Un âne mécanique errait dans les champs d’Ibyulis. Chacune de ses pattes griffues martelait le sol avec fracas en écrasant les fleurs de cristal. Quelques insectes et oiseaux venus se nourrir filèrent avant d’être piétinés. Même les prédateurs préféraient fuir plutôt que de se mesurer à ce colosse de bronze qui ignorait toute vie. Offensé, le vent souffla plus fort, de façon irrégulière, comme s’il tentait de le surprendre à chaque rafale. Mais la machine avançait sans mal.
Après de longues minutes, l’âne s’arrêta net et étira ses membres. Deux volets s’ouvrirent sur son flanc. La tête d’un homme adulte passa pour inspecter les alentours. Sa création se tourna afin de lui montrer le soleil bleu levant. Ses rayons faisaient briller les pétales et leurs reflets irisés ondulaient sur les parois du véhicule. Son maître ne s’émerveillait pas face à ce champ de cristal, où les fleurs le narguaient par leur danse sous le vent. Il n’aimait pas la végétation à perte de vue.
Il préférait néanmoins la nature aux habitants d’Ibyulis qui avaient tendance à trop l’interroger. Un humain dans ce monde, c’était assez rare. Le voyageur adorait les paysages voisins et surtout les femmes qui y vivaient. Qu’importe l’espèce, discuter avec elles était une joie, en particulier avec les plus jeunes qui s'avéraient très curieuses. Fascinées, elles le bombardaient de questions sur ses poupées qui résidaient dans son atelier ambulant. L’homme les faisait défiler devant elles et leur montrait les magnifiques robes qu’elles portaient. Et qu’il avait aussi confectionnées.
Ses filles, comme il les appelait, étaient nées de ses mains d’acier. Grâce à son art, on le surnommait le Marionnettiste, même s’il réalisait très peu de pantins. Il prenait beaucoup de plaisir à définir leurs formes, à coudre leurs vêtements, à s’attarder sur le moindre détail de leurs visages. Ses œuvres imitaient les femmes qu’il avait rencontrées ou provenaient de son imagination quand il restait seul pendant plusieurs jours.
L’âne brailla pour le faire sortir de sa rêverie. Son cri lui rappela que la conception de l’une d’elles devait être terminée. Le Marionnettiste se tourna vers son établi et se saisit d’un ruban qu’il noua autour de ses cheveux auburn.
– Bien, Clya, lui dit-il. Tu peux aller vers le nord, mais ne t’approche pas trop des falaises.
Sa machine s’avança dans la direction indiquée et il s’assit à son atelier. Il sortit le corps de sa future enfant d’un tiroir et se pencha sur un coffre où étaient rangés des tissus, tous originaires de mondes différents. Il ouvrit sa blouse brune et attrapa des outils nichés dans ses poches. Le Marionnettiste posa son matériel de couture après avoir opté pour des étoffes dorées et noires. Puis, il déverrouilla une petite boîte installée sur l’établi. Un drap rouge enveloppait un joyau translucide. Tel un cœur, il allait se loger dans la poitrine de sa fille. Si les mondes et certains vivants étaient dotés de cet organe, pourquoi pas ses créations aussi ?
Alors que le Marionnettiste s’apprêtait à se mettre au travail, Clya freina brusquement, faisant tomber son matériel. La pierre roula sous la table. L'artiste attrapa la poupée de justesse.
– Eh bien, que t’arrive-t-il ? demanda-t-il, inquiet.
L’estomac noué, le voyageur déposa son enfant avec délicatesse et récupéra le joyau qu’il enfonça dans sa poche. La main sur un petit couteau caché dans sa blouse, il sortit de son atelier en s’attendant à rencontrer une personne malveillante. Mais rien ne bloquait le passage. Du moins, c’était ce qu’il croyait jusqu’à ce qu’il vit une silhouette étendue parmi les fleurs. Il s’approcha et sursauta de surprise en découvrant un humain.
Non, une humaine. Le Marionnettiste recula, estomaqué. Cela faisait des années qu’il n’avait plus mis les pieds dans son monde d’origine ! Se retrouver face à une femme de son espèce était comme se remémorer un souvenir. Il la détailla de plus près. Les cheveux de l’inconnue étaient de sable. Dotée d’une peau pâle, elle lui rappelait ses filles et passerait inaperçue sur l’une des étagères.
Le Marionnettiste s’agenouilla près d’elle. Son nez était souillé de sang. Cela n’était pas dû à une chute et elle ne pouvait pas s’être cognée contre Clya. Aucun bleu ne parcourait son corps frêle. D’ailleurs, d’où venait-elle ? Une détenue d’une meute d’Ibyulis, peut-être ?
Le créateur effleura de ses doigts d’acier les joues de la jeune fille. Puis, il donna de petites tapes pour la réveiller mais elle demeurait inerte. Toucher un autre être humain le renvoyait dans le passé. Il explora maladroitement son visage, à la recherche d’un moindre signe de vie. L’adolescente était d’une pâleur inquiétante. Le Marionnettiste plaça le dos de sa main sur la bouche de la blessée. Une douce sensation se fit sentir et parcourut ses phalanges. Même si l’acier remplaçait la chair, il percevait tout contact.
– Je crois qu’elle respire, en déduisit-il, se parlant plus à lui-même qu’à Clya.
Contrairement à beaucoup de créatures, les humains possédaient un cœur. Non pas de cristal et de lumière comme celui d’un monde, mais de sang rouge. Il tâta au niveau de la poitrine et fit des pauses régulières pour détecter une activité. Il localisa enfin l’organe vital qui battait comme les ailes d’un papillon. Oui, elle est peut-être en vie ! songea-t-il, rassuré.
Il pensait à l’emmener chez un médecin. Mais il ne voulait pas la laisser entre les mains des inconnus. Et quel dommage de perdre une si jolie enfant ! Ici, dans Ibyulis, tout n’était pas sûr et il n’avait aucune envie de se frotter aux habitants de ce monde. Leurs règles et leurs inégalités le rendaient nerveux.
Le créateur souleva la fille qui était encore plus légère qu’il ne l’imaginait. Il avait si peur de la faire tomber et qu’elle se brise les os. Il monta dans sa machine et la posa avec douceur sur le sol. Clya avait été conçu pour abriter en moyenne trois personnes. De grande taille, l'artiste ne risquait pas de se cogner la tête. Le corps de la petite humaine pouvait donc être étalé de tout son long.
Le Marionnettiste tira les plus soyeuses étoffes et les étendit sur le plancher. Il en roula une en boule pour former un oreiller. Une fois la fille installée, il se rassit sur sa chaise et ordonna à Clya d'avancer lentement. Les pattes de la machine se rétractèrent et laissèrent place à des roues. Le rythme berça l’humaine.
Elle pouvait être n’importe qui. Le plus probable était que cette fille appartenait à un groupe d’exploration. Mais elle paraissait si jeune. D’habitude, les humains de son âge ne voyageaient pas hors de leur monde. Ils s’instruisaient dans de grandes écoles ou travaillaient en échange d’argent. Ce genre de système était présent dans de nombreuses sociétés et le Marionnettiste ne le comprenait pas malgré son humanité. Collecter des morceaux de papier, c’était tout à fait absurde.
Sa rencontre avec l’enfant lui rappela l’espèce à laquelle il appartenait. Il détestait Mitrisiane, le monde où il était né. Son ciel terne alourdissait son cœur et l’humidité sentait l’ennui et la routine. Le regard des autres races essayait de l'identifier. Le chapeau haut-de-forme qu’il portait entre ses heures de travail cachait son visage et ses cheveux étaient presque rouges, pareilles aux feuilles d’automne. De plus, ses mains mécaniques n’avaient plus rien d’humain. Ses doigts étaient squelettiques et ses ongles si pointus qu’il pourrait desserrer une visse. Ses larges habits voilaient sa peau blême. Même une personne venue de Mitrisiane aurait du mal à le reconnaître comme son semblable.
Le créateur n’avait pas l’intention de rester à regarder l’adolescente. Le soleil d’Ibyulis finissait de se lever et c’était une journée idéale pour travailler. S’il ne s’était pas trompé sur son état, la fille allait bientôt se réveiller. Une autre attendait sa propre venue au monde et son père désirait la terminer aujourd’hui. Enfin, le plus vite possible, car il avait hâte de commencer une nouvelle poupée à l’effigie de cette humaine.
C'est avec plaisir que j'ai découvert ton univers à travers les yeux de ce Marionnettiste. Je ne suis pas aussi rassurée et conquise qu'Edouard (ah, ce petit naïf :P), je trouve qu'il garde un côté assez inquiétant et malsain avec ses poupées... Comme s'il essayait d'enfermer ces femmes auxquelles il pense dans ces poupées ? Moi en tout cas ça m'interroge et je trouve que la vision paradoxale de ce personnage que tu nous offres est très réussie, très intrigante ! A la fois, on le trouve touchant par sa minutie et sa délicatesse, et en même temps, sa fascination pour ces poupées qu'il a l'air de voir comme des personnes fait un peu froid dans le dos xD C'est bien joué en tout cas !
Bon il n'a pas l'air mal intentionné cela dit ! Et la présence de l'humaine interroge beaucoup... Qui est-elle et à quoi ressemble réellement ce monde que tu nous dépeins qui a tout d'un univers post apocalyptique ahah
Une lecture fort sympathique en tout cas, j'ai hâte de continuer :)
A bientôt j'espère ;)
Bienvenue dans mon monde ! Alors, c'est vrai que les poupées font peur aux gens, en général ^^ Les avis sont partagés sur le Marionnettiste et c'est très intéressant de suivre vos impressions au fur et à mesure de l'histoire.
A bientôt !
Très bon premier chapitre, avec une belle ambiance posée dès le début. Je suis rentré de plus en plus dans l'histoire avec son avancée. Je dois dire que le Marionnettiste me plaît beaucoup. On sait juste ce qu'il faut de lui pour s'y attacher. Son amour pour la compagnie des femmes, sa sortie de la société humaine et surtout la perte qu'on devine de ses filles. C'est ce que j'ai préféré.
J'ai bien aimé le passage où tu décris les humains comme une espèce que le lecteur que ne connaîtrait pas dans un histoire de fantasy (ils ont un coeur de sang). J'ai trouvé l'idée très cool et l'approche originale !
Je continue ma lecture (=
Quel plaisir de voir que ce début te plaît ! Merci pour ton commentaire !
Attention cependant à certains passages qui sont un peu flous, notamment : "Non pas de cristal et de lumière comme celui d’un monde, mais de sang rouge." Que signifie "un monde" dans cette phrase ? Je me doute que c'est le monde dans lequel il se trouve, mais je pense que c'est un point à revoir.
Attention aussi à : "Le regard des autres races cherchait essayait de l'identifier." Il y a un mot en trop dans cette phrase et ça nous sort de notre lecture... Au vu de tout ce qui a été mis en place avant, c'est franchement dommage...
Hâte de découvrir la suite de cette histoire ^^
J'espère te revoir bientôt :3