Chlpatý, cria la vieille veuve d’une voix paniquée, en accourant de toutes ses forces vers le monstre surpris, retenu par l’appel de sa maîtresse face au chasseur stupéfait. Car celui-ci ne savait trop comment réagir, avec son pistolet déjà braqué vers le prédateur grognant, prêt à lui sauter à la gorge au premier caprice, comme Siegfried et Nora le découvrirent en arrivant à leur tour. Alors le 3ème Ours prit une foulée d’appui au bout de sa course, écrasant ses bottes dans le sol sur plusieurs centimètres d’un seul coup, avant de bondir haut dans les airs avec tout le poids de sa lame brandi au-dessus de sa tête. Et quand il retomba en frappant le sol de ses deux pieds, son geste appuyé par le coup d’épée, l’énergie dégagée par le choc fut assez puissante pour fracturer la terre autour de lui, jusqu’à souffler son propre compagnon ou renverser la Bête dans une vague de neige pulvérisée. Terrorisée par cet éclair surgi de nulle part, celle-ci détala à toute vitesse entre les arbres, vers l’épouse de son ancien maître, sûrement venue le secourir de ces hommes armés. Mais ce malheureux chien ne maîtrisait plus ses émotions ni son excitation, et lorsqu’il voulut s’allonger à ses pieds, simplement poser son museau contre le bout de ses chaussures, il la bouscula dans son élan.
Il vit ainsi la vieille dame tomber à ses pieds dans un cri de douleur et de surprise, avant d’être aussitôt accablé par les cris des chasseurs qui le poussèrent à fuir de nouveau, en silence cette fois.
— On peut l’avoir ! Nora s’occupe de la vi-
— Ça suffit, Konrad ! lança soudain la Vipère, avec assez de fermeté pour le surprendre.
— Tu ne pourras pas la rattraper de toute façon, elle a déjà filé, renchérit Siegfried malgré les airs frustrés de son Aigle. Nous avons mieux à faire, conclut-il en venant s’enquérir de la veuve blessée, essoufflée.
Malheureusement, Siegfried comprit très vite la gravité du choc à la vue du sang sur son crâne, elle n’allait pas tarder à mourir dans ses bras, elle aussi.
Le 3ème Ours s’y était peut-être habitué après des dizaines de chasses, recueillir les derniers mots d’une inconnue restait douloureux, surtout lorsqu’il s’en sentait responsable. Toutefois la vieille veuve avait quelque chose à lui dire avant de partir, une supplique : ne faites pas de mal à notre chien, il est tout ce qu’il nous reste. Dans un dernier soupir, elle voulut prononcer un mot au sujet de son époux, de leur caveau, mais son souffle s’envola soudain, figeant son visage sous le regard désemparé de Siegfried. Nora en eut presque les larmes aux yeux, tandis que Konrad rangeait ses armes d’un air coupable, la tête baissée vers son chef en train de marmonner une prière, lorsqu’une voix familière les interpela. Il s’agissait de Jachym, venu les avertir de ses découvertes, de la veuve partie à la recherche de son chien devenu monstre. Encore un coup de maître du 3ème Aigle, résuma-t-il, sans accorder son regard au coupable qui répliqua dans la foulée, quitte à accuser tous ses camarades d’avoir été en retard. Après tout, ils auraient pu mener leur enquête dès leur arrivée chez la veuve, Jachym aurait pu les alerter avec son pistolet ou un feu de détresse, Siegfried aurait pu être moins brutal et Nora plus utile. Bref, c’est pas ma faute si vous êtes à la ramasse, grognait-il en serrant les poings devant son collègue, malgré les efforts de leurs camarades pour éteindre cette nouvelle dispute.
Car le véritable coupable de cette tragédie, ce n’était l’un d’entre eux d’après Nora, c’est notre groupe tout entier, nous sommes tous coupables de la même faute à la même mesure.
— Rapport à Othon ou non, elle serait en vie si nous ne nous étions pas séparés, ou les choses auraient été différentes… ajouta-t-elle sous les approbations silencieuses de Siegfried, là où ses autres compagnons s’obstinaient encore à détourner le regard. Je ne suis pas instructrice du RFA, mais… enfin, ça n’a plus d’importance. Je suppose que notre examen est déjà noté…
— Non, pas encore, s’agaça le chef du groupe en se relevant d’un seul coup, presque furieux. Cette fois vous allez bien m’écouter, surtout vous deux, lança-t-il à Konrad et Jachym, déjà conscient du plan de leur chef, ou plutôt du petit marché.
Nous allons prétendre avoir été surpris par le monstre, commença-t-il à leur grand soulagement, avant de conclure sur le plus important : nous ne reproduirons plus jamais cette erreur.
L’Aigle parut grogner, le Renard semblait prêt à négocier, toutefois les deux chasseurs se ravisèrent lorsque Nora enfonça le clou, puisque la Bête serait déjà morte comme la première si nous avions agi ensemble. Sur ces bonnes paroles, Siegfried invita Konrad à venir porter le corps de la veuve avec lui, jusqu’à la demeure où Jachym les conduisit en écoutant les théories de sa Vipère. Au vu des dernières paroles de la vieille dame et des indices de sa maison, il était désormais confirmé que le mutant responsable des attaques était le chien de la résidence, transformé pour une raison encore inconnue. En revanche, celui-ci ne semblait pas attaquer au hasard ni pour le plaisir, en témoigne l’absence d’autres victimes ou carcasses trouvées par les chasseurs. Au contraire, le dernier souffle de la veuve laissait supposer qu’il pourrait garder le caveau de son ancien maître, quasiment abandonné par son épouse incapable de s’y rendre.
Cela n’explique cependant pas les agressions de la Bête sur les parcelles des villageois, dut reconnaître la jeune chasseresse, prête à accuser l’ours mutant d’être le coupable de ces crimes, en dépit des airs partagés de ses compagnons.
— L’ours géant vivait loin du village, nous étions à cinq bonnes heures de marche au moins, nuança Siegfried avant d’être suivi par Jachym, certain de n’avoir vu aucune de ses empreintes aux alentours de la demeure : seuls ceux de la Bête. Je pense que la vieille veuve l’aurait vu roder bien avant qu’il ne commence à venir jusqu’à Drabsko, et surtout qu’il n’a aucune raison de venir ici vu la hauteur de ces montagnes.
— En plus, si la veuve connaissait son existence, elle nous aurait dirigés là-bas sans hésiter. Elle aurait sauté sur l’occasion de détourner notre attention sur lui, proposa le Renard tandis qu’ils longeaient le mur de la propriété, jusqu’à l’entrée où ils trouvèrent deux cavaliers en selle : Othon et Yazmina — avec les quatre destriers du quatuor.
— J’avais dit que vous prendriez chacun une claque dans la tronche si j’entendais un coup de feu… On a un volontaire ? leur asséna l’instructeur sans descendre de cheval, presque aussi impassible que sa collègue à ses côtés.
— C’est moi qui ai tiré, la Bête nous a surpris et j’ai paniqué. Je vous prie de m’excuser, confia Nora d’une voix trop pataude pour ne pas amuser son supérieur.
— Dommage, ça aurait illuminé ma matinée de vous en coller une, ironisa-t-il, avant d’ajouter qu’il leur avait interdit d’engager le monstre, mais pas de se défendre. Enfin, vous deviez revenir au village pour le repas et je vous retrouve à trimballer le cadavre d’une témoin. Comment vous êtes-vous démerdé encore ?
— Elle a été renversée par la Bête dans sa fuite, intervint Siegfried afin de démarrer son rapport depuis le début, en modifiant les passages trop problématiques sous les approbations hypocrites de ses compagnons.
Alors Othon parut plutôt satisfait de cette première partie de chasse, même s’il déplorait la mort de la veuve, la lenteur du groupe ou son manque de discrétion pendant sa collecte d’informations.
Le 3ème pouvait donc passer à la dernière phase, mais avant de recevoir l’autorisation d’aller tuer sa proie, il reçut la consigne de se concerter sur le plan d’action adéquat. Heureusement, Siegfried tenait déjà la meilleure solution pour triompher d’un tel mutant, à savoir un bon piège à l’entrée de son repaire, comme les procédures du RFA le conseillaient. Car malgré les divers talents des quatuors, chaque mutant constituait une menace à prendre très au sérieux, surtout vu le coût et le temps de formation d’un chasseur. Bien sûr, Othon valida la proposition du groupe en ricanant, non sans préciser que n’importe qui aurait trouvé la réponse — personne n’était assez bête pour chercher une attaque de front, hormis Konrad. Par contre, vous n’avez pas localisé son repaire parce que vous avez passé la matinée à glander, soupira-t-il devant ses chasseurs penauds, bien conscient d’avoir oublié cette étape primordiale de leur phase d’enquête. Puisqu’ils furent pressés par le temps, Othon accepta de leur pardonner cette unique erreur, en se contentant de cette histoire de caveau prétendu protégé par la Bête.
Cependant, les élèves avaient intérêt à se révéler plus efficaces cette fois, car les instructeurs comptaient bien les surveiller jusqu’à l’antre du monstre.
— L’examen est censé se régler avant la nuit, sauf conditions climatiques ou topographiques extrêmes, mais là on est en Slovaquie et j’ai pas vu un flocon. Donc vous allez-vous secouer la nouille un peu, expédia-t-il en souriant à Siegfried, déjà prêt à ouvrir la marche vers la dernière piste. C’est pas une mauvaise idée de remonter les pistes, mais votre Vipère ne pourrait pas débusquer le mutant en suivant ses échos ?
— Les échos de la Bête sont déjà trop dispersés pour être remontés, se justifia Nora sans décourager les insistances de son professeur : ne pourrais-tu pas le localiser depuis les airs ? Je — je n’ai pas encore ce talent.
— C’est normal, annonça Yazmina d’une voix prudente, presque timide pour défendre sa disciple. Elle a réalisé sa première sonde la semaine dernière, elle aura besoin de pratique avant de voir ou projeter sa conscience si loin, expliqua-t-elle sous les hochements de tête compréhensifs d’Othon — encore très ignorant de ces étranges capacités. Pour le moment, le simple fait de sonder le monde extérieur une trentaine de secondes exige beaucoup de concentration.
— D’après vous, aurai-je dû proposer à Siegfried de sonder l’esprit de la vieille veuve ? Aurais-je dû essayer de le faire sur son corps après l’accident ? demanda la jeune chasseresse, sautant sur l’occasion de balayer cette question qui la harcelait depuis le drame.
Bien entendu, la réponse à sa seconde interrogation était très simple, puisque sonder un corps humain était impossible sans une activité cérébrale minimale — même la faible lueur d’une âme prisonnière du coma.
La première était néanmoins bien plus complexe, y compris pour le vieil Othon expérimenté par des années d’expérience de répression au service des souverains. Yazmina préféra d’ailleurs garder un silence gêné, avant d’approuver le choix pragmatique de son collègue : juge au cas par cas, selon le risque. Et pour ce cas présent, les deux instructeurs semblaient plutôt approuver le choix de la 3ème Vipère comme celui de son Ours, car au-delà des mutants, le premier devoir du RFA allait envers les peuples de Germanie. Tout cela ne mit pas un terme aux inquiétudes de Nora sur la prochaine affaire, mais elle se sentit assez rassurée pour interroger ses professeurs sur la façon dont ils avaient été perçus au village, par cette population que Siegfried paraissait si fier de défendre. Car les grands uniformes noirs des chasseurs ne passaient jamais inaperçus, loin de là, ils attiraient des regards tantôt curieux, tantôt méfiants, fascinaient ou terrorisaient les enfants comme les voyageurs sur leur chemin. Et leur arrivée à Drabsko ce matin n’avait pas fait exception, chacun semblait bien renseigné sur les rumeurs venues de Presbourg, à propos d’une police spéciale du Département de Recherche Impérial. L’existence de cette force armée ne posait pas de problème à l’écrasante majorité des gens, beaucoup comprenaient la nécessité de contrôler le potentiel délirant du LM autant que celle de réprimer les abus en la matière, alors peu s’en souciait — il y avait des craintes bien plus concrètes à amplifier.
Pourtant Yazmina crut ressentir une certaine tension à l’auberge, d’après Othon qui discutait avec le tavernier pendant ce temps. Apparemment, l’un des clients paraissait très nerveux à la vue des chasseurs, au point de dégager une infime quantité d’échos sitôt perçue par la première des Vipères. Cela pouvait certes provenir de n’importe quoi, cet homme pensait peut-être à autre chose d’important, toutefois il semblait plutôt prêter l’oreille à la conversation entre Othon et l’aubergiste. Ce dernier racontait à l’instructeur l’histoire d’une prospection minière prévue dans les montagnes depuis plusieurs mois, avant qu’elle ne soit abandonnée par opposition de certains riverains et, surtout, par manque de ressources. En vérité, ce gisement d’argent ne pesait pas tant, à peine le double du coût de son exploitation pour quelques décennies tout au plus, mais le souvenir des richesses minières de la Haute-Hongrie hantait encore ces campagnes. Beaucoup de villageois s’étaient donc emballés autour de ce projet, rêvant de voir le prix de leurs parcelles flamber au point de commencer à investir, partout autour du futur site. Alors ils s’étaient rassemblés en un petit collectif afin de réestimer la richesse de ces terres, tout en faisant leur maximum pour faciliter l’implantation de cette mine, d’où les querelles avec la veuve. Car la vieille folle réclamait des centaines de milliers de marks pour son coin de bois, elle faisait d’ailleurs exprès de gêner le village pour préserver sa petite tranquillité et se venger par la même occasion, selon le tavernier. Mais avec la Bête posée sur ce tas d’argent, on n’est pas près de laisser une fortune à nos gosses, dut cependant conclure le propriétaire, déçu au point d’en baisser les yeux comme ce client toujours épié par Yazmina.
Othon s’empressa donc de rassurer l’aubergiste, en promettant être venu régler ce problème avec sa bande, pourtant le suspect n’aurait pas paru serein à l’écoute de ces mots.
— Vous pensez que cela pourrait avoir un lien avec toute notre affaire ? demanda Nora d’une voix intriguée, soit tout l’inverse de son instructeur qui ne voyait pas l’intérêt de cette question. Ça pourrait nous apprendre quelque chose sur le mutant.
— Nous apprendre quoi de plus ? Notre mission de chasseur, c’est de chasser, point barre. Les raisons des mutants ne nous concernent pas, ça ne fera que vous ralentir ou vous donner de la compassion pour certains d’entre eux. La seule chose qui peut nous intéresser, c’est la cause de leur mutation ou son déclencheur. Ça, faut pas l’oublier dans le rapport si vous arrivez à le découvrir, et faut neutraliser la fuite de LM s’il y en a une, résuma Othon sans calmer les soupçons de la Vipère sur cette histoire.
— Siegfried, combien de LM faudrait-il pour faire muter un animal de la taille d’un chien de chasse ?
— Euh — je ne sais pas trop, ça peut dépendre du chien en question. Pourquoi veux-tu savoir ça ?
— Parce qu’un pharmacien itinérant serait passé au village le mois dernier. Je l’ai entendu ce matin, j’ai les oreilles fines pour ce genre de choses. Il transportait peut-être des médicaments nouveaux, supposa-t-elle sans prêter attention aux hochements de tête pensifs de Jachym.
— Je vois où tu veux en venir, ce n’est pas bête comme théorie… Mais pour déclencher une mutation chez un être vivant, il faut déjà en acheter une certaine quantité, fit remarquer le 3ème Renard à sa camarade sûre d’elle : en acheter pour un prix plus grand que le bénéfice de cette mine ? … Probablement que non, surtout si le chien n’en avait jamais reçu auparavant. Et si ton empoisonneur s’y connaissait un peu en chimie nouvelle, il peut toujours modifier les médicaments avec du sel ou de l’alcool. Ça, tout le monde en trouve au coin de sa rue pour pas cher, ajouta-t-il lorsque Konrad aperçut la silhouette de la Bête sur la prochaine colline.
Elle vous attend chez elle, sourit Othon en voyant le mutant fuir devant leur avancée, sûrement vers le caveau de son maître à défendre coûte que coûte, nous allons vous laisser l’en déloger.
Alors le groupe hâta le trot pour atteindre le sommet de cette colline, où le 3ème quatuor abandonna ses montures afin de continuer son approche à pied, sous les regards vigilants de leurs instructeurs. N’oubliez notre objectif, il faut la piéger à l’entrée de son repaire, rappela Siegfried à ses compagnons derrière lui, tous en armes avec leurs regards fixés dans la direction où venait de fuir la créature. Là encore, Nora se sentait de plus en plus mal à l’aise, apeurée à l’idée de la voir surgir d’un seul coup depuis le sommet de cette crête, sans qu’ils aient le temps de s’organiser. Si les chasseurs étaient bien plus fort une fois réunis, la Bête restait un prédateur d’une demi-tonne vif comme un félin, couvert d’un pelage aussi protecteur que dangereux. Avec l’aide du relief, il suffirait d’une bonne charge pour mettre le groupe en mauvaise posture sous l’effet de surprise, et la jeune chasseresse le comprenait d’instinct, au point d’avancer avec son Natrix à l’épaule. Mais à son grand soulagement, rien ne jaillit de la pente ; au contraire, la Bête avait continué de reculer jusqu’à la paroi d’une falaise, d’où elle se mit à aboyer en griffant le sol.
Elle nous craint, continuez d’avancer sans trembler, ordonna Siegfried en rouvrant la marche vers la cible, avant d’ajouter qu’il ne fallait pas la pousser à l’attaque non plus.
— S’il vient vers nous, qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiéta Nora, malgré tous ses efforts pour réprimer sa nervosité.
— Vous attendez mon signal pour tirer à ses pieds. Jachym va me confier l’un de ses explosifs incendiaires, je l’utiliserai si vos tirs ne suffisent pas, répondit son chef afin de faire réagir son Renard qui le lui tendit en silence. Konrad, t’as bien entendu le plan ?
— Oui, j’attendrai le signal, s’agaça l’Aigle tandis que la Bête continuait de hurler, impassible, dos au mur. Mais si elle refuse d’aller se cacher dans son repaire ou si elle se barre ailleurs ?
— Si Nora dit vrai, ce chien n’abandonnera pas son maître, et il ne nous attaquera pas tant que nous n’entrons pas, conclut Siegfried, lorsque les aboiements commencèrent à s’espacer.
Puis la Bête se mit à reculer comme prévu, longea la falaise sans lâcher du regard la progression des chasseurs côte à côte, jusqu’à s’engager dans un petit tunnel où elle se remit à aboyer.
J’avais raison, se lamenta Nora, soulagée, mais attristée à la vue du fronton grossier de ce caveau oublié, bordé par des statues de bois pourri maintes fois relevées, encombré par quelques éboulements au fil des ans. Mais l’heure n’était ni au deuil ni à l’hésitation, il n’y avait plus rien à faire pour ce chien toujours fidèle, et ses compagnons n’avaient pas perdu leur mission de vue. Pendant que Nora installait son Natrix sur béquille face à l’entrée, Siegfried craqua un feu de détresse pour l’envoyer près du seuil, assez loin pour ne pas enfumer la grotte et pour laisser la visée libre à sa Vipère. Bien sûr, il garda son espadon tendu vers le tunnel tandis qu’il organisait ses compagnons, sous les rugissements de la Bête impressionnée par les reflets du feu sur cette lame énorme. Un simple piège à mâchoire ne suffira pas à l’immobiliser, fit remarquer le 3ème Ours à ses deux derniers compagnons à l’écart, déjà en train de déballer leur matériel transporté depuis leur descente de cheval — soit un sacré attirail de corde ou de pièces métalliques à monter soi-même. Heureusement, même s’il n’avait pas les moyens de la tuer sur le coup, Jachym tenait son dispositif pour faciliter l’exécution de la Bête, à savoir un grand collet censé l’entraver.
Le principe était plutôt simple, il suffisait d’attacher un câble de métal à un point de fixation très solide, puis d’y former un nœud coulant ensuite suspendu à l’entrée, prêt à se refermer sur la créature lorsqu’elle franchirait le seuil de la grotte. Le véritable problème des chasseurs n’était donc pas de concevoir le piège à proprement parlé, c’était d’abord de trouver le point de fixation capable de retenir la force de la Bête, puis de disposer le piège au bon endroit et de la bonne manière, comme une corde de pendu. Pendant que Jachym préparait son cordage en calculant le diamètre du nœud, Konrad reçut donc la tâche de régler ce détail du plan, mais poser un collet à l’entrée d’une grotte au nez d’un monstre hurlant, c’était bien plus compliqué qu’en forêt. Vu la situation, ils n’avaient pas le temps de planter un support dans la roche, mais le renfoncement du fronton semblait encore assez large, assez ferme pour accueillir puis bloquer le câble. Il faudra que j’aille grimper là-haut pour le faire passer, songea le 3ème Aigle sans s’en inquiéter, avant de balayer du regard les alentours à la recherche d’un arbre bien enraciné, le plus proche possible. Sitôt fait, son Renard vint y attacher l’extrémité du fil et lui tendre l’autre bout, afin qu’il reparte l’accrocher à l’entrée du tunnel où Siegfried se tenait prêt à repousser le monstre.
Depuis sa position, Nora regarda son chef avancer pas à pas vers le souterrain, son grand espadon tendu à l’horizontale comme une pique, jusqu’à couvrir la trajectoire du canon de sa Vipère. À ce moment, la jeune chasseresse ne voyait presque plus rien du tunnel, si ce n’est ses deux compagnons arqués devant cette obscurité hurlante, prête à se jeter sur eux. Rate pas ton lancer, Konrad, s’angoissa-t-elle à la vue de son collègue juste derrière Siegfried, en train d’estimer sa force avant de jeter le câble par-dessus son camarade, pile dans l’espace entre le fronton et la paroi. En silence, le duo se mit donc à reculer prudemment, laissant Jachym tirer sur le câble pour le suspendre à la bonne hauteur, lorsqu’un rugissement terrible retentit. Ils sont encore trop près du collet, sursauta Nora en venant appuyer sur la détente de son fusil, la lunette de son viseur droit sur l’ouverture du tunnel où elle s’attendait à voir jaillir la Bête, avant de se figer au dernier instant.
Du calme, j’aurai pu tout gâcher, essaya-t-elle de se ressaisir, quitte à reprendre une grande inspiration tandis que ses camarades continuaient de se replier en douceur, jusqu’au moment fatidique.
— Nora ! Ça va être à toi, lui lança Jachym en finissant de mêler le reste de câble pour ensuite accourir sur la droite du tunnel, face à Siegfried et Konrad. Attends que le nœud se resserre avant de tirer !
— Il va se débattre dans le piège ! Prends ton temps pour viser, mais n’attends pas trop non plus ! ajouta son Ours avec sa grande épée toujours en main, là où ses autres camarades s’installaient au fusil des deux côtés de l’entrée.
— Comme si c’était facile… marmonna-t-elle en réglant son Natrix sur son magasin de balle antimutante, soit des cartouches creuses à accélération par échos de 14,5 mm — le plus puissant calibre portatif du RFA.
Elle avait déjà tiré une trentaine de cartouches comme celle-ci à la Mondlicht-Turm, et elle semblait plutôt douée en la matière, mais cette Bête serait bien plus remuante que des cibles mouvantes sur rail ou des assiettes à la trajectoire prédéfinie.
Elle n’avait d’ailleurs pas réussi à tuer le mutant précédent en pleine charge ni ce prédateur augmenté lors de leur unique combat d’entraînement collectif, alors elle appréhendait d’autant plus ce tir à ne pas manquer. Je suis prête, annonça-t-elle sans lever son œil du viseur, occupée à estimer la longueur du câble ou la trajectoire de la Bête que Siegfried s’apprêtait à attirer. Avec son sabre en main, ce dernier approcha du seuil afin de jeter un bâton d’explosif le plus haut possible, presque au ras du plafond irrégulier du tunnel, de façon à la faire tomber derrière la créature. Il s’agissait d’une grenade conçue pour effrayer les mutants, la Gewitter, un mélange entre un fumigène, un chapelet de pétard et un assourdissant lumineux censé dégager l’impression d’un orage durant plusieurs secondes. Alors dès qu’elle détonna au fond de l’obscurité, Nora discerna la silhouette du chien s’élancer sous la lumière et le fracas des pétards dans son dos, terrorisé au point de ne pas prêter attention au collet. Prise entre les deux pattes, le nœud se referma sur la poitrine de la Bête soudain levée en arrière, dressée de force avec le câble venu casser ses poils au point de lui en faire rentrer plusieurs dans la peau. Elle hurla de douleur, se débattit d’instinct avec ses pattes en ayant le réflexe de chercher le câble au-dessus de lui, quand une balle vint arrêter son supplice en lui explosant la gorge. C’est fini, soupira Nora en fermant les yeux plutôt que de voir le corps suspendu, quasi décapité par la puissance du canon encore fumant entre ses doigts, il le fallait… C’était son troisième meurtre, pourtant le plus difficile, le moins justifié à son cœur, et cela changeait tout.
Toutefois cette chasse était terminée, comme en témoignait le fracas des sabots conduits par Othon et Yazmina en train de rejoindre leurs élèves.
— C’était parfait ! Vous voyez que vous pouvez le faire une fois les doigts sortis du cul ! se réjouit Othon en venant inspecter la Bête sans descendre de son cheval, tandis que sa collègue s’arrêtait près de Nora.
— C’était un bon tir, tu t’es bien débrouillée malgré le stress. Je n’ai rien à redire sur tes compétences, expédia-t-elle sous les hochements de tête silencieux de son élève, assez troublée pour le faire comprendre à son instructrice. Tu n’as pas l’air satisfaite. Quelque chose te dérange ?
— Rien d’important… j’ai juste un peu pitié pour ce chien. Il n’était pas mauvais, répondit-elle devant les yeux surpris de Yazmina, interloquée par cet élan de compassion. C’était peut-être un prédateur dangereux, une menace à supprimer… je regrette que nous en soyons arrivés là. J’aurais aimé pouvoir laisser ce chien mourir de vieillesse sur la tombe de son maître, au milieu de ses souvenirs, de ses odeurs qui doivent emplir son repaire, ou près de la veuve qui espérait sûrement se faire enterrer ici elle aussi… même si je comprends notre devoir au sein du RFA.
— C’est notre rôle de chasseur, il faut l’accepter… parfois il ne reste plus rien d’autre à faire, lui confia-t-elle d’une voix solennelle, compréhensive au point de toucher le cœur de son élève. J’espère que tu t’y feras, il le faut, le destin du RFA est bien trop grand pour nos petits états d’âme individuels. Allons rejoindre les autres, ils te doivent bien des félicitations pour ce tir. C’était une bonne chasse, Nora, sourit-elle en lui tendant les rênes de Siostra pour qu’elle puisse y accrocher son énorme fusil.
Les deux Vipères retrouvèrent ensuite leurs compagnons affairés autour du cadavre à incinérer, avant de se préparer à explorer son repaire comme l’exigeaient les procédures.
Bien que l’examen fût plus ou moins terminé à ce stade, Othon ordonna à Siegfried et ses hommes d’ouvrir la marche dans ce caveau abandonné, à la recherche de la moindre source mutagène. Mais ils ne trouvèrent aucun chiot ni la moindre goutte de LM dans les deux pièces de ce tombeau, ils y découvrirent un spectacle inattendu. Si la pièce principale était tapissée de sarcophages illisibles, une petite annexe menait à un autel effondré, baigné par le rayon de soleil venu se glisser dans un interstice de la paroi. Et le trésor du chien gisait derrière celui-ci, enroulé dans un linceul posé sur la couche de lierre, près de là où subsistaient encore des ossements rongés par la Bête. Le maître de notre mutant était un romantique, résuma Othon à la vue du contenu de ce linceul, déjà décomposé au point de coller au tissu, sans que cela n’émeuve l’instructeur du RFA. Étant donné l’absence de LM ou d’autres mutants, il ne restait plus qu’à retourner au village pour annoncer la mort du prétendu ours de Drabsko, avant de quitter cet endroit pour un autre.
Seulement Nora n’en avait pas fini ici, elle le sentait même si elle n’osait pas le dire à Yazmina, lorsqu’elle croisa le regard de Siegfried.
— Il nous reste peut-être une dernière chose à faire, lança le 3ème Ours à son officier déjà sur le pas de la pièce. Ma Vipère et mon Renard supposent que le chien ait pu être empoisonné par un villageois malintentionné, sûrement dans le but de pousser la veuve à abandonner ses terres ou mettre fin à ses jours.
— Vraiment ? Vous avez des preuves de ça ?
— Non, seulement des soupçons sur cet homme repéré par Yazmina à l’auberge…
— Mais vous n’avez aucune piste pour les confirmer, et vous n’obtiendrez aucun aveu volontaire de votre suspect… laissa planer Othon en posant son regard sur les quatre chasseurs, tour à tour, de Nora à Siegfried. Les procédures sont assez simples à ce sujet : si vous jugez que c’est votre devoir de chasseur, vous pouvez pousser l’enquête. En bref, si vous pensez qu’il y a un empoisonneur dans les parages, vous pouvez sonder son esprit pour vous en assurer, puis le punir en conséquence. Par contre, vous serez responsable des complications s’il y en a, conclut-il pour que le 3ème quatuor se regarde pendant un instant, hésitant, jusqu’à entendre la voix de Nora : il est hors de question que le responsable de ces drames en profite toute sa vie…
Sur ces mots, les six chasseurs retournèrent à l’entrée pour enfourcher leurs destriers augmentés, puis rallier le village où Yazmina retrouva bien vite le visage du suspect, sur le chemin de sa maison.
La discrétion était néanmoins de rigueur, ils ne pouvaient s’abattre sur lui en l’accusant d’avoir transformé un chien en mutant, au nom de l’ordre public comme dans l’intérêt des secrets du RFA. Heureusement, Nora remarqua très vite un détail décisif lorsqu’ils passèrent à côté de lui, il n’a pas d’alliance, ni la gueule d’en avoir bientôt. Alors ce fut un jeu d’enfant pour la chasseresse, à peine le temps de se retourner pour échanger quelques répliques à l’écart, avant de revenir pour l’heure de son rendez-vous galant. Bien sûr, le malheureux se rendit en avance à la lisière des bois, là où il croyait retrouver une charmante blondinette lassée par ses voyages incessants. Et ce fut d’ailleurs le cas, jusqu’au moment où il voulut approcher son visage du sien, plonger son regard dans celui de la Vipère, avant de s’y faire engloutir en un éclat de lumière. Une fois glissée dans l’esprit de sa proie inerte, Nora n’eut qu’à penser à la veuve pour sentir des souvenirs plus ou moins vifs se proposer à elle, dont un particulièrement agité. Dans celui-ci, elle vit le suspect mentir au pharmacien pour se procurer des médicaments nouveaux, puis les amener à un complice équipé d’un matériel rudimentaire, mais suffisant pour concocter un mélange. À partir de cet appât, la Vipère remonta donc aussitôt au dernier souvenir associé à celui-ci, pour voir les trois coupables en train de piéger le chien, avant de repartir sans le moindre mal. La suite était déjà connue, l’animal muta puis trouva refuge dans la tombe de son ancien maître, près de la potentielle concession minière, au grand dam des complices. Car ils ignoraient le potentiel mutagène de la molécule comme l’écrasante majorité de l’Humanité, alors leur plan n’était pas de transformer le chien, il était bien plus pervers. Le véritable objectif était bien sûr de déclencher des accès de rage chez le chien de la veuve, des élans de folie capables de le pousser à se retourner contre elle. Et avec un peu de chance, les complices n’auraient pas besoin de se salir les mains pour libérer la montagne de cette vieille folle trop hargneuse…
Sa culpabilité ne fait aucun doute, annonça Nora à ses compagnons venus la rejoindre, puis à Othon et Yazmina, tous furieux de cet acte innommable aux yeux du RFA. Faire la contrebande du LM était une chose, s’en servir pour empoisonner l’esprit d’un tiers en était une autre, surtout vu les conséquences de ce cas-ci. Après tout, plusieurs villageois innocents trouvèrent la mort sur la piste de la Bête, outre la veuve et son chien. Seulement cet homme ou ses complices posaient un petit problème aux chasseurs, comme Othon dut le rappeler à Siegfried : vous ne pouvez le ramener aux autorités, il en sait trop. Personne ne devait colporter le secret de la mutation, l’image du LM devait être préservée à tout prix, bien avant celle du RFA. Vous savez ce qu’il vous reste à faire, lança donc l’instructeur aux chasseurs gênés, dépassés par la nouvelle dimension de leur enquête : ramenez les deux autres ici sans faire de vagues, je vais trouver un coin pour enterrer tout ça…
Nora détestait ces trois criminels, elle leur en voulait pour avoir causé le drame du chien et de la veuve, mais maintenant, elle regrettait presque d’avoir insisté de les punir.
— Nous avons fait ce qui devait être, lui assura Siegfried, une fois de retour après leur sale besogne, devant leur petit feu de camp à l’écart du village. Ces hommes auraient sûrement commis d’autres crimes si nous n’avions rien fait…
— C’est vrai, ils l’auraient sûrement fait. Mais nous aurions pu faire en sorte qu’il en soit autrement, pour eux comme pour la veuve… lui concéda-t-elle en détournant le regard vers ses instructeurs en train de remplir leur rapport plus loin. Enfin, changeons de sujet. Je voudrais te remercier d’avoir menti pour couvrir nos erreurs de ce matin, Jachym et Konrad devraient faire pareils, ajouta-t-elle malgré les airs encore gênés de ces deux-là.
— Je ne sais pas si nous aurions vraiment été disqualifiés pour ça, mais je suis d’accord. Merci, lâcha le Renard avant d’être imité par son Aigle, toujours plus mitigé.
— J’espère ne plus avoir à le faire, préféra répondre le 3ème Ours, prêt à retourner les éloges vers sa Vipère quand il vit les officiers revenir vers eux.
Le 3ème quatuor avait réussi sa mise à l’épreuve, il allait donc pouvoir repartir à ses chasses loin du regard des instructeurs, quelque part en Germanie où le trio donnerait encore du fil à retordre à Nora.
Seulement la fin d’année approchait, et l’assemblée annuelle des chasseurs devait bientôt se tenir à la Mondlicht-Turm, la citadelle du RFA où tous les groupes s’apprêtaient à converger. Pour la jeune chasseresse, ce serait ainsi l’occasion de découvrir sa chambre dans le quartier des Vipères, puis d’enfin rencontrer ses chères collègues après un bilan sur sa première expédition. Quant à ses compagnons, ils pensaient surtout à cette réunion censée redéfinir plusieurs principes du RFA, comme si une réforme allait y être annoncée par le nouveau vice-directeur, Ulrich Löffler von Guericke. Récemment imposé au directeur par le Kaiser en personne, celui-ci avait reçu la tâche d’assurer la discipline et l’efficacité du RFA, quitte à devoir remettre en cause les doctrines établies par Emil.
Il pourrait y avoir du mouvement bientôt, supposait Othon sans pouvoir préciser quoi, comme si chasser des cauchemars ambulants n’était qu’un début… j’espère que vous aurez compris la leçon, vous pourriez en avoir besoin…
« En vrai, c’est bien gentil ces histoires de Vipères qui vérifient l’esprit des gens, mais qui s’occupent de vérifier ce qu’elles disent, elles ? […] Ah ? C’est une question d’uniforme ? »
Konrad discutant avec ses collègues du 3ème quatuor, 1878.