De l’autre côté de la Barrière, aux confins de la grande forêt verdoyante qui borde le royaume de Sylve, s’étend une tout autre forêt. Une forêt auburn, figée dans une brume automnale, silencieuse et pernicieuse. Proche de ses frontières, aux abords des littoraux du fleuve Ulaï, un royaume de pêcheurs et de navigateurs a poussé, le royaume d’Élyésis.
Au centre de la capitale, par-dessus les seules sources chaudes d’Élyésis aux bienfaits salvateurs, a été bâtie la Citadelle, édifice accueillant les plus éminents membres de la cour du roi Ésiode. C’est dans une de ces sources que Rhya repose. Son corps nu, imprégné par la chaleur, flotte à la surface, paraît inerte. Ses yeux émeraude fixent les stalactites au plafond qui laissent s’échapper des perles d’eau le long de la cavité rocheuse. Son esprit, vidé d’énergie, n’émet aucune réflexion intelligible. Il se laisse seulement porter par le clapotis de ses doigts à la surface de la source.
Sur son poignet gauche, son tatouage en forme de goutte, d’ordinaire noir, prend soudain une couleur turquoise, avant de clignoter comme une luciole fatiguée puis de virer au rouge sang. De fines lignes de la même couleur remontent le long de son bras, colonisent son épaule, et son visage pâle. Elle ouvre la bouche pour reprendre son souffle, mais l’air lui manque. Ses poumons semblent avoir oublié comment fonctionner. Son dos se cambre dans un soubresaut. L’eau, dans laquelle elle baignait sereinement, s’enroule autour d’elle, l’enferme dans une prison liquide, de la tête aux pieds. Elle suffoque, prisonnière de l’élément à l’origine de son pouvoir, ce meilleur ami qu’elle ne contrôle plus.
La vie sauve, elle ne la doit qu’aux deux mains vigoureuses qui la saisissent et l’extirpent de sa cage fluide. Elle sent qu’on tire ses membres tétanisés, alourdis. Sa peau glisse tant bien que mal sur les rebords lisses de la roche. La douceur d’une serviette en coton l’enveloppe bientôt, et elle peut enfin respirer à nouveau. Sa vue est moins floue, son corps moins douloureux.
— Tes crises sont trop rapprochées. Tu devrais éviter de rester si longtemps immergée.
Rhya se blottit dans le linge propre et lève le nez vers sa tante, April.
— J’avais besoin de calme, répond-elle d’une voix tremblante.
Le visage d’April se teinte d’inquiétude. Elle s’agenouille auprès de sa nièce avant d’assurer :
— Tu ne le trouveras pas de cette manière.
— Comment, si je ne peux plus rester en contact avec ce qui m’a toujours apaisée ?
— Nous trouverons une solution, je t’en fais le serment.
Rhya esquisse un faible sourire.
— J’ai envie d’y croire, mais…
— Tu devrais prendre le remède d’Esteban, la coupe April. Tes joues se recolorent déjà, mais tu en as besoin.
La jeune Mérienne jauge le verre en cristal que lui tend sa tante. Son contenu verdâtre et gluant ne lui inspire rien qui vaille, mais elle le boit. Consciente que c’est le seul moyen en leur possession pour freiner la progression de la maladie rouge dans son organisme. Pour combien de temps encore ? songe-t-elle, épuisée. Le remède au goût amer n’est guère efficace sur la durée. Elle devrait déjà être six pieds sous terre, s’il n’y avait pas l’Empreinte, ce tatouage au creux de son poignet, la source de sa magie. Elle l’effleure du bout des doigts après avoir posé le verre sur la roche humide.
— Qu’est-ce que je vais faire, April ? chuchote Rhya.
Sa tante l’aide à se relever.
— Tu vas déjà aller t’habiller, une chose à la fois, tu te rappelles ? Et ensuite… Nous trouverons une solution. Maura est déjà sur le coup.
Sa mère…
Si jamais son pouvoir venait à être découvert, Rhya n’ose imaginer les conséquences pour sa mère.
— Et, je t’interdis de te préoccuper du sort de ta mère, tu m’entends ? Nous prenons soin de toi, pas l’inverse, c’est clair ? lance April comme si elle avait lu dans ses pensées.
Rhya pousse gentiment le bras de sa tante.
— Je ne suis plus une enfant…
April plante son regard émeraude dans le sien.
— Mais tu n’as quand même que seize ans, et, qui plus est…
Rhya titube et manque de tomber, mais April la retient avec force.
— … tu as besoin de te reposer. Laisse-nous gérer les détails pour le moment.
L’adolescente s’agrippe à April, à son uniforme bleu nuit de sentinelle. Impuissante, elle acquiesce sans rechigner. La fatigue qui la submerge ne lui donne pas le choix de toute manière. Sa tante la guide à travers un dédale de couloirs et d’escaliers dérobés qui les mènent jusqu’à ses appartements. L’aile ouest est entièrement consacrée à sa mère, membre du conseil royal. Rhya y possède une chambre spacieuse juste au-dessus de leur cuisine privée.
April l’accompagne jusqu’à son lit. Rhya s’y assoit en réajustant le linge cotonneux sur ses épaules.
— Tiens, lui dit April en lui tendant des affaires qu’elle a prises rapidement dans un tiroir.
Rhya revêt lentement le short et le tee-shirt, abandonnant la serviette à ses pieds. Elle se glisse ensuite sous les couvertures. À peine sa tête a-t-elle touché l’oreiller qu’elle s’endort d’un sommeil sans rêves. Elle ne voit pas le dernier regard inquiet qu’April lui lance, ne l’entend pas claquer doucement la porte.
Lorsqu’elle émerge, la pièce est plongée dans l’obscurité. Son ventre émet un grondement significatif. Elle a faim, et c’est plutôt bon signe. Elle a recouvré une partie de ses forces, peut se lever sans craindre de chuter. Elle avise la robe de chambre sur le fauteuil à côté d’elle, s’emmitoufle dedans et prend garde à bien recouvrir l’Empreinte avec le tissu. Personne ne doit découvrir son existence. Il en va de sa sécurité, mais aussi de celle de sa mère et de sa tante.
Avant de descendre aux cuisines, elle se rapproche des grandes fenêtres. Les jardins de la citadelle avec leurs longues haies formant un labyrinthe sont éclairés par la pleine lune. On se croirait en plein jour. Rhya peut voir les gardes qui y effectuent leur ronde dans la tranquillité de la nuit. Elle pose une main sur les vitres, comme pour toucher son reflet. Ses longs cheveux bruns cascadent de part et d’autre de sa silhouette telle une rivière émergeant des montagnes, embrassent ses oreilles pointues, dressées, à l’affût du moindre bruit.
Lorsqu’elle aborde les couloirs déserts, au sol de pierres grises, son pas est assuré. Elle trouve la porte principale de la cuisine entrebâillée, une légère lumière en émane, ainsi que des éclats de voix qu’elle reconnaît sans peine. Elle pousse lentement le battant, et le referme derrière elle.
— Encas de minuit ? argue-t-elle en souriant.
Sa mère et sa tante la dévisagent avec tendresse.
— Encas de minuit, acquiescent-elles.
Rhya s’installe sur un tabouret, juste devant l’immense plan de travail en bois massif qui trône au milieu de la pièce. Elle se sert sans hésiter un morceau de fromage et de pain qui y ont été déposés avec soin à côté d’une corbeille remplie de fruits. Maura et April, accoudées en face d’elle, la dévisagent en silence alors qu’elle mâche ces victuailles avec soulagement. Elle avait vraiment très faim.
— Tu as meilleure mine, constate April.
Rhya avale sa bouchée avant de répondre.
— Oui, c’est peu de le dire. J’ai l’impression d’avoir retrouvé toutes mes forces, comme si je n’étais pas malade. C’est étrange d’ailleurs, non ? dit-elle songeuse.
— Peut-être pas autant que tu le penses, déclare sa mère.
Elle se repositionne sur son siège.
— De mémoire, tu es la seule personne à avoir survécu de la sorte…
Rhya lève les yeux vers elle, elle paraît fatiguée avec ses cernes qui creusent son visage, et ses oreilles pointues un peu tombantes. Maura passe une main lasse dans ses longs cheveux poivre et sel, avant d’ajouter.
— Ce qui m’inquiète le plus, au-delà de trouver un remède qui pourrait te guérir complètement, c’est la perte de contrôle de ta magie. Si tu venais à être démasquée avant…
Elle ne finit pas sa phrase, son regard émeraude perdu dans le vide.
— Maura… dit doucement April en lui faisant un signe de tête en direction de Rhya.
Une goutte de sueur froide glisse le long du dos de l’adolescente. Elle savait l’urgence de la situation, mais l’entendre de la bouche de sa mère la rend si réelle qu’elle a l’impression de tomber dans un trou sans fond.
Elle déglutit.
— Croyez-vous que… je pourrais quand même intégrer l’Académie ? hésite-t-elle.
Maura semble avoir retrouvé toute sa stature, elle jette un coup d’œil à April, puis fixe sa fille avec douceur.
— Qu’en penses-tu, toi ? demande-t-elle.
Rhya ne répond pas tout de suite. Elle prend le temps de réfléchir, mais aucune réponse sensée ne lui vient. Si elle devait écouter son plus cher désir, elle dirait qu’elle veut intégrer cette école. Elle le dirait même avec aplomb, avec toute cette conviction qui palpite en elle depuis longtemps. Pourtant, tout a changé depuis un mois, depuis sa dernière visite dans cette forêt rouge qui borde le royaume. Depuis la contamination…
— J’aurais dû attendre. À présent, je ne sers plus à rien, s’entend-elle répondre.
Le malaise que provoquent ces paroles est palpable. Il charge l’air d’électricité. Puis tout s’envole quand April se penche vers elle, tend ses bras par-dessus la table, et empoigne ses mains.
— Non, rétorque sa tante en baissant d’un ton. Je ne te laisserai pas débiter de telles bêtises. Tu es et seras toujours l’atout essentiel de la Rébellion. C’était le cas hier, ça l’est aujourd’hui et ça le sera encore demain. Tu étais prête, tu t’es tant entrainée pour cette mission. Tu as été capable d’une chose que personne avant toi n’avait été capable de faire. Qui plus est, Gabriel nous fiche enfin la paix maintenant qu’il doit analyser le bout de feuille que tu as rapporté. Et, ça, crois-moi, chère nièce, c’est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire.
April relâche son étreinte et reprend sa place, satisfaite. Le sourire goguenard qui s’affiche sur ses fines lèvres est communicatif, il arrache une moue amusée à Rhya.
— Tu pourrais faire preuve d’indulgence, lance-t-elle. Il a toujours été sensible à ton charme naturel.
L’adolescente sourit franchement, cette fois, devant la bouche ouverte d’April qui feint l’indignation. Les oreilles pointues de sa tante s’agitent, frôlent ses cheveux bruns, coupés court.
— Il n’avait aucune chance, assure Maura d’un air entendu.
April effleure du bout des doigts la pierre de jade sertie, suspendue à son cou.
— C’est vrai, conclut-elle avec raison. Pour revenir à un sujet plus important. Est-ce que je peux Maura ?
Sa mère hoche la tête en signe d’approbation.
— Je pense que tu peux réussir à contrôler ton pouvoir. J’ai découvert une ancienne coutume qui pourrait permettre d’apaiser ta magie, du moins, éviter les crises trop violentes, et te permettre de t’isoler si elles surviennent. Qu’en dis-tu ? Ce ne serait pas très différent de tes entrainements quotidiens.
— Je peux l’envisager, oui.
— Bien, nous pourrions profiter de la semaine pour te préparer. Une fois à l’Académie, il serait facile de te donner des cours particuliers, le Directeur me doit bien ça. Je ne serais jamais loin, la rassure April.
Rhya sourit encore, pas entièrement certaine que cette décision est la meilleure. Elle jauge April, une confiance hors du commun semble irradier d’elle. Elle touche Rhya, plus qu’elle ne le souhaiterait, craquèle le contrôle permanent qui imprègne toujours ses choix.
Et, lentement, elle se laisse convaincre.