Une douce chaleur, portée par un vent d’est, balaye la plaine d’un village Mérien, au sud du royaume de Sylve. Elle s’étend dans les champs, lèche la terre humide des parcelles où des cultures sont à peine semées et d’autres déjà germées, remonte jusqu’à la lisière de la forêt peuplée de châtaigniers. Sous leur feuillage verdoyant, l’air se rafraîchit jusqu’à atteindre une température supportable.
En haut d’un de ces êtres centenaires, au milieu des branches supérieures, se tortille une minuscule tâche fleurie, dissimulée par les feuilles longues et pétiolées : Camille. Ses cheveux blonds coupés courts et sa salopette bleu clair retroussée jusqu’aux genoux détonnent dans le paysage. Ses pieds et ses jambes nus se balancent dans le vide, défiant les lois de la gravité. Elle offre un visage hâlé, marqué par le soleil et les récoltes, aux trouées qui laissent entrapercevoir des bouts de ciel dénués de nuages.
L’adolescente profite de ce moment de paix, ce répit précieux avant de retourner à ces tâches éreintantes auprès des paysans Mériens. Elle sait que personne ne viendra la déranger ici. Personne ne s’approche jamais trop près de la forêt, comme si une peur ancestrale tiraillait les plus vieux comme les plus jeunes esprits. Personne n’irait chercher la seule humaine du village de surcroit. Personne, sauf, peut-être…
— Qu’est-ce que tu fiches encore là-haut ? lance une voix mélodieuse.
Camille se penche dangereusement pour observer la nouvelle venue. Elle reconnaitrait cette silhouette entre mille. Sans attendre, elle dévale les branches avec agilité, puis se laisse glisser le long du tronc rugueux.
— Et toi, Mia ? argue-t-elle. Qu’est-ce qui t’amène si loin de la ferme ?
Avec amusement, Camille dévisage la jeune Mérienne au visage inquiet.
— Suis-moi au lieu de faire l’andouille, Iban t’attend.
Les oreilles pointues de Mia s’agitent frénétiquement alors qu’elle baisse les yeux vers le sol.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande prestement Camille.
Toute trace de moquerie a déserté sa voix éraillée.
— Il a trouvé un parchemin le long des parcelles à l’ouest… il cherche le coupable. Et forcément…
— Il a pensé à moi, grogne Camille. Ce vieux pervers ne me lâchera jamais la grappe…
— Il faut dire que tu lui facilites la tâche…
— Il n’a pas besoin de moi pour ça ! crache Camille avec virulence.
Mia ne répond pas, se contente de s’éloigner en attachant rapidement ses longs cheveux violets en un chignon lâche. Camille se mord les lèvres, la rejoint en quelques enjambées.
— Excuse-moi… murmure-t-elle.
Mia s’arrête, son regard émeraude, typique du peuple Mérien, la toise. Il y a de la tristesse dans ce regard, un soupçon de culpabilité aussi. La colère de Camille retombe, elle ne saisit pas pourquoi ces émotions étreignent sa meilleure amie.
— Tu… commence-t-elle plus douce.
— Nous ne devrions pas aller aux ruines, ce soir, l’interrompt Mia. Tu risques pire que les cachots si jamais on nous surprend.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Qu’il faut jouer la carte de la prudence pour une fois !
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? dit Camille soudain tendue.
— Tu verras par toi-même…
Mia lui tourne le dos et la quitte sans attendre, traversant d’un pas rapide le champ de blé tendre qui commence à pousser, qui les sépare, à peine d’un kilomètre, du village.
La tranquillité et la paix qui irradiaient de Camille plus tôt se sont évanouies. À la place, un poids insidieux qu’elle pensait révolu contracte ses omoplates, affaisse ses épaules et renfrogne encore plus sa carrure musclée. Que signifie l’abattement si sombre de son amie, elle qui symbolise pourtant à elle seule la légèreté et la joie ?
Mia n’est plus qu’un point à l’horizon quand Camille songe enfin à suivre ses traces. Elle n’hésite plus avant de se mettre à courir vers le village. Un évènement terrible a dû arriver ! L’anxiété tord son estomac à mesure qu’elle avance. Et si Iban avait fouillé sa chambre ?
— Il ne peut pas, se répète-t-elle. Il n’a pas le droit.
Est-ce bien suffisant pour stopper ses tentatives récurrentes de faire exclure Camille de leur communauté ?
— Mia te l’aurait dit, lui chuchote une petite voix à l’intérieur de sa tête.
L’aurait-elle fait ? Oui ! Bien sûr que oui. Inutile de douter de ça. Jamais Mia ne la trahirait.
Jamais.
Camille arrive enfin sur la place du marché autour de laquelle se forme leur village de fermiers. Une place qui devrait être vide à cette heure avancée de l’après-midi, mais qui, pourtant, grouille de monde. À croire que tous les Mériens, sans exception, se sont rassemblés, quittant leur sieste bien méritée après une matinée de dur labeur.
Des cris étouffés lui parviennent derrière la masse de villageois. Camille en bouscule plusieurs avant d’arriver au centre du cercle qu’ils forment. Le spectacle qu’elle découvre lui glace le sang.
Un jeune Mérien d’une dizaine d’années, pas plus, se tortille sur le sol poussiéreux. Il tient son visage entre ses mains bariolées de veinules rouge sang, gonflées, prêtes à éclater. Ses cheveux coupés au bol, trempés de sueurs, ont viré à l’écarlate. Camille le reconnait avec difficulté, c’est Maël, le fils du boulanger. Maël qui traine toujours dans ses pattes lorsqu’elle se rend au marché.
Un éclat de voix violent la sort de sa léthargie.
— Attrapez-là ! crie une voix roque.
Un vieux Mérien aux traits parcheminés, déformés par la haine, sort de la foule.
— C’est elle ! C’est elle qui est responsable de ce malheur ! vocifère Iban.
Camille n’a pas le temps de réagir. Quatre mains imposantes se referment sur ses bras, la trainent jusqu’aux pieds de Maël et la jettent par terre. Elle se relève en s’éloignant vite des deux gardes qui l’encerclent.
— Regardez ce que j’ai trouvé ! Un parchemin ! Sur une des parcelles où elle travaille ! reprend Iban avec force. Nous devons la punir ! Gardes ! Ne la laissez pas s’échapper !
Les deux géants s’avancent pour se saisir à nouveau de Camille, mais elle recule d’un pas, hésitante.
— Je n’ai rien à voir là-dedans ! lance-t-elle éberluée. Je n’ai jamais vu ce parchemin de ma vie !
— Menteuse ! hurle maintenant Iban. Menteuse ! C’est toi ! Ce garçon va mourir de la maladie rouge à cause de ton inconscience !
Un murmure anxieux parcourt l’assemblée à l’évocation de la maladie rouge, cette maladie qui n’existe qu’au de-là de la Barrière magique qui les sépare des autres royaumes contaminés. Des protestations éclatent parmi le groupe, s’intensifient.
— Mais je n’ai jamais… tente de se défendre Camille tremblante.
— Enfermez-la ! vocifère Iban à l’adresse des deux geôliers. Enfermez-la avant qu’elle ne cause plus de mal !
Les deux Mériens bloquent Camille pour qu’elle ne puisse pas s’enfuir. Leur sourire est brutal, aussi saillant que leur armure foncée, verte comme les pins des montagnes sylviennes. Les deux géants dégainent leur arme, plus proche du coutelas que des épées royales. L’adolescente ne voit aucune issue possible, commence à paniquer. Si elle arrivait à en faire tomber un, peut-être qu’elle pourrait ouvrir une brèche pour s’échapper. Mais comment se frayer un chemin dans la foule si compacte qui resserre ses rangs ?
Les bras ballants, elle abandonne l’idée d’une fuite quasi impossible et affronte d’un regard glacial Iban qui la fixe d’un air malveillant. Elle perd tout espoir quand une voix féminine s’élève.
— Cessez immédiatement !
L’ordre éclipse les vitupérations, installant un silence de plomb. On n’entend plus que les piaillements des oiseaux qui se perchent sur le toit des chaumières et les bourrasques qui sifflent entre les rues sinueuses.
La Mérienne aux longs cheveux blancs, doyenne des lieux, se fraye un chemin jusqu’à Maël, tâte son pouls et l’aide à se relever doucement.
— Occupez-vous de lui, ordonne-t-elle aux deux gardes. Amenez-le chez moi, et prévenez le guérisseur.
Elle fait ensuite face à l’attroupement qui est devenu aussi immobile que silencieux.
— N’avez-vous pas des tâches qui vous attendent ?
Son ton étrangement calme dissuade quiconque de rétorquer quoi que ce soit. Les Mériens se dispersent, chacun regagnant promptement l’occupation qu’il avait quittée.
Seul Iban ne bouge pas. Il observe avec mépris la nouvelle venue.
— Tu ne pourras pas toujours être là pour elle, Ahuva, déclare-t-il entre ses dents.
Dans un mouvement brusque, il tourne les talons sans attendre de réponse. Sa cape boueuse bat ses faibles mollets tandis qu’il s’éloigne d’un pas furibond.
— Viens, dit enfin Ahuva à Camille sans lui adresser le moindre regard.
Sans un mot, l’adolescente suit la doyenne jusqu’aux rues pavées qui les mèneront au quartier le plus riche du village. Les pierres chauffées par le soleil tirent une grimace à Camille qui est toujours pieds nus. Dans quel pétrin s’est-elle encore fourrée ? Elle comprend mieux la culpabilité de Mia. Et si Iban avait raison ? Si c’était à cause des parchemins qu’ils utilisent de temps en temps pour rendre leur travail plus aisé ? Pourtant, elle sait que celui qu’il tenait dans ses mains ne lui appartient pas. Elle a eu le temps d’apercevoir les dorures qui l’ornaient, et jamais elle n’en a vu de tel.
La maison d’Ahuva est l’une des plus grandes habitations, un peu en retrait, elle surplombe la vallée. Toute de bois offert par la forêt, elle s’élève sur deux étages. Deux gros rondins supportent l’entrée qu’Ahuva emprunte rapidement.
Camille hésite. Peut-elle vraiment suivre la vieille Mérienne ? Quel sort lui réserve-t-elle ? Plus important encore, dans quel état se trouve Maël à présent ?
— Qu’attends-tu ? entend-elle.
Camille se précipite à l’intérieur de la maisonnée sans demander son reste. Elle essuie ses mains moites contre sa salopette et s’avance dans une pièce à vivre où un feu de cheminée ronfle malgré la chaleur extérieure. Ahuva se dirige vers le fond d’un long couloir sur sa gauche, en face de l’ouverture que Camille vient de franchir. Elle ouvre une porte dans la pénombre, et Camille entre avec elle dans la chambre. Maël repose sur le lit. Yoran, le maître guérisseur du village, est à son chevet. Il psalmodie des paroles dans une langue ancienne que Camille ne comprend pas, qui ressemble étrangement à celle des parchemins. Les deux Mériennes restent en retrait en attendant qu’il finisse son soin. Lorsqu’il se relève, il a le visage en sueur, et Maël semble inconscient.
— Je n’ai rien pu faire à part le plonger dans un profond sommeil, murmure Yoran à l’attention d’Ahuva. Sans un remède… je ne sais combien de temps il vivra. Je dois effectuer des recherches. Jamais je n’aurais cru voir cette maladie de mes yeux… Puis-je vous parler en privé ?
Ahuva acquiesce d’un signe de tête, et l’enjoint à sortir de la pièce. Yoran ferme la porte derrière lui, laissant Camille seule.
Elle se rapproche du jeune Mérien. Ses paupières sont closes, mais ses yeux s’agitent en dessous. Son visage est crispé, comme s’il luttait contre le mal qui le ronge. Sur ses mains, le guérisseur a déposé de larges feuilles imbibées d’un onguent verdâtre. Elles dissimulent les vaisseaux sur le point de se rompre, mais des lignes rouges remontent le long de ses avant-bras. Son corps paraît si frêle dans cet endormissement artificiel. Il tremble comme une feuille en proie à une terrible fièvre qui trempe les draps et ses cheveux rouge sang.
Camille s’agenouille auprès de lui et agrippe le couvre-lit d’un geste nerveux.
— Qu’ai-je fait ? chuchote-t-elle. Je suis désolée…
Deux grosses larmes roulent le long de sa bouche charnue.
— Tu n’y es pour rien, déclare une voix dans son dos.
Camille se redresse brusquement, essuie vite ses joues humides, mais ne se retourne pas, effrayée à l’idée d’affronter le regard de la seule personne en dehors de Mia qui la considère vraiment.
— Vous ne pouvez pas en être certaine… dit timidement Camille.
Elle perçoit un mouvement de tissu derrière elle. Ahuva a dû s’asseoir sur le fauteuil en osier, dans un coin, à côté de la fenêtre.
— Je le suis, répond Ahuva d’un ton serein. Il va falloir que tu me mènes aux ruines Camille. Celles où tu trouves tes fameux parchemins.
Camille bascule enfin pour lui faire face. Les traits de la doyenne sont détendus, comme si elle savait exactement comment agir pour sauver la vie si précieuse de Maël.
Très sympa ton univers ! On l'imagine très vert et très lumineux, et les parchemins que tu mentionnes (liés à une pratique magique, j'imagine) sont très intrigants et ont l'air très originaux :)
Tu as rendu le personnage de Camille immédiatement très sympathique et on ressent tout de suite beaucoup d'empathie pour elle lorsqu'elle se trouve persécutée
J'aime beaucoup aussi Ahuva, qui semble très sage et très bienveillante : le genre de perso très rassurant qui fait du bien à lire ;)
Oui, une petite esquisse de magie en effet. ^^
Je suis bien contente que les personnages t'aient ainsi touché. :)
Merci beaucoup pour ta lecture ! :)
À bientôt !
Clara
Quel chapitre intriguant ! Une maladie liée à des parchemins, une héroïne qui se sent coupable... C'est rare et plutôt sympa, j'aime beaucoup 😊.
Ta plume est fluide, le récit se lit sans embûches, c'est agréable.
Toujours autant hâte d'en apprendre plus !
Tynah.
Trop contente que ça te plaise ! :)
Merci beaucoup pour ton passage par ici !
Je suis contente que ce chapitre soit fluide à la lecture ^^.
À bientôt alors héhéhé ! :p
Clara