Les premières carrioles s’engouffrent dans le village, suivies d’une vague incessante. Toutes peinent à se frayer un chemin à travers la foule en liesse.
Celle-là est imposante, bourrée de ballots et rondins. Pressée, elle force le passage entre les véhicules. Elle heurte légèrement un char tiré par deux énormes boucs blancs.
— Noye, you'll end up killing us all if you're pushing like this!
— It's to wake you up Keith! Everyone knows you're still snoring this time in the morning.
— Ha!
Le vieil homme du char, vêtu d'un philibeg, alors renfrogné, prend un air amusé à la réponse de la jeune fille blonde en robe à carreaux à l'avant de la charrette de bûches.
Au milieu de la forêt, le soleil matinal réchauffe déjà le village d'Asten. Partout, des maisons de pierre aux toits de chaume bordent des chemins de terre, bien entretenus malgré les allées et venues de lourdes bêtes de somme laineuses. Sur la grande place, des échoppes de bois s’agglutinent, débordantes de fruits aux teintes chaudes.
— Noye, can I grab some knives at Torric's this time?
— With all the ones we've already got back at the Shack, you could start your own stall by now. Right, Rory?
— And leave you two alone? No chance. Glitty can't do without me.
— Or... I could be the one to open it. Actually, that might be a great idea...
— And I’ll be the one stuck with the logs? You’ve got to be kidding!
— You'll have to carry them sooner or later, you know.
Le contraste est frappant. À côté de la belle jeune fille à la peau claire, aux longs cheveux lisses et dorés, se trouve le conducteur, un jeune rouquin à la carrure massive, les cheveux courts, le bouc fin. Il est vêtu d’un kilt vert surmonté d’une toge kaki épaisse à motifs croisés jaune et bleu, et d'une épaulette en kératine. Une besace de cuir pend à son flanc, ainsi qu’un médaillon-miroir jaunâtre.
Rory s’arrête vite de bouder et redevient souriante face à l’effervescence de la foire.
— Have you seen Ol' Jack back at the gates? That's odd, tell me when you see him, I have to keep an eye on Glitty so she doesn't step on anyone.
— Got it. She always goes mad when there's that much food around.
À peine Rory a-t-elle terminé sa phrase que Glitty, l’énorme chèvre à robe blanche, s’écarte soudainement du chemin. Tête baissée, elle fonce vers un étal chargé de gros fruits roses, happant au passage l’un d’eux dans sa gueule.
— No-no-no!
Noye, affolé, tire sur les rênes pour la remettre en ligne. Derrière l'étal, la marchande rit aux éclats.
— Don’t worry, big guy. She must be worn out from the trip.
La bête se débat mais Noye ne lâche pas prise.
— She knows she can eat when we arrive — and only then! She always does as she pleases. I’ll deduct it later when we pass by your place.
— Oh, nonsense! It’s on the house! If this baby's hungry, I'll gladly pamper this one.
La marchande tapote le collier de la grande chèvre qui s'empresse d'avaler un autre fruit.
— I appreciate, but if she stays here, you’ll be out of stock before trading anything.
Derrière eux, les caravanes s’impatientent. Sans attendre, Rory bondit hors de la charrette, attrape un fruit sur l’étal et se poste sur le chemin.
— Come here, girl!
Hypnotisée par l’offrande, la bête suit docilement, et le cortège peut enfin reprendre sa route. Rory jette un coup d’œil espiègle à Noye.
— Told ya!
Celui-ci, amusé, secoue la tête avec un sourire benêt.
La charrette finit par atteindre un carrefour. Noye tire sur les rênes et la gare sur le bas-côté, à l’endroit prévu pour les arrêts. Rory, sans attendre, récompense aussitôt Glitty en lui offrant le fruit tant convoité.
— Here, take it.
Noye descend de la charrette, attache la corde de tête à une rambarde de bois. Rory sautille sur place.
— Can I go now?
— Sure. But don't take too long. It'll be plenty very soon. Come back when you're done.
— I’ll be quick. Promise!
— And be careful with the other carts!
Mais Rory ne l’écoute déjà plus. Elle détale à toute allure vers la place centrale, traversant la foule de son pas léger. Noye la regarde s’éloigner, esquisse un sourire et retourne à ses ballots.
La foule s’agglutine devant une multitude d’étals débordant de victuailles, de gibiers suspendus, de volailles piaillantes et de porcs massifs dans leurs enclos. Plus loin, les étoffes dansent au vent, les outils brillent sous les rayons du matin, et les voix s’entremêlent dans un concert d’échanges.
Rory, elle, connaît le chemin par cœur. Elle se faufile habilement entre les badauds, esquivant les paniers, les enfants qui courent et les sabots des bêtes, jusqu’à atteindre son objectif : une échoppe de coutellerie aux lames exposées comme des bijoux.
— My, my! Who is it but my youngest and most fervent customer! How’re you doin’, girl?
— Aye, Torric! I feel great — Been dying for this year's fair! Always wish for it to come faster!
Le vieux forgeron, barbu et ventripotent, s’adosse à son établi en croisant les bras, un sourire amusé au coin des lèvres.
— Ha! I heard you! How’s your brother?
— He’s good. And bossy. And annoying… He ain't letting me take too long here.
— Ha-ha, a good lad this one! Always running. So let’s cut to the chase, dear, and go straight to business! Here... we’ve got, for the first course — by yours truly — some brand-new jagged knives with leather on the tang. Different colours. Different grips. So?
— Already got three of these.
— All right then. What about this big one, iron quenched in marsh clay. One of my favourites.
Rory lève un sourcil.
— If I remember, last time you'd say you'd show me something — how did you put it? Ah yes — extraordinary. No? I'll be going then.
— Wait, girl! Lentrill forbid! Torric's always true. Braggy. But true.
Torric jette un regard autour de lui, vérifie que personne ne regarde, puis se penche vers une malle en bois massif. Il en sort un petit coffret soigneusement enveloppé dans un linge brodé. Il décroche une clé dorée de son cou, l’introduit dans la serrure, et ouvre le couvercle avec précaution.
— Now, keep this to yourself. Don’t ask where it came from. Just a peek.
À l’intérieur, posé sur un coussinet de velours sombre, repose un écrin verni, et dans cet écrin, une dague splendide, presque irréelle : une garde dorée, un manche incrusté, une lame faite d’un métal limpide et cristallin. Les yeux de Rory s'illuminent. Elle s'attarde sur la poignée blanche. Elle la sent déjà glisser sur sa paume.
— Marvellous, isn't it? Guard in pure gold. Inlaid handle. Silver-like blade. Light as the wind. Stronger than steel. So sharp you can feel it just by lookin’ at it, ain't it?
Rory en reste bouche bée. Elle se penche, hypnotisée, lève la main, sur le point de toucher la lame.
Le coffret se referme. Le visage de Torric se ferme.
— This one’s not for trade, I’m afraid.
Rory cligne des yeux, revient à elle.
— Looks like a dagger.
— No mere dagger you see. An ashilaï dagger.
— Ashilaï? What's that?
— "Who?", you mean?
Rory ne comprend pas. Torric s'éclaircit la gorge.
— The Ashilaï. A tribe of warriors.
— A... tribe?
— A myth they say. Charred skin, hair brighter than the sun.
— In the forest? No way!
Torric plisse les yeux, comme s’il s’apprêtait à conter un vieux secret.
— Do you know what lies east from here, girl?
— Well... more forest, I guess?
— Incorrect. There's something in the far east, further than anywhere else. Old stories — very old stories — suggest that east of the trees, beyond the woods, there lies a land. A land of gold.
— What?! A land of... gold?
— Shh!
Il jette un regard nerveux autour de lui. Rory s'esclaffe.
— You're messing with me.
— Believe it or not, young lady, but the world is bigger than it may seem.
— But all we can see is the Canopy. So, how would you know?
— Well, for woodfolk indeed. But, for people from out there?
— Out... there?
Torric reste pensif, son regard scrutant au loin de droite à gauche. Rory reste suspendue à ses lèvres, fascinée.
Torric revient à lui.
— This dagger, girl. It does not belong here. There's no way we're alone. Bet my finest hammer on it.
Son étreinte sur le coffret se resserre.
— One only needs to look... closer.
Ses yeux se posent irrésistiblement sur le coffret une nouvelle fois. Rory suit son regard. La dague hante à nouveau son esprit.
— But, you mean, to know that, at least, someone would leave the forest.
— Only a mad man would stray deep out in the woods.
Rory lui lance un regard interrogateur.
— Aye, enough with the mysteries. Let's go back to business. Or, were you here for another matter?
Encore ailleurs, Rory sourit, voyant Torric, le regard complice, déballer d'autres couteaux. Revenue à la réalité, les nouveaux articles attirent son attention.
Plus tard, Rory quitte l’échoppe, l'esprit encore perdu. Les propos de Torric lui trotaient encore dans la tête. Entre ses doigts, un petit couteau au manche de cuir vert, bien plus modeste, est soigneusement enveloppé dans un tissu. Elle marche à travers la foule clairsemée, le pas léger.
Alors qu'elle s’éloigne, les bruits de la foule se mêlent à ses pensées. Autour d’elle, des regards se tournent. Des messes basses s’élèvent. Rory sent, sans vraiment y prêter attention, l’habituelle tension qui semble toujours l’accompagner. Elle est distraite, ne regarde pas où elle met les pieds.
Bam.
Elle percute quelqu’un. Le paquet lui échappe des mains. Le couteau tombe dans un petit bruit mat.
— Watch it!
La voix est familière. Désagréable. Rory se baisse pour ramasser le tissu et relève les yeux. Devant elle, trois adolescents. Le plus grand, un garçon bedonnant à l’air suffisant, la dévisage avec un sourire moqueur. À ses côtés, un garçon maigre aux traits pointus et une fille rousse à couettes, un brin plus âgée que Rory.
— Sorry.
— Your parents never told you it’s rude not to pay attention?
Rory ne peut s'empêcher de grimacer. Sa gorge se serre.
— I said I was sorry. Leave me alone, Colin.
Elle tente de passer, mais le trio lui bloque le chemin.
— Oh, I forgot. You don’t know who your dad is. And mummy never told you, before she died, had she?
Le sang de Rory ne fait qu'un tour. Elle serre les poings.
— You know what? Ask my brother. I’m sure he’d give you a proper answer — if you’re still in one piece after that.
Etait-ce suffisant pour le faire fuir? Il répond avec un sourire sournois.
— Always so high and mighty when he’s around, huh? But he’ll end up just like your mum. And then you’ll follow. One. By. One.
— When it'll be me, you can be sure it'll be only for my people, in Mornglade. The rest of you can rot. Like I care.
Les ricanements cessent un instant. Puis viennent les remarques en cascade :
— They’re not your people. You’re not like us.
— Where's your dad from? Not here. Not from Brindlebrook either. Not even from where you live. So who is he?
Rory garde le silence.
— Maybe he’s a Greathorn. That makes you a goat bastard.
Colin et ses acolytes s'esclaffent.
— And your mum? A Greathorn whore! Ha-ha! That’s hilarious!
Les trois rient aux éclats. Rory frissonne. Ses oreilles bourdonnent. Sa main se crispe encore sur le tissu contenant le couteau. Elle serre fort. Trop fort. Elle ne sent pas la douleur. Son regard se perd au loin. Il atterrit sur un couple de bouchers. Un homme gras et poisseux, sa femme toute aussi repoussante. Un tableau grotesque.
Rory sourit.
Elle lève les yeux vers Colin, son sourire désormais glacé.
— A Greathorn, right? I wouldn't say. But you? You've got one just at home. As for my mum...
Rory porte à nouveau son regard sur le couple. Elle mine l'écœurement.
Colin cligne des yeux. Un silence tombe. Il se retourne lentement, jette un regard vers ses parents. Le sourire de Rory ne bouge pas. Elle passe tranquillement à côté d’eux.
— At least mine are not dead!
Rory s’arrête une seconde. Inspire profondément. Puis reprend sa route, droite, sans se retourner — même quand les ricanements reprennent derrière elle. Ses oreilles bourdonnent de nouveau. Mais elle reste imperturbable.
Rory arrive enfin au carrefour. Le calme relatif de l’endroit contraste avec le tumulte qu’elle vient de quitter. Noye aligne des rondins de bois à même le sol, concentré, le front luisant de sueur.
— So, what did you take this time?
Rory lève le paquet dans sa main blessée.
— Just a small one.
— You held back? That’s a first.
— I got what I wanted… with other things.
— Weird. Whoa — Rory, you're bleeding.
Elle baisse les yeux. Du sang s’écoule lentement entre ses doigts, teintant le tissu clair. Elle ne l’avait même pas remarqué. Dans l’altercation, sa main avait serré trop fort le couteau à travers l’étoffe… La lame avait percé sa paume.
— Oh... shit. I don’t—
— Let me see.
Noye attrape doucement sa main, écarte le tissu.
— Okay. The cut isn’t deep, but it’s messy. I’ve got something.
Il fouille dans sa besace, sort une gourde et un bout de toile propre. Il verse un liquide transparent sur la plaie. Rory se raidit.
— Aïe! You know I hate it!
— Sorry for the sting. It’s mixed with spirits from Franz. Bit of a waste, but it’ll clean it well enough. Here, let’s wrap it up.
— That bloody drink.
Il bande la main sans y prêter attention, en serrant juste ce qu’il faut.
— There. So? That’s no way to hold a knife.
— Whatever.
— You of all people know how to hold a knife. Tell me. You bet I'll find out.
— Just... some boys... messing around. I was angry. I messed up. Gripped it too hard.
— What boys?
— Nothin’. Stupid stuff. Rubbish about mother and father.
Le visage de Noye se ferme. Il voit où elle veut en venir.
— But no one touched the knife. I swear. I just pressed too much.
— Rory...
— Please. It’s over now. No need to make a fuss.
Il soupire, puis acquiesce.
— All right. But next time—
— Forget it, okay?
Un temps.
— Fine. But no lifting wood for you. Better I handle it than have you cut yourself again.
— Ugh, I’m so stupid. I wanted to help.
— I know.
Rory baisse les yeux. Une gêne douce s’installe, qu’il balaie d’un regard tendre. Elle observe un instant les mains de Noye empiler les rondins. Rory souffle, puis, en relevant les yeux, aperçoit qu’une petite foule commence à se former devant eux.
— Looks like everyone decided to come all together.
Noye se redresse, s’époussette les mains.
— All right, folks! As usual, form a line! Address the lady here with your name, and your hometown. Rory, remember: one family. One batch. Focus on the names.
Elle hoche la tête.
— Got it.
Rory se poste à l’avant. Bientôt, les villageois défilent un à un. Visages connus, accents divers, tenues colorées. Certains plaisantent, d'autres échangent les nouvelles de leur hameau. Rory sourit, se concentre. À chaque nom, elle coche mentalement, attentive. Noye soulève les bûches, elle les fait rouler jusqu’à la charrette de chaque famille.
Le manège se répète. Le bois passe de main en main, toujours avec des mots. Entre deux livraisons, Noye glisse une blague à un vieil ami ; Rory rit en entendant une rumeur farfelue sur une chèvre qui aurait bu du vin. L’ambiance est chaleureuse, les visages familiers.
Le soleil grimpe. L’ombre se fait rare.
Enfin, plus personne.
— Finally over!
— You did great, R’. We had a good pace today.
— I’m sorry. I didn’t help as much as I wanted, ‘cause of my hand…
— That’s fine. We’re done now.
Un silence de soulagement s’installe. Au loin, des rires et de la musique résonnent, portés par le vent.
— Okay, it’s time. Let’s go to the feast!
— Sure, go ahead. I’ll stay a moment, just in case someone comes late.
— That won’t do! They’ll be back this afternoon anyway! Come on, we’ll miss it!
— Why the rush—? Wo! Easy! I'm coming!
Rory lui attrape le bras sans attendre sa réponse et le tire vers le cœur de la place. Le centre du village déborde d’énergie. Tambours, flûtes, violons rustiques. Des musiciens installés sur une petite estrade donnent le rythme, pendant que les habitants dansent en cercles ou en paires. Les cris joyeux fusent, les enfants courent entre les jambes, des marchands offrent des gâteaux au miel ou des boissons ambrées.
Rory lâche le bras de Noye et se jette dans la foule, les bras levés.
— Come on, Noye! Come dance!
Il reste en retrait un instant, puis capitule devant son sourire insistant. Il se glisse dans un cercle de danse, un peu raide, mais vite emporté par la cadence. Les pas sont rythmés, les corps tournent. La joie est contagieuse.
Des jeunes du village s’élancent, se croisent, s’échangent. Un garçon s’approche de Rory, l’invite d’un regard. Elle accepte. Ils tournoient ensemble, vifs et légers.
Noye, essoufflé, s’écarte et s’installe près d’un enclos de volailles. Il sort sa gourde, avale une longue rasade.
— Looks like you’re giving up, huh?
Une voix douce à son oreille. Il tousse de surprise. Une jeune femme se tient là, la vingtaine, sourire en coin, un foulard clair sur ses cheveux sombres.
— Seems your sister’s not even breaking a sweat. Her partners, on the other hand. They're dropping like flies.
— Well, it runs in the family. She’s wild when she dances. A real fawn.
Noye se pince les lèvres. La jeune femme le regarde un sourcil levé, sourire en coin.
— Ha-ha, aye. She’s feisty. She hasn’t changed one bit.
Un temps.
— So, if she’s a fawn… what would that make me, then?
— What? That was just a figure of speech.
Elle s’approche, le regard taquin.
— Come on...
Noye se résigne.
— Hm… all right. Let me think.
Il l’observe, une ombre de malice dans les yeux. Puis, il se rappelle.
— You’d be… a jay, maybe.
— A jay? Really?
Elle cherche la faille. Une idée fuse dans la tête de Noye.
— You know, no matter how much I’d want to catch up with it… I’d never be able to reach it.
Elle rougit à peine, mais rit. Noye s'apaise.
— Oh, you said that nicely. Well, perhaps this little jay is not so hard to catch after all…
Il déglutit. Encore une fois, il ne sait sur quel pied danser.
— Hey, I didn’t mean to catch it. Specifically.
— Oh yeah? Then what would you do if you did catch it? Are you not like any other man? Trying to catch it?
— I mean… yes. I mean—not like that—
— No?
— Catching is… not the point, really—
— Hah! I’m messing with you!
Noye se relâche.
— You know Mildred, everyone finds me scary. But they don't know the real you like I do.
— Yeah, they'd be terrified.
Noye s'étouffe. Ils se regardent puis rient tous les deux. La voix de Mildred est plus calme, plus douce.
— I missed you.
Adossés à l’étal, ils font mine de regarder la foule. Leurs mains s’effleurent, se frôlent, finissent par se toucher. Le contact est furtif, discret, mais suffisamment clair pour qu’aucun d’eux ne l’ignore.
— I missed you too. More with each year.
— You know how it is now. Only out in the open. I'm tired of disappearing, finding excuses.
Il soupire.
— I still don’t understand how your parents don’t know about us.
— I think they do. They pretend they don’t, but they’re not stupid. They just don’t want to make a fuss. Keep pushing me to find a good lad.
— Can't imagine their surprise if they'd know.
— They'd be happy I found such a good one.
— I'm not sure even a few would agree.
— That's for the better then. I don't like the competition.
Ils sourient, échangent un regard sincère. Noye hésite, puis fouille dans la poche de son kilt. Il prend une inspiration, puis tend à Mildred un petit objet enveloppé dans un tissu beige.
— Here. I thought you might need one.
— What is it?
— It's… a gift. I made it. I hope you'll like it.
Elle déroule doucement l’étoffe. À l’intérieur, une broche en bois sculptée, fine, élégante. La tête stylisée d’un oiseau surplombe la pièce, gravée avec soin. Un geai.
— Now, you can switch your kerchief with this, if you want.
Mildred reste un instant bouche bée. Ses yeux s’illuminent.
— Did you make it yourself?
— Uh-huh. Do you... like it?
— I don’t know what to say… I love it. Thank you.
Elle pose sa main sur son bras, tendrement. Puis, sans rien dire, elle détache lentement son foulard, libérant ses longs cheveux ondulés.
— Here. Let me help you with it.
Noye saisit la broche, la fixe doucement dans ses cheveux.
— There.
— Well? How do I look?
Il ne répond pas. Il la contemple simplement, avec une sincérité qui ne laisse place à aucun doute. Elle baisse un peu les yeux, touchée.
— And now I’m all pinky... I hope you’re satisfied.
Il sourit, heureux, sans chercher à répondre. Il lui serre la main du bout des doigts. Elle se rapproche. Noye sent son rythme qui s'accélère. Des pas? Ils sont précipités. Ceux d'un homme sortant de la foule. Le couple s'interrompt. Noye le reconnaît.
— Jack! Where have you—
— No time! Come with me. Now. She can come too.
Le souffle court, l’homme — petit, trapu, les joues rouges et humides — brandit un vieux béret troué qu’il écrase contre sa poitrine. Il parle vite, à peine audible.
Noye échange un regard grave avec Mildred. Elle acquiesce d’un signe de tête. Il sent encore la chaleur de sa main.
Sans poser de questions, ils le suivent.
Ils quittent la place en urgence, bousculant quelques passants sans même s’en excuser. Rory, au loin, les aperçoit s’éclipser. Mais avant qu’elle ne puisse les suivre du regard, son partenaire de danse la tire à nouveau dans le rythme de la musique.
Ils s’éloignent du cœur de la fête, grimpent un sentier étroit vers une masure isolée, en lisière de forêt. La musique s'éloigne. Le temps s'assombrit.
— What’s going on, Jack?
— We found Artiche. A boy from Brindlebrook. At dawn, he went missing. They just brought him back. I fear it’s too late.
— Is he hurt?
— "Hurt" is putting it mildly, lad. He’s livin', barely. They did what they could to stop the bleeding, but the fever’s not gone. He won’t last the day if it goes on like this.
Ils arrivent devant une maison en pierres sèches, couverte de chaume, mal entretenue mais debout. Jack grimpe les marches, ouvre la porte sans attendre, et les fait entrer d’un geste brusque.
L’intérieur est sombre, étouffant. Une odeur d’herbes médicinales, de sueur et de sang séché. Le sol est couvert de tissus sales, imbibés de sang. Des gémissements dans une pièce adjacente.
Des gens se tiennent là, le visage fermé. Quand Jack les invite d’un signe à entrer, Mildred serre le bras de Noye. Ils passent le seuil en silence.
Le jeune homme est allongé sur un lit rudimentaire, le visage caché sous des bandages souillés. Deux femmes pleurent à son chevet — une plus âgée, l’autre jeune, au visage délicat, les traits ravagés par l’angoisse.
Deux hommes en retrait gardent le silence. L’un d’eux a du sang sur la chemise. L’autre serre les poings.
— Tam, I'm back. Noye's here too.
— Huh? I don't want him here! What good does it do to have him here now? He's supposed to be out there! Killing the thing that did this! Look at mi boy! Look!
Mais le jeune homme sur le lit gémit. Il lève une main tremblante.
— Mum… please…
— Arty!
— Miana… I'm okay... I need… to speak with him… the DipMcken…
La jeune femme brune — Miana — se penche sur lui, lui tenant la main. Elle hoche la tête vers Noye.
Celui-ci s’avance. La mère lève les yeux vers lui, le regard empli de rage, mais ne dit rien. Elle se lève, agrippe Miana, et les deux femmes s’effacent, laissant Noye seul au chevet.
L’odeur est âcre. Le sang, épais, colle aux bandages. Noye s’agenouille. Artiche halète. Il peine à parler.
— It… it was past dinner. We made camp. I went to feed the Greathorn. You know how they are. Can’t feed them on the road. One of them was missing. I saw… tracks in the mud. They led to the woods.
Noye reste silencieux, attentif.
— Then… I heard something. A lowing. Like it was in pain. I went closer, and— and something grabbed my foot. Dragged me. It stung, everywhere. Couldn't scream. Couldn't breathe. Like knives. Then…
Il marque une pause, tremblant, le front couvert de sueur.
— When I woke up… it was still there. Holding my leg. I heard the Greathorn… fighting. It was alive. And it was screaming. It fought. Hard. The thing… it let go of me. I think… to go after the poor beast. I tried to crawl back… but I was too weak.
— It's okay. You're safe now.
— Yeah… I’m cold. So cold.
Noye tourne la tête en direction de l'homme aux vêtements ensanglantés.
— Can I see the wounds?
Il hoche la tête. Noye soulève lentement une partie des bandages. Il grimace.
Les plaies sont profondes, comme lacérées par des griffes effilées. Un liquide noirâtre s’en écoule, poisseux, fétide. Des marques de strangulation cerclent les jambes, à tel point que les os semblent broyés.
— We tried hawthorn. Goat weed. Birch bark… Nothing worked.
Noye reste pensif.
— Don’t touch the wounds directly. If you must treat him, use thick leather gloves. Then, burn them. Whatever this is, it’s not a beast. It’s something worse.
Le garçon saisit la main de Noye avec le peu de force qui lui reste. Ils échangent un regard. Puis, le blessé tourne les yeux, en direction de Miana et Tam. Noye tourne la tête légèrement. Il devine rapidement.
— They'll be safe.
Le jeune homme ferme les yeux, à bout de forces.
Noye se relève, pose une main sur son front une dernière fois, puis sort sans un mot.
Mildred l’attend dans l’entrée. Elle comprend d’un regard.
— Is he…
— Not yet. But soon. And I don’t think he’ll be the last, if nothing is done.
— What is it?
— I don’t know. But it crushes bones and leaves no scent. And it burns its prey from the inside. A tough one.
— We must tell the others.
— No. That'll cause a panic. Luckily everyone is at the fair. I need to find it. Tonight. Before it strikes again.
Un cri jaillit. La voix d’une mère.
— Mi boy! No! Lentrill, mercy! My baby boy!
La voix de la mère, brisée, résonne jusque dans la forêt.
Mildred ne peut s'empêcher de pleurer. Noye, le visage fermé, ne dit rien. Il tourne les talons et sort.
Il s’éloigne sans un mot. La vieille femme surgit hors de la chambre, les yeux pleins de larmes. Elle passe le pas de porte, le regarde s'en aller. Elle hésite puis ne peut s'empêcher de crier.
— Curse you! Mi boy's dead! Why is it you and not her?! She protected us. You’re nothing like her. Nothing! …Not even your uncle Jared...
A ses mots, Noye s'arrête. Un choc dans la poitrine. Comme un coup de poing. Il reste figé, parcouru d'un sentiment de colère et de peine. Il expire. La femme le remarque et se ravise, et plus un mot ne sort de sa bouche. Noye retrouve son calme et reprend sa route en direction des festivités. Derrière lui, les pleurs reprennent.