06.
Ce sont des prunelles d’acier qui toisent Ezio. L’espace d’un instant, il craint d’avoir donné le mauvais nom et de s’être trompé en croisant ce regard. Mais un sourire s’étire sur les fines lippes de son interlocuteur. Une barbe grisonnante trainassait sur ses joues depuis une bonne semaine, le vieillissant soudainement d’une dizaine d’années. Ezio se souvenait que lorsqu’il était encore sous la tutelle de Týr, celui-ci avait toujours une barbe plus ou moins impeccable, ne dépassant jamais les deux-trois jours.
— Qu’est-ce que tu fais là ? l’interrogea Ezio.
— Shhh ! grogna Týr en plaquant brutalement une main sur sa bouche.
Ezio le repoussa vivement et un échange de regards silencieux s’entama entre les deux hommes avant que Týr ne pointe du doigt quatre silhouettes alignées. Avec l’agitation qu’il créait, il n’avait pas remarqué que des bruits de bottes martelaient le sol à la manière d’une cadence militaire. Il lança un regard à la fois intrigué et effrayé à son ancien mentor mais celui-ci garda un visage fermé. Plus les secondes avançaient et plus les gardes s’approchaient, au point que l’on pouvait percevoir des bribes de conversation.
— Tu cr… à … mort natur... ?
— Je … pas. On dit qu … a été … avec du … son.
— Qui fer … au Roi !
— Son fils … le trône ... pour lui.
— Arrêtez de dire des conneries et avancez !
La voix de l’un des gardes s’éleva au-dessus des autres. Il frappa l’arrière du crâne de l’un des deux qui parlaient doucement.
— Peu importe comment Konvaelen est monté sur le trône. C’est le Roi qu’on sert, on s’en fout de son prénom. Dépêchez-vous, on va être en retard pour les roulements de patrou ...
Ses derniers mots furent avalés par la distance tandis qu’ils tournaient tous au coin de la rue. Horrifié, Ezio manqua de tomber à la renverse. Son père ? Que lui était-il arrivé ?
Il s’apprêtait à se lever et à parler quand Týr lui intima de ne pas bouger d’un geste de la main. Au même instant, un faisceau venant d’une tour à l’intérieur de la ville balaya les lieux. Une fois plongés à nouveau dans l'obscurité, l’homme à la barbe grisonnante s’éloigna à pas de loup. Il fit signe à Ezio de le suivre et ni une, ni deux, il traversa l’allée jusqu’au bâtiment déserté qui se trouvait en face d’eux. Une fois à l’intérieur, ils purent enfin discuter.
— Il s’est passé quoi ? Depuis quand j’ai disparu ? Où est mon père ? Que lui est-il arrivé ? Pourquoi parlaient-ils d’Konvaelen ? Pourquoi est-ce …
— Stop.
Pas un mot plus haut que l’autre. Týr coupa net Ezio dans son élan aussi simplement qu’un coup de baguette. Son regard sonda son ancien élève d’une manière inquisitrice.
— Ta disparition remonte à deux ans maintenant. De quoi te souviens-tu ?
Ezio laissa ses yeux plonger dans le vide pour s’y perdre quelques instants.
— Hier encore, je m’entraînais avec toi. Comment j’ai pu disparaître si longtemps sans m’en rendre compte ? Je comprends pas. Je me suis réveillé dans une capsule. Tout était en feu. J’ai couru jusqu’à la forêt, murmura-t-il.
Il se regarda de la tête aux pieds avant de reprendre. Je crois que je suis un cobaye, c’est pas possible autrement. On aurait dit que je sortais d’un labo. Je suis devenu un rat de laboratoire, Týr ? Tu le savais ? demanda-t-il tandis que la colère montait dans sa voix.
— Non. Je le soupçonnais mais …
— Alors pourquoi t’es pas venu m’aider !
— Eh, redescends, gamin. Ton frère vient de prendre le contrôle de la ville, d’accord ? Il est en train de nous faire un espèce de territoire totalitaire. Je vais avoir besoin que tu m’aides à raisonner ton frère parce que ce n’est pas moi qu’il écoutera.
— Pourquoi est-ce que tu n’envoies pas la Légion d’Or le destituer ?
— C’est compliqué. C’est la Ligue Rouge qui est au pouvoir désormais.
— Mais, Konvaelen n’en fait pas partie. Il ne les a jamais cautionné !
— Je te l’ai dit, c’est compliqué. Et les apparences sont parfois trompeuses. Écoute, j’ai besoin de toi. On sait tous les deux que convaincre ton frère sera impossible. Mais on peut pas le laisser continuer. Tu as vu ce qu’il a déjà commencé à faire ? On va pas pouvoir tenir comme ça longtemps. Il faut que tu trouves Naomi.
Et Ezio flancha. Son coeur loupa un battement lorsqu’il entendit subitement ce prénom. Il posa une main sur la première chose qu’il trouva : un vieux meuble à moitié brûlé. Il ravala sa salive en tremblant. Il ferma les yeux pour contenir ses émotions. L’impression d’une noyade lui bloquant la respiration, l’étouffant. Il avait l’impression que l’air se comprimait dans ses poumons et qu’il n’était plus capable de recevoir d’oxygène. Il suffoquait, subitement. Lorsqu’il reprit enfin ses esprits après quelques minutes de silence et les cent pas dans la pièce, sous les yeux patients de Týr, il déclara doucement :
— Tu sais que je peux pas.
Il repensait à tous ces moments passés auprès d’elle, des moments de bonheur dans lesquels se mélangeaient désormais beaucoup de souffrances et d’amour.
— Il le faut. T’as pas le choix, il faut que tu ailles jusqu’à l’Île Perdue pour y décrypter les runes. C’est notre seule chance. On s’est entraînés des années et ça n’a pas suffit à combattre la Ligue Rouge.
— Pourquoi elle ? Y’a tout un tas de personnes, prends quelqu’un d’autre !
— C’est toi et elle, point. Elle est la seule en qui j’ai confiance et qui saura décrypter les runes. Et tu dois aller avec elle. Je peux pas t’en dire plus, mais les runes t’expliqueront.
La promesse d’Ezio lui revint en tête, l’arrêtant dans ses cent pas. Il leva son regard perturbé vers son ancien mentor et soupira.
— Je suis désolé, mais je vais pas pouvoir y aller. Je dois … je dois sauver Avalon. Je dois rester ici, je peux pas partir. C’est loin. Et puis pourquoi moi, franchement ? Qu’est-ce que j’ai de si spécial pour que tu veuilles absolument que j’y aille ?
— Parce que t’es le seul à pouvoir les assembler. C’est ta destinée, Ezio, tu dois y aller.
— Depuis quand tu crois à la destinée, toi ? Y’a pas de ça, y’a pas d’ordres à toutes ces conneries. Y’a rien, que du hasard, des actes et des conséquences sans rien de prévu.
— Bordel, Ezio, arrête d’esquiver ! T’as fait que ça, fuir, t’enterrer, toute ta vie. Comporte-toi en héros au moins une fois dans ta vie !
— J’en suis pas un !
— Alors comporte-toi en homme au moins !
Les derniers mots de Týr eurent l’effet d’une claque en pleine figure. Un long silence s’installa entre les deux hommes avant que l’homme à la barbe grisonnante ne reprenne à nouveau la parole.
— Je te connais, Ezio. Je t’ai formé pour ça. J’ai besoin que tu sois le héros que j’ai construit en t’instruisant tout ce que je pouvais. J’ai besoin que tu deviennes ce héros. T’es né pour ça, je le sais, je le sens.
— Il faut que je sauve Avalon …
— Je m’occupe de ça.
— Non, je dois le faire moi-même. Je ne sais pas encore comment, mais je dois au moins faire ça.
Un nouveau silence se prolongea. Týr s’était perdu dans ses pensées jusqu’à ce que son regard ne s’éclaire soudainement. Tout semblait si clair, désormais !
— À qui as-tu fait cette promesse, Ezio ? demanda-t-il doucement. Comme le jeune garçon ne lui répondait pas, il insista. Ezio ? Réponds-moi. À qui ?
Sa voix grondait désormais. Il pressentait la réponse. Mais il avait besoin de l’entendre de la bouche du brun.
— Orion.
Un profond soupir s’échappa de la bouche du guerrier. Il passa les mains dans ses cheveux en réfléchissant à la situation. Il savait pertinemment à quel point Orion avait compté pour lui. Et il savait aussi que si une promesse avait été faite, Týr ne pouvait désormais plus compter sur le gamin. Il perçut dans sa voix le chagrin d’Ezio qu’il tentait de dissimuler, gardant un visage fermé. L’évocation d’Orion expliquait énormément de choses dont son comportement. Il était rare de le voir si froid et en colère contre le monde entier. Il avait l’impression de le voir complètement perdu, déboussolé. Son pilier s’était effondré, son monde fondait à vue d'œil et on plaçait sur ses épaules la demande la plus conséquente : celle de sauver le monde. De sauver tant de personnes. Comment y faire face ?
Pourtant, Ezio avait été élevé pour cela. Il était fait pour devenir un soldat, recevoir des ordres et les exécuter sans discuter. Certes, il n’était plus son élève, mais il avait toujours eu ça dans le sens. Il avait toujours eu besoin d’un but, d’un objectif à atteindre. Et ces derniers jours, il avait erré comme un pauvre vagabond.
— Faut que tu le fasses, t’as pas le choix.