suffisamment pour réquisitionner le puits d’une conserverie déserte, en cas d’urgence.

« L’u‑usine, bredouille‑t‑il. Il part éteindre l’incendie de l’usine.

— Ah, opine Savinien. Les sapeurs‑pompiers ont recruté des volontaires ?

— Non, je crois… qu’il n’y en a pas. On observe le quartier depuis, quoi… une demi‑heure ? Tu as entendu une sirène pendant tout ce temps ? Moi, non. Les autorités n’arriveront pas à temps, ce type a pris les choses en main. Bon sang, qu’est‑ce qu’on est con ! »

Savinien hausse les épaules, pose son seau sur le sol pour redresser les vélos qu’il avait laissés penchés contre un mur. La surface de l’eau sale gigote tandis que Valère s’y mire une seconde fois. Quelque chose au creux de son estomac l’a fait trembler. Son ami amène devant lui son vélo, en s’attendant à ce qu’il s’en empare ; mais Valère ne peut se résoudre à lâcher le récipient.

« Je vais avec lui », décide-t-il d’une voix claire.

Les yeux de Savinien s’ouvrent aussi grands que sa bouche, comme si Valère venait de proférer une obscénité, mais ce dernier n’en démord pas :

« Il a besoin d’aide !

— Redescends sur terre, s’agace Savinien. Tu ne le connais même pas !

— Pas besoin de connaître quelqu’un pour le laisser tomber. »

En définitive, ce sont les vélos que Savinien ne peut laisser tomber. Valère en profite pour détaler, et crie en arrière :

« Gare‑moi ça, s’il‑te‑plaît ! Je rentrerai en tram.

— Val ! Tu vas te faire tuer ! VAL !!! »

Ainsi il abandonne son ami pour retrouver les rues de Carat. Très vite, cependant, il doit ralentir : une cohue inhabituelle s’est répandue sur les lieux. Un attroupement lui bouche le passage ; il ne distingue déjà plus le sol. Dans ces districts indigènes, les voies de circulation sont plus étroites. On s’y sent digéré par la capitale comme dans un gosier…

Çà et là s’agglutinent les têtes bouclées des autochtones. Certains vieux portent tresses ou nattes, d’autres des chapeaux de paille ou des bandelettes pour écoper la sueur. Où est passé l’homme de tout à l’heure ? L’enquête s’avère plus difficile qu’escompté : pas évident de comprendre ce que racontent les passants. C’est toujours Savinien qui s’adresse aux indigènes lorsqu’ils se promènent… Valère interroge un camelot à l’air dévasté, mais ne reconnaît qu’un mot sur deux : « ἠώκοιτος », le matin, « ἐπωροφία », le toit, ou encore « πῦρ », le feu… Quel calvaire ! Au bout d’un moment, le quidam perd patience et passe à l’ondéen. En dépit d’un accent prononcé, sa maîtrise des langues étrangères s’avère heureusement supérieure à celle de Valère. Lorsque ce dernier mentionne les pompiers, son interlocuteur peste :

« M’étonnerait qu’ils arrivent de sitôt, Δέσποινος. Si j’en crois la rumeur, ils sont retenus par un autre incendie dans la rue des Ramiers. Le temps joue contre eux… C’est déjà enfumé de la cave au grenier… Un bâtiment aussi grand, ça ne brûle pas en cinq minutes. Mais j’ai cru voir l’équipe de sauveteurs, par là‑bas ! »

Valère le remercie et poursuit sa route avec son seau à deux‑tiers plein, prudemment, dans les passages embouteillés qui cernent les manufactures : paniers de fleurs en papier revendues une misère par des mioches orphelins, carrioles mal stationnées, étals de broderies improvisés sur les perrons… Pas moyen de faire un pas dans ce chaos sans se cogner contre un sac de farine éventré, ou trébucher sur une ornière de terre battue. La municipalité de Carat ne pavera pas ces rues avant des siècles. Difficile d’y faire passer un fiacre de la Brigade Anti‑Feu. Ses mastodontes ultramodernes sont parfaits pour la parade annuelle, mais moins adaptés au dédale tortueux de la Ville‑Basse. C’est que la rue des Ramiers est habitée par des Pluves, et les Pluves payent pour la caserne. D’une main libre, Valère cache la lanière de son yo‑yo au fond de sa poche : dans ce coin mal famé de la ville, c’est un coup à se le faire dérober.

Mais déjà il aperçoit le porche des ateliers Morveau‑Bachelard qui clignote d’une inquiétante couleur orangée. Le feu a pris aux étages. Les vitres opaques de la fabrique ne dévoilent rien du travail des ouvriers en temps normal. Aujourd’hui leur reflet est rosâtre et changeant. La toiture, hérissée d’appentis et d’écailles de bois, s’est embrasée. Étrange ; ces détails effrayants accroissent la détermination de Valère.

Une dizaine de mètres devant lui s’élève le bâtiment, colosse de grès dont la grisaille et la solidité jurent avec le voisinage. Un nombre croissant de badauds commence à s’écarter des lieux. L’incendie a vidé l’allée attenante, polluée par l’odeur de cramé et les vapeurs granuleuses. Et quelques mètres à droite encore, à travers la poussière, on distingue un autre regroupement de riverains aux abois, agités d’un mélange d’effroi et d’impatience. Ils se disputent avec le porteur d’eau de tout à l’heure. L’arrivée de Valère ne le perturbe guère, bien qu’il s’affole de le voir encore dans la rue : s’il a son équipement, pourquoi n’a‑t‑il pas encore forcé la porte ? En accourant à ses côtés, il le hèle :

« Il faut entrer ! Il faudrait au moins voir qu’il y a gens intérieur.

— L’usine est une concession, maugrée le costaud dans sa barbe sans relever les fautes de Valère. Pour nous, s’introduire par effraction sur une terre achetée par la Pluvède, c’est la mort… Ἀπόρρητος ! »

Ἀπόρρητος : « interdit ». Faciles à lire, ces autochtones : la moindre émotion rosit leurs joues… Tout ce qui porte la marque de la République de Pluvède les terrifie. Cet homme ferait preuve d’autant de superstition si les Rois-Sorciers de jadis ressortaient de leurs tombes et exigeaient qu’il les vénérât tels des dieux. Les explications du sauveteur confirment que les ouvriers sont censés chômer aujourd’hui. Mais considéré la proverbiale désinvolture des entrepreneurs pluves à l’égard des contrats de travail, ça ne veut pas dire grand‑chose.

Le Diamisse observe Valère dans silence circonspect, au point de l’embarrasser : il sait qu’on attend de lui un plan, un assentiment. C’est lui le Pluve, après tout. Mais il reste un adolescent sans la moindre autorité. Alors, pour débloquer la situation, il n’a pas d’autre choix que de rebondir sur le mensonge qu’il lui a servi un peu plus tôt :

« Citoyen, mon frère sous‑préfet à Comité‑Salut‑Public. Si l’un mécontent que je rentre, il passe lui. “Ma feinte, ma faute”. »

Rassuré par la fausse promesse de Valère, l’homme sort de sa paralysie et tance ses voisins de trottoir une dernière fois. Très diamisse, ça : ne pas rester les bras croisés, mais ne jamais s’engager le premier. Une vieille encapuchonnée, à l’air revêche, beugle aussitôt des ordres. Valère se retrouve poussé vers les manufactures. L’aïeule surgit de nulle part et lui tend une barre métallique ; le costaud de leur duo de sauveteurs utilise son propre pied‑de‑biche pour faire sauter la porte de ses gonds. Au craquement du bois sec, à la chute des clous, Valère sent une goutte de sueur glacée dévaler sa colonne vertébrale.

Mais bientôt un cri retentit derrière lui :

« MALMORT ! Mais laissez‑moi passer, enfin ! »

Valère ressent un soulagement immense en découvrant le retour de son meilleur ami. Savinien bouscule de ses coudes les spectateurs rassemblés autour du porche.

« Je ne peux pas te protéger de toi‑même, peste celui‑ci. Alors autant limiter les dégâts… Si tout ça se sait, mieux vaut qu’on sache que tu traînais avec le fils d’un sous‑préfet de police. Pour une fois, le statut de ce bourgeois va servir une bonne cause…

— Merci, je… »

Très ému, Valère échoue à exprimer toute son affection ; d’habitude c’est lui qui suit Savinien dans ses idées folles, stupides ou même illégales.

« Épargne‑moi le mélo, crâne le jeune coq. Tu pourras me jurer une gratitude éternelle plus tard… J’écrirai ton discours. Pour l’instant, cher camarade, on a un incendie sur le feu ! »

Soudain, une déferlante de flotte glaciale les asperge. Les deux jeunes Pluves hurlent à l’unisson tandis qu’un vendeur de citronnade déverse sur eux le contenu de sa marchandise.

« S’ignifuger, grogne Savinien qui claque des dents. Évidemment. »

Le robuste barbu subit le même traitement, mais le vendeur réclame qu’on lui paye la marchandise perdue. Valère et Savinien lui jettent tout ce qu’ils ont de roseilles en poche. Parmi tous ces Diamisses, ils font tache. En temps normal, l’uniforme immaculé de Savinien ferait sensation sur cette foule… mais qu’importe la richesse et le mystère du lycée Brice Noy, la destruction des manufactures a davantage d’intérêt.

Les trois sauveteurs, l’un après l’autre, passent enfin les portes branlantes de l’usine.

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[1] Φῶρες – « Vous êtes des voleurs ? »

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October Rust
Posté le 14/11/2024
Hello !
J’ai beaucoup aimé ce premier chapitre. Je trouve ton style très agréable à lire, simple d’apparence mais on sent qu’il est travaillé.
L’ambiance de l’incendie est bien retranscrite, j’entendais presque les crépitements des flammes, mais ce qui m’a le plus marquée c’est la dynamique de la relation entre Valère et Savinien. Dès les premières lignes de dialogue, il y a un quelque chose d’authentique, on distingue déjà quelques traits de personnalité. Et, déjà, je trouve que leur complicité est touchante ! J’espère qu’elle va rester intacte mais… quelque chose me dit de ne pas trop compter là-dessus :p
Le passage suivant, avec les indigènes, nous apprend pas mal de choses sur ton univers, sans surcharger le lecteur (ce qui est un équilibre bien délicat à obtenir à mon goût !). Avec ce qu’on découvre, je suis bien curieuse de voir la suite des événements compte tenu du résumé.

Et comme je chipote toujours, il y a un (mais juste un !) petit passage qui m’a fait tiquer un peu, c’est ce dialogue :

" Vinny, le hèle Valère en posant pied à terre dans la venelle. Il y a un mot dont je ne me rappelle plus. C’est… lorsqu’on se sent coupable, mais qu’on ne sait pas de quoi on est coupable.
— “Anxiété”, rit Savinien qui glisse à son tour vers le bas. "

Je ne pense pas qu’anxiété corresponde tout à fait à cette définition, l’anxiété est plutôt l'anticipation d'une menace future (en tout cas elle a été définie comme ça dans mes cours de psycho), donc je me demande si c’est fait exprès que Savinien se trompe ?
Après, je t’avoue que je ne trouve pas d’autres mots pour exprimer le ressenti de Valère, scrupules peut-être ?

Pour finir, encore bravo pour ton écrit. J'espère que tu trouveras de quoi nous écrire la suite bientôt :)
Arnault Sarment
Posté le 14/11/2024
Bonjour et merci pour ce gentil commentaire si étoffé ! Je ne sais pas encore avec régularité je pourrai poster les chapitres, cela dépendra du rythme de mes propres lectures sur Plume d'Argent...

Tu as raison : le terme auquel Valère pense dans ce chapitre est plutôt "angoisse", qui conviendrait mieux (au sens allemand et kafkaïen : "angst"). La notion d'angoisse est très liée à celle de la culpabilité (l'angoisse morale est ce qu'on ressent avant et pendant l'acte mauvais, tandis que le remords et la honte ne peuvent venir qu'après). Ce qui correspond mieux à ce que Valère ressent à ce moment-là. D'autant que l'anxiété est considérée comme relativement rationnelle, alors que l'angoisse est souvent irrationnelle.

Et oui, Savinien se moque un peu de Valère en proposant comme solution le mot "anxiété" qui est beaucoup moins grave. Parce qu'il estime que Valère s'en fait pour rien. Mais bon, ni l'un ni l'autre n'ont fait de cours de psycho. Ce sont des ados et leur définition des termes est sans doute beaucoup plus vague que la notre, comme c'est souvent le cas dans le langage courant. ;-)

C'est drôle que tu t'arrêtes sur ce détail parce que mine de rien la réplique n'a pas un grand rôle dans l'intrigue mais je l'ai calée là pour mettre en place certaines caractéristiques de la personnalité de Valère. Sa difficulté à appréhender le sentiment d'angoisse et de culpabilité va jouer un certain rôle dans le reste de l'intrigue. ^^
October Rust
Posté le 24/11/2024
Hello !
Je réponds un peu tardivement mais merci d'avoir pris le temps de m'éclairer !

Aha oui je prends beaucoup (trop?) en compte les détails, j'espère ne pas t'avoir froissé.
Je vais essayer de me dégager du temps cette semaine pour lire tout ce que tu viens de poster, à très vite :)
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