Ouverture
“Mνάσεσθαί τινά φαμι καὶ ἕτερον ἀμμέων” (Je le dis, quelqu’un, plus tard, se souviendra de nous). — Sapphô
Tendre main de fer dans un gant de velours, je serai ton soldat, ton poing sanglant. Même s’il faut que je nous porte jusqu’au bout de la nuit, de l’autre côté de ce désert de l’âme, même si je dois contredire Celui qui a proclamé tous les hommes égaux devant la mort, en y renonçant ; non, plus jamais je ne reposerai. Je m’entourerai d’hommes, certains valeureux, tous mortels et un peu malheureux, je mènerai la croisade à l’autre bout du continent. Promis aussi, je n’oublierai point que rien de tout ceci était inévitable, non rien vraiment, car c’est un sentiment malade que l’amour pieux : quoi de plus salvateur que d’être aimé par un dieu ancien ? Mais bien qu’il ait professé être éternel, notre mémoire a le pouvoir de tuer, et l’enterre comme un vieux monument sous la montée des flots. Tout est voué à disparaître. Nous y voilà, à la fin encore j’attends seul que mon futur ne meure.
Pourquoi devrais-je passer ma vie à prêter des serments si je ne suis capable de sauver personne ? Parce-qu’il y a des enfants, ils seront tout ce qu’il restera de nous, notre part d’immortalité, comme un faisceau de lumière qui se divise. Ils seront nos derniers juges avant que l’on nous oublie. Oui et notre part de nuit me suivra et je compterai les jours, je suis si fatigué.
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Les poumons de la basilique crachaient dans le ciel cendré une cacophonie de fer sanglant lorsque Milan Pavlovich Litvyak demanda à Valérie Roijakkers quel genre de livre une femme comme elle pouvait aimer lire. Des histoires où les femmes chantent et où chevaliers pleurent.
«Que fait-on entre humains à part se raconter des histoires ? remarqua-t-il.
— L'amour, la guerre et la concorde, mais c'est tout la même chose.
— Ça va ensemble ?
— Oui.
— Je suis d'accord.
— C'est une énigme ? demanda-t-elle.
— Non, une fable, et nous de curieux animaux.
— Et le reste ?
— C'est ce que ni vous ni moi ne comprenons.
— Vous êtes venu me parler de mon époux ?
— Qu’a-t-on à dire de Jakob Roijakkers ?
— Je m’attendais à ce que vous me racontiez comment il en est venu à mourir.
— Il préférerait que je vous dise comment il s’est perdu et comment il est rentré.
— Il n’a jamais été très loin, fit-elle. Ainsi soit-il.»
La voix déraillée de l'orgue résonna comme une statuette brisée, une urne de cendres, celle des martyrs chuchoteurs, les innommables. Combien la souffrance humaine était grande, combien les cris des saints étaient déchirants. Dix ans après le départ de Jakob Roijakkers d’Autriche, où vivaient sa famille, sa femme, son fils, Milan Litvyak —pélerin dans l’âme— se faisait un devoir de leur retourner son corps. Tous deux revenaient de bien loin ; l’esprit toujours errant quelque-part dans les profondeurs de la Russie impériale ; d’une terre qui ne connaissait pas la nuit, mais désormais c’était à Milan seul d’orchestrer les choeurs, et d’hymner le premier chant de ce qui contera le destin des Roijakkers.
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Mens Rea, ou le livre de Milan.
Du temps où je vivais chez le Père Jara, c'était dans ma jeunesse, il me suffisait de traverser le palier pour rendre visite à un tueur. Pour le vieil homme qui m'avait recueilli, ce dernier était un frère, un ami de longue date. Pour moi, il allait partir demain. Et tout allait changer. C'est pourquoi je n'avais que ce seul soir pour revoir sa vie une dernière fois, ensemble, et lui demander ses conseils.
En effet, le Dr. Franz William Herschel logeait en face de chez nous, seul, dans un appartement où résidaient également mes terreurs d'enfance. Il comportait six pièces, dont deux où je n'étais jamais entré, quatre autres où j'avais passé des après-midi entières à le regarder réaliser des dessins d'observation. Le caractère inédit des pauvres créatures estropiées l'intéressait ; les pigeons boiteux dans les parcs, les chats borgnes ou «à qu’un oeil», les ailes froissées des papillons de nuit, pris dans les toiles au coin de sa fenêtre. Il collectait les mues d'insectes comme pour compléter un herbier, les libellules séchées, les carapaces de scarabées tirées à quatre épingles en un vitrail insolite aux reflets lugubres. Pour le comble de ma fascination tourmentée, un cadre en liège arborait même des oreilles de lapin cloutées visant à représenter un insecte aux larges ailes. Quand je fermais les yeux le soir je les imaginais se détacher du mur et voler jusqu'à me chatouiller le nez avec des battements d'oreilles poudrées.
À vrai dire je préférais les dessins que les expériences chimiques, rien de moins divertissant que de l'observer tracer à la craie sur son tableau noir des calculs dont je pouvais pas lire la musique, et mesurer dans une pipette des volumes de liquides supposés changer la couleur ou le pH du second. Lorsqu'il réalisait ses croquis, il parlait parfois. Il connaissait le russe pourtant il n'avait jamais cédé à me parler autrement qu'en allemand. «Un jour, tu m’en seras reconnaissant,» répétait-il. Cela s'était avéré correct. Les premières années, j'étais fâché de ne pas pouvoir le comprendre, je l'accusais de ne pas vouloir parler avec moi, de faire la sourde oreille (c’était avant que je découvre le confort d’être ignoré dans une assemblée).
Ensuite, je me résolus à faire des efforts de mon côté pour qu'il ne puisse plus prétendre que nous n’avions rien à nous dire ; il me laissait l'accès à sa bibliothèque, donc je fis bon usage des albums illustrés qui s'y cachaient, ainsi que des manuels, des dictionnaires d'allemand qui se trouvaient commodément là.
À mon bonheur j'étais grand lecteur, goût pour les livres que m'avait transmis le Père Jara. Je me passionnais pour la presse que ce dernier m'envoyait acheter tous les matins, j'aimais également les classiques, les romans-feuilletons et la poésie que je lisais à voix haute pour son bon plaisir. Chez Père Jara se trouvait les textes fondateurs : l'Ancien et le Nouveau testament, bien sûr, en russe et dans leurs langues originales, l'hébreu et le grec qu'il savait lire plus ou moins, tirant de moi une admiration outre mesure, ainsi que les écrits de grands penseurs latins du Moyen-Âge. Lui-même s'intéressait en amateur à la philosophie et à la théologie de notre époque, «Il y a des questions que tu ne peux pas ignorer quand les temps changent,» disait-il. Alors, comme ces gens-là, que je ne les lisais pas, il me les expliquait en ses mots, pour que je les comprenne à peu près.
Pour être honnête je préférais les livres de chez le Dr. Herschel, cet homme-ci devait amasser davantage les livres pour la quantité que la qualité, il avait quelques rares recueils de contes de ces auteurs allemands que j'aimais, Grimm, Bechstein, Le marchand de Sable de Hoffmann, qui m'avait laissé un arrière-goût dans la bouche. Faute de sensibilité peut-être, je préférais ceux d'Afanassiev que me racontait ma mère autrefois.
Enfin ce n'était que de la lecture, mais je crois que j'avais cruellement besoin de compagnie dès lors que je ne vivais plus avec mon frère et ma soeur, mais avec deux hommes aux mœurs plus anciens que les miens, qui passaient plus de temps dans leur tête à revoir le monde à leur image qu'à s'occuper de moi.
J'avais grandi ainsi entre un homme pieux qui se voulait Père de tous les hommes et un autre qui n'avait jamais voulu ni d'enfant ni de Dieu. Le tableau était simple à cette époque encore, ce n'est que quelques années plus tard, quand j'eus dix-sept ans que je compris que nous n'étions pas aussi heureux que je ne le croyais. Sûrement que j'étais trop jeune pour voir ce qui dans nos vies, les laissait si profondément insatisfaits : un matin où je prenais le café avec le Père Jara, un belle journée, les oiseaux chantaient par les fenêtres ouvertes et je me retrouvais à fredonner un air familier, il m'annonça la nouvelle que «Franz allait partir».
«Partir ? Où ça ?
— En Allemagne, il retourne à l'université de Heidelberg où il a enseigné quelque temps, tu te souviens.
— Mais pourquoi faire ? Ne me dit pas qu'il veut retourner voir son ex-femme ?
— Non, non, il ne m'a pas parlé de ça, il semblerait que ce soit les membres de la société de médecine qui le lui aient demandé.
— Mais… c’est pour longtemps ?
— Je ne sais pas.»
Nous en étions restés là, «je ne sais pas» signifiait que le Dr. Herschel ne savait pas non plus, ce qui était fort étrange venant de lui qui se laissait si peu bousculer par les événements. «Je ne sais pas» signifiait qu'il y avait des choses qu'il ne voulait pas dire, où du moins qu'il ne voulait pas que je sache, et je m'en trouvais désagréablement irrité pour tous les sujets que j'aurais aimé discuter avec lui mais que je ne m'étais jamais permis, par interdit, par tabou, par culte du mystère.
Il n'y avait plus qu'un jour pour cela, et je ne comptais pas dire adieu.
J'ai parcouru avec plaisir ce premier chapitre, je lui trouve une ambiance vieux-grimoires-et-alchimistes qui me plait beaucoup. Je ne suis pas familière de la Russie impériale, mais très curieuse ! A très vite !
Tu comptes publier "Mens Rea" à suel rythme, toi ?
Mes productions se passent dans le même univers de Fantasy (Viannerval) à différentes époques et mettent toutes en scène au moins un membre de la famille Sceau. Les Sceau sont mon fil rouge, un peu comme les Rougon-Maquart. ;-)