Chapitre II : La petite fille aux allumettes

Par Carmen

Jakob et moi étions tous deux des protégés, sans quoi notre rencontre serait passée pour un malentendu, et elle en fut un, suis-je le dernier à être de cet avis. 

 

Nous ne connaissions pas les histoires de petits villages. Mon père, Pavlo Philippovich Litvyak, conduisait des affaires avec les Russes, de la contrebande principalement. Nous n’étions donc pas les bienvenus dans ce coin de campagne drue et mourante dans l’oblast de Kharkiv en Ukraine, pas même de la «Petite Russie» qui rêvait déjà de son indépendance, et pour un demi-siècle encore. C’est au moment de son arrestation, qui en somme n’était pas la première, que je fus accueilli par le Père (ou professeur) Jara, le surnom de Jaroslav Aleksandrovich. Un séjour prolongé en Sibérie, il laissait trois enfants derrière lui : Moi— Milan, ma sœur Nastia, et notre aîné Ilya qui l’avait lui-même dénoncé. Jamais Ilya ne lui avait pardonné d’avoir tué son cheval, sa jument Vassilissa, entre autre le nationalisme n’était jamais qu’une excuse. 

Petit, j’étais le genre de gamin à toujours arpenter les rues, on me foutait dehors si je n’avais rien de mieux à faire «qu’embêter ma pauvre mère malade». Mais je n’étais qu’un voleur occasionnel, un «chapardeur», autrement plus personne n’accepterait de me donner la pièce contre service rendu. C’était davantage un acte de rébellion. J’allais également à l’écurie avec Ilya pour donner à manger aux chevaux et changer la paille, il ne m’avait jamais laissé monter sa jument, sans exception, ç’aurait été un peu comme me prêter sa femme, pas de ça entre nous. Le reste du temps il me dédaignait parce-qu’il devait croire qu’il entretenait une relation spéciale avec notre père. Il avait tort : notre père n’aimait qu’une personne au monde, et c’était notre mère. On ne savait pas ce qu’elle avait, mes frères et soeurs et moi. 

Notre mère, il lui prit un jour de me casser une louche en fonte sur la tête car je n'avais pas trouvé ces bas qu'elle m'avait commissionnés au marché. Même mon père avait été scandalisé, au point qu'il n’avait fait qu’hésiter avant de lui prendre le bras pour la secouer : «Tu veux le tuer, c'est ça ?!» Comme s’il l'avait pressenti que quelque-chose semblait clocher chez elle, une agitation nerveuse inhabituelle. Maman criait souvent et souffrait de terribles migraines mais elle n'était pas violente. L'événement fut donc passé sous silence et on l'alita, à partir de là son état n’irait que de mal en pis.

L'aliénation de la mère, je ne la découvris qu'après puisque de mon côté je m'étais enfui de la maison en titubant, m'écroulai dans une ruelle derrière un restaurant scintillant comme un chien mourant. Le visage poissant de boue ou bien de sang mes cils ne filtrèrent pas totalement les pourpres et les lumières dorées que donnaient à voir les fenêtres à la façon de luxueuses tapisseries, à ce moment-là ma tête commença vraiment à me faire mal.

 

Gisant, je fus trouvé là non pas par Père Jara, figurez-vous, mais par son Frère du monastère ; le Père Joseph, comme on l’appelait, je m’en souviens bien. Moins rigoureux sur son ascèse —certes cela crée du bavardage— mais un homme remarquablement pieux et d’une grande douceur dans ses rides naissantes. Pour la défense du petit peuple qui, peut-on l’imaginer, aurait détourné la tête devant ce spectacle pathétique et malvenu pour la digestion, le revenu moyen de l’époque limitait l’affluence devant ce respectable établissement. Il n’était même pas l’heure de mettre le couvert de toute manière. La preuve, le Père Joseph n’était venu partager qu’une tasse de thé avec une connaissance de longue date qui venait d’arriver en train depuis Varsovie. 

Cela, il me l’expliqua quand j’avais repris un semblant d’aplomb après mettre réveillé sous une couverture de fortune, entre le boeuf et l’âne : Père Joseph en gris à ma droite et son compère en fauve à ma gauche. À mon avis ces peaux de bêtes leur donnaient davantage l’air de prédateurs que de valeureux camarades. Son ami, qui était le plus bavard des deux, me servait une soupe de phrases indigestes pour mon cerveau qui tournait comme une mécanique rouillée. De plus, je sentais venir que chaque accoup du traîneau tiré par des chiens-loups me rapprochait du moment où j’allais régurgiter mes tripes sur cette couverture que je ne pouvais pas repayer. À un moment net, le Père Joseph le coupa : 

 

«Nous t'emmenons auprès d'un médecin, il vit tout près d'ici sur le même palier qu'un de nos amis, ce dernier te prêtera volontiers un lit s'il faut te garder quelques temps à l'abri.» Il prononça cette dernière expression avec précaution, ce à quoi son compère ne prêta guère attention, s'empressant d'ajouter avec un accent Polonais : 

 

«Pauvre petit, nous aurions vite fait de te reconduire chez toi mais il y avait tellement de sang… Que t'est-il donc arrivé ?» Le regard vague, sa figure clignota sous des petit points noirs se décuplant. Je fis mine de ne pas l'entendre, ou bien n'était-ce pas totalement feint, il est possible qu'il ait ajouté autre chose à cela. Qui sait combien de temps j’avais dormi, combien de fois je m’étais réveillé en pleurant maman, qui aurait alors posé l’enfant, le «Baby» dans son berceau pour me prendre dans ses bras, presque rituellement, une bénédiction. Qui sait si je ne devais pas pleurer d’être choyé par eux, plutôt qu’avec elle, gémissant seule dans son lit d’un mal que personne ne comprenait. En tout cas c’est le souvenir que j’en garderais. À notre arrivée l’un de deux hommes me porta tandis que l’autre alla appuyer sur la sonnette, solennels, se gardant de livrer des commentaires. Qui sait ce que j’avais raconté dans mon sommeil. 

 

Installé sur le divan dans une petite pièce curieusement construite, peut-être un jeu d’optique avec les couleurs et la lumière, on m’avait emmitouflé dans la fourrure de Père Joseph qui me laissait suffocant —pourquoi chauffait-on si fort ? Ils parlaient à mi-voix dans le vestibule mais celle du dénommé Stanislaw ne cessait de dérailler pour monter dans les hauteur à cause d’un problème d’audition évident. Ainsi je sus qu’ils mentionnèrent un «accident domestique» ; je n’avais jamais employé ces termes, je ne leur avais d’ailleurs rien confié du tout. Sur-ce, un médecin habillé comme un homme chez lui apparut dans l’encadrement de la porte. Par réflexe je tournais la tête de sorte à cacher la plaie que j’avais au crâne : le sang avait coagulé et formait une croûte épaisse au-dessus de mon sourcil. Les genoux repliés contre la poitrine, je serrai la peau de bête autour de moi et remarquai seulement à quel point la pièce était réellement étroite. Le propriétaire aux gants blancs que j’avais devant moi, raidi par la surprise peu savoureuse que ses confrères lui servaient en ma personne, me cisaillait du coin de l’oeil. Le style en matière de décoration, car ceci n’était pas un lieu de travail, il était justement sorti de son bureau, exprimait un intérêt intime et exclusif pour le fonctionnement intérieur de toute chose, les mécaniques complexes, ce qui est beaucoup dire. Il ne devait pas recevoir souvent. D’un côté chaque chose était résolument à sa place, selon l’ordre qu’il avait lui-même construit : posters de biologie, voire croquis extrêmement précis d’anatomie, résultat de dissection à n’en point douter, un aquarium en verre à l’habitant mystérieux. Les trophées de chasse en hauteur, le cerf, le loup, et enfin les oreilles de lapins que la disposition incitait à mettre en comparaison avec les papillons et les libellules plantées dans un cadre en bois.  

 

«Ce ne sont pas des vrais… remarqua-t-il, je pense qu'il mentait. Ils servent de références à mes dessins d'étude.

— Pardonnez-moi monsieur...» Mais la fin ne sortit pas, la tête me tournait.

  

«Il ne faut pas, ce ne serait pas à toi de t'excuser de toute manière. Ces deux spécimens, fit-il sans regarder les concernés, m'ont dit qu'on t'avait déjà donné les premiers soins ? Quel est ton nom ? 

— Milan Pavlovitch Litvyak, comment vous remercier ?» dis-je plus à l'au-delà qu’à l’homme.

 

Le dénommé Stanislaw Jankowski toussota, apparemment gêné, et surtout confus : 

«Pensez-vous que nous devrions le garder en observation chez Jara, le temps que le petit nous dise où il vit, tout ça tout ça ?...» 

Le docteur ne réprouva pas, quoique cyniquement, je me demandais s’il avait plus pitié de moi ou de lui-même : 

«Les risques de traumatisme cérébral chez ce garçon sont bien réels, vous savez. Regardez donc s'il vomit dans les prochaines heures, et conduisez-le dans un hôpital, si cela vous chante.»

 

Nous voici donc aux circonstances de ma rencontre avec le Père Jara. Notre relation si naturelle les premières années, deviendra difficile même douloureuse, quoique absolument déterminante pour mon devenir, et le sien. Pour être tout à fait honnête je le connaissais déjà de vue, à l’église, où j’avais assisté à certains de ses sermons pour lesquels il n’était pas très doué. Certes l’homme n’était pas très théâtral, mais il en restait un excellent pédagogue, à la mode dialectique, les gens le respectaient pour ses conseils et les petites conversations qu’il plaçait à droite à gauche qui témoignaient de son soucis. Jamais il ne se plaçait en saint-patron, seulement en noble accompagnateur de la vie des mortels. Son secret, que je peux maintenant révéler ici, est qu’il se laissait troubler par les textes qu’il lisait au cours des messes. Pour celui qui sait la lire la Bible (les textes saints en général je suppose) peut arracher des larmes : ce n'est ni vraiment de l'histoire ni vraiment de la poésie, pourtant cela recèle quelque-chose d'important, de vraiment important. Les nouveaux hommes élevés sous un ciel vide sont aussi superstitieux que leur père et que ceux d’avant, mais c’est naturel, l’illusion fait la vie. «Ce n’est pas différent de la roulette : il est peu raisonnable de tout le temps miser sur la même couleur.»

 

La médecine donna raison au docteur Franz Herschel. Je fus pris de nausée dès lors que j’eus traversé le palier pour me rendre chez Père Jara, dont je ne pouvais encore situer le visage. C’est certain, la première fois que je croisai ses yeux, j’avais envie de mourir. Vomir mes boyaux sur le parquet d’un homme si généreux ? Heureusement, il me regarda à peine quand il voulut serrer la main à Stanislaw et au Père Joseph, allant même jusqu’à attirer vers lui le Dr. Herschel par les épaules. Ce dernier se dérida devant l’apparition d’une première personne tolérable. Profitant de ces joyeuses retrouvailles, je puisai dans mes dernières forces pour me glisser vers la cage d’escalier, alors qu’ils devaient me croire allongé, et m’éclipsai vers l’étage inférieur quand j’entendis un «Gamin, attends !» affolé. Je me retournai par-dessus mon épaule et aperçut un regard qui me fit peur, celui du Dr. Herschel : l’air intrigué. Je dévalai les marches et disparus de leur vue pour de bon, ce n’était pas le choix du coeur mais celui de la raison : mes parents ne pourraient jamais payer la facture de l’hôpital. J’allais sûrement mourir, de toute manière. Je ne sais pas pourquoi mais je le croyais.

 

Ah, la nuit quand l’on a peur pour sa vie. Désemparé devant la stupidité de ma décision —car rentrer chez moi directement revenait du pareil au même— je pleurai de nouveau en frissonnant, la neige battait les rues sous la lumière frivole des réverbères et me vint le songe de la Petite fille aux allumettes ; le seul feu que j'avais était dans ma gorge, la tête en cratère d’obus. Pour qui rejoindre ? Mes parents avaient quitté leur familles respectives et avaient depuis vécu comme des petits cabots bâtards, jamais adoptés, toujours très seuls.

 

Si seulement Nastia avait gardé sa maison de poupée… c’était elle que je voulais rejoindre quand mes pas me traînèrent vers l’église blanche comme du lait caillé. Elle était sur le chemin, le chemin de la maison, j’avais envie de voir Nastia, de reprendre ma place de poupon immobile qu’elle pouvait coiffer et changer à sa guise, je ne bougerais pas, je ne piperais mot, alors s’il-te-plaît reprend moi. Sur cette pensée je me rendis compte que je m’étais à moitié assoupi, abrité près des portes. le souffle froid et la fièvre grimpante, je repartis déambulant jusque chez moi. 

 

 

Mes parents minimisèrent l’incident ; après tout nous n’avions qu’un réel problème : le fait que ma mère était mourante, la mort prend le pas sur toutes les préoccupations des hommes. En réalité ce fut Nastia qui se chargea de tout à mon retour. Elle me veilla le premier soir et me fit avouer le diagnostic du Dr. Herschel. C’est elle également qui retrouva cet homme-là et m'y conduisit à nouveau, à son cabinet cette fois, afin d'évaluer l'évolution de mon état et de donner ses recommandations. Sans elle, Dieu sait que je n’aurais sûrement pas survécu à mon accident ; à courir sous la neige je m’étais mis à cracher du sang, en plus de ma blessure on découvrit que j’étais poitrinaire.

Ce n’est qu’après des semaines d’alitement que je revis le Père Jara à l’église. Il ne me fit pas de questions, j’avais peur qu’il me demande mon adresse, s’il fallait me secourir, qu’il vienne toquer à ma porte et se fasse chasser par mon père armé de son fusil… Il voulut seulement savoir comment j’allais : mal, pourquoi mentir ? Il se contenta heureusement de cette réponse, peut-être sentait-il mon égo blessé par tant de charité ; j’étais surtout à perte de moyen de lui retourner la bonté qu’il avait eu envers moi.

 

«Si tu veux me remercier, passe me voir demain après-midi pour prendre le thé, qu’en dis-tu mon garçon ? Tu sais où j’habite.» 

 

Je n’avais pas le coeur à refuser donc j’acquiesçai timidement, mais qu’est-ce qu’un vieux monsieur qui passe son temps à répéter ce que des hommes ont dit il y a plus d’un millénaire voulait à un jeune garçon timide et miséreux ? J’avais peur qu’il me demande de l’argent pour sa paroisse. Mes parents ne me donnaient jamais rien ; il était déjà arrivé que les commerçants se trompent dans le change et me rendent davantage que ce qu’il devrait, mais j’avais trop peur que ma mère et mon père s’en rende compte si je gardais l’excédent. J’arborais une crainte maladive des secrets, surtout vis-à-vis de Nastia, alors le soir même j’allai lui confier mes inquiétudes. 

 

«Je crois qu’il ne veut que ta compagnie, avança-t-elle. 

— Mais je n’ai rien à lui dire ? Et s’il ne voulait pas me laisser partir ?

— Tu lui dis que je t’attends et que je vais m’inquiéter si tu n’arrives pas. Comme ça tu peux t’en aller n’importe quand.

— D’accord, je te fais confiance…»

 

Je n’avais aucune excuse. Petit comme j’étais, j’ignorais que ce qui commençait comme une rencontre informelle allait devenir le germe de l’une des relations les plus formatrices de mon existence. 

 

Le visage du Père Jara s’éclaira lorsqu’il m’ouvrit la porte.

 

«Mon cher Milan ! Quel soulagement de te voir, je craignais que tu aies un empêchement. Tu es toujours à remplir des commissions à droite à gauche pour tes parents, n’est-ce pas ? Que c’est gênant, à quel moment trouves-tu le temps de jouer, on apprend tellement en jouant ! 

— Je joue parfois avec mon frère… 

— Ah oui, tu as un frère aîné, c’est vrai, je vous vois parfois à la messe. Mais viens, rentre, rentre donc. Tu es tout tremblant, j’ai allumé un feu dans la cheminée, viens-donc.»

 

Je ne me le fis pas dire deux fois. Lors de ma dernière venue je n’avais pas pris le temps d’examiner le logement du Père Jara, mais on pouvait dire qu’il vivait dans un confort modeste. À en juger par l’ameublement, il devait passer tout son temps dans la pièce principale et se retirer dans sa chambre qu’au moment du coucher. 

 

«Je vais te faire une infusion de plante, ça va te faire du bien. Tu n’as pas d’allergie ?

— Non…»

Nous nous asseyons côte à côte sur son sofa vert anis dont la banquette était couverte d’un drap blanc mais vieilli. Il avait fait chauffer l’eau dans une simple casserole et nous avait servi deux tasses. 

 

«Dis-moi donc, je ne t’ai pas fait venir pour te faire de beaux discours, comment va ta maman ? 

— Elle ne se lève plus. Elle dort beaucoup, et quand elle se réveille, elle se plaint tout le temps d’avoir mal à la tête.» Ce qui était vrai. J’avais l’habitude de répondre à cette question.

 

«Et tu passes beaucoup de temps avec elle ? renchérit-il.

— On essaie de se relayer avec ma soeur Nastia, afin qu’il y ait toujours quelqu’un, si elle a besoin de quelque-chose. Je dors souvent avec elle la nuit, ça a toujours été ainsi depuis que je suis petit. 

— Je vois, elle a peur de mourir seule. 

— Comment savez-vous ?

— Mon pauvre petit, c’est bien évident. Elle dit qu’elle se sent mourir, mais elle veut te garder auprès d’elle. Elle ne peut plus se rendre nulle part, donc elle t’envoie vivre à sa place, mais elle vous en veut également parce-que votre vie continuera, même quand la sienne s’arrêtera. C’est bien naturel. Elle fait de vous ses esclaves, mais elle ne le fait pas exprès. De sorte que vous vous dites que le jour où elle partira, ce sera un soulagement. Mais vous partagez encore des moments d’amour, et vous songez : “Qu’est-ce que je peux encore faire pour elle ?” Je te dis, c’est extrêmement important d’accomplir l’une de ses dernières volontés. C’est ce qui vous permettra de vous dire : “J’ai fait tout ce que j’ai pu” lorsqu’elle vous quittera. Dis-moi, dis-moi, y a-t-il quelque-chose qu’un vieil homme comme moi pourrait faire pour elle ?» 

 

Je réfléchis un moment. Le discours du Père Jara ne m’avait pas peu perturbé, mais j’essayais de garder une expression impassible. 

 

«Elle aimerait écouter une dernière fois les chants des choeurs à l’église. Mais elle est tellement fatiguée qu’elle ne peut pas se lever. Elle se dit que si elle mourait dans la maison de Dieu elle aurait moins peur de l’ascension, elle demanderait au ciel de lui ouvrir ses portes.  

— Alors c’est bien simple, lorsque l’heure sonnera, nous organiserons un convoi pour faire parvenir sa couche aux portes de notre église. Et là, les cloches sonneront, les choeurs chanteront, et elle aura un instant de paix. Qu’en penses-tu ? Est-ce que ce serait quelque-chose que tu voudrais pour elle ? 

— Oui, j’aimerais bien…» 

 

Parler de ma mère me rendait triste, Père Jara s’en rendait compte, pourtant il n’évitait pas les sujets difficiles. Son enseignement tenait compte de la nature des hommes à vouloir contourner les obstacles. Pour lui certains résultats ne sont obtenables qu’en poussant certaines barrières. C’était comme s’embourber dans un chemin boueux, il n’y a pas d’autre choix pour arriver de l’autre côté que de continuer sa route malgré le mauvais état de la terre, il faut faire un travail sur soi et accepter des conditions moins qu’idéales.

Je ne voyais pas le but de notre entretien, mais le Père Jara semblait satisfait de notre échange. 

 

«Je n’ai pas d’argent, commençai-je, mais il doit bien y avoir quelque-chose que je puisse faire pour vous remercier pour ce que vous faites pour ma famille. 

— Je t’ai déjà dit que tu n’avais qu’à venir boire le thé avec moi, tu sais à mon âge les après-midis sont longues et l’on se sent seul. J’apprécie ta compagnie.

— Vous savez bien que ce n’est pas ce que je veux dire. 

— Quoi alors ? Tu tiens à ce point à ce que je t’explique pourquoi l’acte désintéressé est un exercice essentiel ? Pourquoi une société ne peut pas fonctionner que sur l’échange, malgré ce que les politiques en disent ? Résumer les relations entre les hommes par des termes aussi rudimentaires que “travail égal argent” est débilitant car tout ne peut pas se penser par équivalence. Il faut un grand esprit pour appréhender des grandes idées, c’est pourquoi il faut sauver les enfants tant qu’ils en sont capables. Avant qu’ils ne comprennent pourquoi les adultes font ce qu’ils font. Ces petits esprits n’ont pas peur d’accepter ce qu’ils ne comprennent pas, ils se disent qu’ils comprendront un jour ; les plus vieux divisent le monde entre ce qu’ils savent, et ce qui ne mérite pas d’être su. C’est pourquoi j’ai besoin de toi, mon garçon. Il n’y a rien de plus stimulant pour un vieil homme comme moi qu’un enfant. 

— Vous ne voulez pas vieillir ? 

— J’ai besoin que tu m’apprennes à penser comme une jeune personne, car c’est quelque-chose qui s’oublie, surtout lorsque l’on connaît trop longtemps la solitude.

— Mais comment je fais ça ?

— Viens me voir souvent et discute avec moi. Si tu fais ça, alors je considèrerai que tu auras remboursé ta dette envers moi.» 

 

C’est ainsi que je devins le «jeune ami» du Père Jara. C’était facile, sans accroche. le Père était un homme bon avec qui il était facile de s’entendre, mais il n’était pas seulement un de ces hommes d’Eglise qui ne voyait le monde qu’au travers de la Bible. Il comprenait les pêcheurs et ceux qui s’étaient détournés de Dieu. Je soupçonnais également qu’il croie en l’universel pardon, même pour les impies, il était à sa manière un lecteur de Rousseau, et il comprenait sa grande idée d’une «religion naturelle». Il était logique, selon moi, que les hommes croient en la religion de leur père, et que cela était la chose la plus évidente à faire. J’étais peut-être un hérétique pour cette opinion, mais la parole de Dieu ne me paraîtra jamais indubitable tant qu’elle passera par la bouche d’un homme. Le Père Jara me disait que pour cette raison, l’évangile de Jean était le plus intéressant, car il était écrit pour les initiés, ceux qui comprenait l’univers ésotérique dans lequel baignaient les gens à cet époque. Il était également le seul parmi les prophètes à avoir connu Jésus de son vivant, et la relation entre Jésus, Saint-Jean, et Jean le Baptiste était un sujet d’étude inépuisable pour les théologiens. 

Jara écoutait mes observations, répondait à mes questions, et en retour m’en faisait plus encore, de sorte que parler avec lui ressemblait souvent à un dialogue avec moi-même. «Cette part de conscience qui t’éclaire, lorsque tu sondes le fond de ton âme, c’est ça le Saint-Esprit vois-tu, cette manière dont je me l’explique me paraît la plus simple. Les vérités de Dieu, pour qui souhaite l’écouter, sont à la fois clarifiantes et d’une profonde évidence.» 

Au début, je m’ennuyais un peu de lui, parfois, c’était comme s’il faisait tout pour ne pas me donner des réponses claires alors que mes questions me paraissaient faciles. «Mais c’est ça la philosophie, mon garçon. C’est déplier la réalité apparente des choses pour soulever les questions qu’elle pose. Et lorsque toutes ses questions ont trouvé réponses, là seulement on peut établir des certitudes réellement satisfaisantes. La structure de l’univers t’incite à accepter les éléments du monde autour de toi sans les questionner, c’est un effort d’aller à l’encontre du mouvement naturel de la pensée, mais je te promets que cela vaut la peine.»

Au fur et à mesure des mois, je finis par me laisser amuser, voire attendrir par ses curieuses manies qui semblaient pour le commun des mortels le rendre un peu excentrique ou presque «lent». Quant à lui, je crois qu’il m’aimait bien.

 

À diverses occasions, je revis le Dr. Herschel, comme les deux hommes étaient amis de circonstances. Quelque-chose m’avait fortement déplu chez lui à notre première rencontre ; une impression de danger latent derrière son expression énigmatique, un secret dont je voulais devenir le porteur, m’incitait pourtant à chercher son attention et son approbation. Je réussissais, car les adultes ne m’appréciaient guère, mais ils ne pouvaient m’ignorer, pour le meilleur et pour le pire. Je pense que je l’intéressais, mais jamais je ne lui sentis d’affection particulière à mon égard : il me voulait à ses côtés, pourtant je l’irritais, il me posait des questions mais ignorait mes réponses, c’était frustrant. Une part de son âme me paraissait tendre vers des hauteurs plus impossibles, parfois, que celle de Frère Jara ; il avait des ambitions pour moi, mais déjà, j’étais l’élève de Jara et il ne pouvait m’arracher à lui que par la violence. Exhiber son morceau de chair effroyable, il n'en fallait pas moins pour séduire Jakob. Lui et le Dr. s'impressionaient mutuellement en jouant d'audace par des vues outrageantes ; Dr. Herschel lui apprenait à mener une guerre, le Père Jara voulut que je pacifie un royaume. Dans notre école, nous jouions de la grâce plutôt que des armes.

 

Aux alentours de la deuxième arrestation de mon père, celle qui succéda à la mort de ma mère, le Père Jara décida de me prendre à sa charge. Tandis que j’aménageais avec lui, mon frère et ma soeur gardaient la maison familiale. Après ces durs événements, je pensais que le sort me réservait enfin un tournant favorable, mais c’est à partir de ce moment-là qu’un grand froid s'instaura entre lui et le docteur. 

Je n'avais pu m'empêcher de remarquer que leurs relations s'étaient dégradées au fil des mois, ni de me demander si j'avais pu être fautif de quelque manière, car l'attitude du Dr. à mon égard changea assez subitement lorsque je passai sous la coupe du Père. Pourquoi avait-il perdu son amitié ? Je l’ignorais, et je me gardais bien de demander, mais cela signifiait clairement qu’il me perdait moi aussi, son élève. 

 

Ce n’était pas fini. Les choses auraient pu continuer ainsi, indéfiniment, seulement lorsqu'un matin devant la table du petit-déjeuner Frère Jara m'annonça que le Dr. était sur le départ, qu'il avait décidé de se rendre en Allemagne, je sentis que c'était la fin d'une époque.  

Les dés étaient lancés, les cartes dépliées ; j'avais malgré moi pris une décision qu'à ce jour je parviens encore mal à décrypter. Nonobstant mon affection pour le vieux Père, pourquoi avais-je préféré un mentor plutôt qu'un autre ?

Dans ses derniers temps en Ukraine, c'était comme si le docteur projetait sur moi une aversion viscérale dérivée de sa rancœur pour Jara. Il s'en était caché aussi longtemps qu'il avait pu (l’avait-il toujours eue ?), on ne le voyait pourtant presque plus. Il nous évitait non seulement nous, mais réduisait également le nombre de ses visites médicales qu’il organisait désormais à domicile. 

S’il quittait cet appartement, le Dr. Herschel allait mourir quelques peu pour moi. Depuis ma première visite, je n’avais pu le dissocier de son logement, où je n’aurais jamais dû me rendre. Mon âme immortelle le connaissait bien, elle me disait que c’était là sûrement, entre les meubles rongés par les mites ou sous les tapis à l'apparence de peaux de bêtes que se dissimulait la clef de l'énigme du caractère névrosé du Dr. Franz Herschel.

 

C'est pourquoi la veille de son départ (qui ne devait avoir lieu que le lendemain), sans en informer Père Jara, je traversai le palier et toquai à sa porte.

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Arnault Sarment
Posté le 07/10/2024
Je commence (enfin) la lecture proprement dit et j'accroche complètement à l'écriture ! Tu développes très bien les relations complexes qui unissent Milan à son cercle familial et plus tard au Père Jara. Le mystère de sa "brouille" avec Herschel est bien introduit et je suis curieux de voir si on en apprendra la vraie raison au prochain chapitre. Quant à l'ésotérisme, il est bien dosé ; on commence à introduire certaines notions de philosophie mais on n'est pas perdu pour autant. Hâte de lire la suite !
Carmen
Posté le 02/11/2024
Coucou mon cher Arnault, je suis touchée de voir que tu es restée fidèle au poste et que tu as même pris la peine de commenter les chapitres uns par uns ! Pour ce qui est des remarques que tu formules, je dois dire que je suis à la fois flattée que tu trouves ton compte dans cette lecture et dans les personnages, mais également rassurée que tu arrives à tirer du sens de ces premiers chapitres qui selon moi, méritent pas mal d'être retravaillés car j'ai pas mal de problème avec la clarté :') Je te retrouve au prochain chapitre et au plaisir de te lire très bientôt !
Baladine
Posté le 06/10/2024
Bonjour Carmen,
J'aime bien ces références à des contes que tu mets dans les titres des chapitres : ils colorent le tout d'un halo merveilleux qui vient renforcer les couleurs de l'Ukraine du XIXè.
J'aime bien ce retour en arrière qui raconte la rencontre entre Milan et le Père Jara. C'est une relation pleine de douceur et d'écoute qui s'est tissée, pourtant ternie, vers la fin, par l'étonnante jalousie du Dr. Herschel. Je trouve l'histoire douloureuse de la famille de Milan à la fois touchante et intrigante : on ne sait pas encore exactement pourquoi le père de Milan se retrouve plusieurs fois en prison, pour des raisons politiques apparemment, et parce qu'Ilya l'a dénoncé. Tout ça donne vraiment envie d'en savoir plus.
Au début du souvenir, il est écrit que Milan était "petit", mais je me suis demandé à quel point il était petit. Avait-il six ans (mais je ne pense pas, au vu de la manière dont il s'exprime) ou plutôt dix, ou plutôt douze ? Au moment de la narration, je l'imagine à un âge assez classique pour un personnage, peut-être une petite vingtaine, mais je n'en suis pas sûre non plus.
Il y a une forte présence des images bibliques dans ton écriture, notamment quand l'enfant Milan se retrouve dans le traineau, entouré d'un boeuf et d'un âne et des deux messieurs qui veillent sur lui à la manière des rois mages. Je me suis demandé si la présence du boeuf et de l'âne était réelle ou imaginée (parce qu'après, il est quand même sur un traineau avec des chiens, alors j'avais du mal à visualiser :) ). Hâte de lire la suite pour voir où tout cela va nous mener.
A très vite !
Carmen
Posté le 02/11/2024
Coucou Baladine, toutes tes remarques sont très justes et fort intéressantes, je suis heureuse que tu apprécies les relations que je tente d'amorcer ici, peut-être avec un peu trop de rapidité, je ne me rends pas compte, mais pour répondre à tes questions : les références bibliques (et en particulier celle du bœuf et de l'âne gris) est tout à fait volontaire, mais c'est effectivement un traîneau avec des chiens, et c'est les deux hommes qui portent des manteaux gris et bruns, et donc c'est Milan qui imagine le bœuf et l'âne à ses côtés, mais il n'y a que les deux hommes. Pour ce qui est de la question de l'âge, j'espère que je ne vais pas t'embrouiller, mais beaucoup de temps s'écoule durant les 4 premiers chapitres. Le 1er est une sorte de prologue, comme tu t'en doutes, qui se passe dans le futur, mais au début du 2ème et la rencontre avec Jara, je ne lui donnerais pas plus de 8 ou 9 ans, au moment où Herschel part pour l'Allemagne, Milan a 17 ans. Enfin, au moment de la narration de l'histoire (où l'on arrive au chapitre 4,) Milan a 22 ans. N'hésite pas à mentionner toutes les fois où tu te sens confuse à la lecture, car de fait j'ai eu plusieurs retours comme quoi j'ai du mal à écrire de façon claire, donc toutes ces notes me seront utiles lorsque je reprendrais cette version de l'histoire ! Je compte reprendre très bientôt la lecture de ton compte, au plaisir de te lire :))
Carmen
Posté le 02/11/2024
*sont tout à fait volontaires
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