Chapitre I (partie 2)

Après m’avoir trimbalée dans un dédale de couloirs sans fenêtre, Sawney Bean s’est arrêté devant une grande porte qu’il a ouverte à l’aide de son énorme trousseau de clés. Une fois passé le seuil, j’ai découvert un long couloir de paille, cloisonné de barreaux, ceux des différentes cellules des prisonniers.

Alors que nous progressions dans l’allée, des taulards intrigués se sont rapprochés pour découvrir leur nouveau compagnon de bagne. Les crimes qu’ils avaient commis ne pouvaient se lire sur leurs visages. Pour moi, il s’agissait de mendiants et de voleurs comme ceux que j’avais croisés sur le port. La seule différence, c’était que ceux-là n’avaient pas eu de chance. Certains, cependant, ne bougeaient pas du fond de leurs cages, trop bousillés par la torture et l’incarcération pour ne plus se préoccuper de rien.

Quand les plus curieux ont reconnu Sawney Bean, quand ils ont compris qui il trimbalait, une marée d’injures lui est tombée dessus : « Assassin ! Criminel ! Suppôt de Satan ! Monstre ! Mange-merde ! » Mais cela n’a fait qu’élargir le sourire mauvais de l’Ogre.

Juste avant de me parquer comme les autres, on est passé devant la cellule d’un prisonnier bien silencieux… Trop silencieux. D’une quarantaine d’années, il portait des vêtements relativement propres, un grand chapeau orné de plumes et une barbe brune dissimulant des incisions profondes. À l’évidence, il ne s’agissait pas d’un criminel ordinaire. Beaucoup trop calme, beaucoup trop sûr de lui. Impossible de le comparer aux voleurs ou aux coupe-gorges de Londres. Les coudes tranquillement posés sur les barreaux, il portait sur nous un regard désapprobateur et critique, sans pour autant faire de commentaires.

Quand Sawney Bean est arrivé à sa hauteur, il s’est approché de lui, soutenant son regard, et lui a craché au visage, plein de mépris. Le prisonnier, pas plus surpris que cela, s’est essuyé la figure d’un revers de la main.

« Il n’y a pas à dire, je n’aime pas ton regard, Pirate ! » a lâché l’Ogre avant de reprendre son chemin.

Il m’a jeté dans la cellule voisine sans ménagement. Mon corps s’est écrasé rudement sur le sol, si bien que je n’ai pu retenir un gémissement. Le chef de la patrouille a refermé la porte derrière lui, repris l’allée dans l’autre sens, puis a disparu dans un nouveau nuage d’insultes.

Une fois le silence rétabli, j’ai fondu en larmes. J’avais froid, j’avais faim, j’avais peur… Mon esprit d’enfant s’attendait à voir surgir un monstre de chaque recoin sombre de la cellule. Je restais donc allongée un moment, mes genoux contre ma poitrine, mon âme recroquevillée sur elle-même.

Et Billy ?

Je tremblais rien que d'y penser.

Avec le pirate, nous partagions les mêmes barreaux. Le forban s’est rapproché doucement pour mieux m’observer. Il est resté un moment là, à me regarder pleurer, mais je l’ai ignoré, trop apeurée. Alors, quand mes larmes ont fini de couler, il a rompu le silence :

« Si j’avais su que je passerais ma dernière nuit en compagnie d’une gamine pleurnicharde, j’aurais demandé à ce qu’on me pende avant. »

Blessée, heurtée, révoltée, je me suis redressée pour lui faire face, prête à lui répondre avec hargne. Mais quand j’ai découvert son visage compatissant, j’ai compris qu’il ne disait pas cela parce que je troublais sa tranquillité, mais parce que voir une petite fille enchaînée était pour lui un spectacle insupportable dont il aurait préféré ne pas assister. C’est drôle… Maintenant que je repense à son expression, à son attitude plutôt bienveillante, n’importe qui, à ma place, aurait pu se dire que sa présence jurait dans ce sombre tableau.

Il s’est accroupi pour se mettre à ma hauteur, pensif.

« Pourquoi t’a-t-il enfermé ici ? »

Naturellement, j’aurais dû lui parler du larcin, mais cela ne me semblait pas juste. Enfermer une morveuse des rues pour le vol d’une pomme, c’est la vérité des tuniques rouges, pas la mienne.

« Parce que j’avais faim, » ai-je répondu à la place.

Le pirate au grand chapeau à plume a hoché la tête. Après un court moment de réflexion, il s’est levé pour chercher quelque chose sous sa couchette. Quand il est revenu, il m’a tendu une miche de pain rassis à travers les barreaux.

« Ce pain a le goût d’une éponge, mais je doute que tu sois difficile. »

En effet, dès que j’ai vu la miche, je me suis précipité sur elle pour la saisir des mains calleuses de son propriétaire. Quand je croquais, mon humeur s’apaisait à chaque bouchée. Une fois ce maigre repas terminé, je me suis intéressé de nouveau au prisonnier. J’ai levé mes grands yeux bleus vers lui pour l’examiner attentivement. Très vite, j’ai compris pourquoi Sawney Bean l’avait qualifié de pirate : sa peau basanée indiquait clairement qu’il ne venait pas d’ici, qu’il avait connu des climats bien plus chauds que la pluie londonienne. Sa chemise laissait entrevoir une partie de son torse sur lequel je devinais une partie d’un grand tatouage. Sur le port, j’avais vu de nombreux marins qui en possédaient. Il s’agissait alors d’une pratique qui ne s’exerçait que dans des pays lointains, là où des hommes, paraît-il, vivaient encore dans des huttes et des maisons de bois. Enfin, le prisonnier portait de nombreux bijoux, fabriqués à partir de coquillages que l’on ne trouvait sûrement pas sur les plages anglaises.

« Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? lui ai-je demandé après mon examen.

— Tu as entendu cette ordure ? Je suis un pirate, ce qui veut dire que j’ai tué beaucoup de ses camarades en rouge. Mais mes crimes, petite, ne sont rien comparés aux horreurs que les siens font de l’autre côté de la mer, tu peux me croire ! Enfin… cela n’a plus d’importance : demain, je serais sans doute mort.

— On vous a condamné à la corde ?

— En place publique, oui. Il paraît qu’ils veulent faire de moi un exemple… Je crois surtout qu’ils veulent faire de moi une bête de foire ! De toute manière, l’issue sera la même. Enfin ! Si ça arrive, je ne regrette rien : j’ai eu une bonne vie.

— Comment ça, si ? »

Le pirate s’est mordu la lèvre. Après un long soupir, il a changé de sujet :

« Tu ferais mieux de dormir, petite. Demain, ils viendront te libérer à l’aube et ils te jetteront hors de ces murs en espérant ne plus jamais te revoir. Si tu veux mon avis, ils sont encore plus exécrables à la sortie qu’à l’entrée ! Enfin, tu verras bien. Pour le moment, le sommeil t’aidera à trouver le temps moins long. Alors, dors, ne discute pas ! »

Après m’avoir adressé un dernier sourire, il s’est levé pour retourner à sa couchette. Qui aurait cru que ce forban — cet assassin ? — me procurerait plus de sécurité et de réconfort que toutes les tuniques rouges du monde ? Moi, en tout cas, jamais je ne l’aurais envisagé.

J’ai rampé jusqu’à l’endroit où se trouvait le pirate peu de temps auparavant, de l’autre côté des barreaux. Je me suis allongée et je l’ai observé un moment, alors que lui-même s’endormait sur sa couchette. Qu’il était calme, pour un prisonnier sur le point d’être exécuté !

Tout en le regardant, je me suis mise à imaginer la vie que cet homme avait pu avoir sur les flots. Des marins qui racontaient leurs aventures dans le port de Londres, cela ne manquait pas, mais les aventures d’un pirate devaient être bien différentes. Les tempêtes, les abordages, les escales, les îles lointaines… toutes ces images ont fini par m’inviter à fermer les yeux. Ainsi je me suis endormie sur le sol froid de ma cellule, rêvant d'être allongée sur le sable blanc des îles de l’ouest.

 

*
 

C’est le cliquetis de la serrure qui m’a réveillée le lendemain. Il était très tôt et le pirate dormait encore sur sa couchette, totalement serein, alors que son exécution avait lieu dans quelques heures. La porte de ma cellule s’est ouverte et un soldat en tunique rouge est apparu devant moi. Il ne s’agissait pas de Sawney Bean, mais d’un jeune homme qui venait tout juste d’entrer dans l’armée. Bien plus compatissant que son supérieur, il m’a doucement remise sur mes pieds, m’a prise par le bras et conduite vers la sortie. J’ai eu un dernier regard pour le forban de la cellule voisine, le cœur serré.

Je ne sais pas quoi te dire, Gamine, mais cette rencontre m’avait retourné l’esprit.

On est repassé par la salle de torture pour que je puisse récupérer mes affaires. Comment allait Billy ? Est-ce qu'il s'en était sorti ?

Devant l'entrée, deux autres tuniques rouges discutaient. C'est seulement quand je me suis retrouvée à leur hauteur que j'ai saisi l'objet de leur conversation.

« Il a dépassé les bornes, cette fois. Il faut faire un rapport à nos supérieurs.

— Surtout pas ! Tu sais comment il est, il va nous virer s'il apprend qu'on a parlé. Je ne sais pas toi, mais moi, j'ai des bouches à mourir. Hors de question que je perde mon poste à cause des bourdes du capitaine.

— Il n'avait pas vraiment l'air d'avoir des remords, tu sais, est intervenu le soldat qui m'accompagnait. Pour lui, ça avait plutôt l'air d'être un accident plutôt que de sa faute.

— Peu importe. Qu'est-ce qu'on fait du corps ?

— Il va falloir l'enterrer sans se faire repérer. De toute façon, ce gosse n'avait pas de famille, personne ne viendra nous demander des comptes. »

Ces dernières paroles m'ont glacé le sang.

J'ai glissé mon regard entre les hommes pour voir ce qui se passait à l'intérieur de la pièce. C'est là que je l'ai vu.

Le grand Billy, étendu sur la longue table, le moignon de son bras tendu vers moi, me regardant de ses yeux fixes. Autour de lui, une grande flaque pourpre. Dans le creux de son nez, une dernière larme.

Il était mort, Gamine.

Et c'est à ce moment-là que la graine de la colère a été semée dans mon cœur.

« Vous l'avez tué, vous l'avez tué ! ai-je hurlé en martelant à coup de poing le garde le plus proche.

— Fais-la sortir d'ici ! »

Le jeune garde qui m'avait libéré de ma cellule m'a saisi le bras pour me tirer vers la sortie.

Comme l’avait prédit le forban, on m’a jeté dehors aussi brutalement que l’on m’avait fait entrer. Avant de me lâcher dans la rue, un garde m’a balancé mes effets personnels en pleine figure.

J'ai marché vers le port comme une âme en peine.

Une fois sur les docks, j’ai gagné directement la remise du forgeron et sa réserve de bois, le seul endroit dans toute la ville où je me sentais en sécurité. J’avais toujours faim, toujours froid, toujours peur… Mais maintenant, j’avais la haine. L’armée royale nous protégeait ? Baliverne ! Elle nous martyrisait, elle nous torturait, elle nous broyait ! En réalité, les criminels, c’était eux. Des larmes de rages ont coulé sur mes joues. J’ai ouvert ma sacoche pour en sortir ma petite fronde de fortune. Je l’ai fixé un moment, soulagée de ne pas la découvrir en morceau. Je l’ai serré très fort contre ma poitrine.

Alors, je me suis fait la promesse de me venger des tuniques rouges, de toujours me dresser contre eux, ainsi que de leurs sales manies d’emprisonner les enfants et de leur couper les mains. Et plus encore, j’ai juré que, d’une manière ou d’une autre, au nom de Billy, au nom de tous les gamins des rues, je tuerai Sawney Bean !

 

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Artichaut
Posté le 31/10/2024
L'intrigue est toujours menée tambour battant. J'accroche.
Les enjeux se précisent (pauvre Billy). Et les relations aussi.

J'en profite pour saluer les dialogues de tes personnages (il y en a plus ici que dans les chapitres précédents), je les trouve authentiques.

J'aime déjà beaucoup le pirate (qui va s'évader, j'en suis sûr).
Très belle première phrase de dialogue d'ailleurs, j'ai ri. Et le double-sens est très paternel finalement.

Hâte de lire la suite.
M. de Mont-Tombe
Posté le 01/11/2024
Je trouve aussi le chapitre I un peu lourd dans sa narration. Il y a peu de dialogue au début et beaucoup de mise en place. J'espérais que l'oralité du la narration rattrape cela, mais c'est peut-être insuffisant. Vu à la vitesse où j'ai reçu certaines lettres de refus, je me demande justement si ce n'est pas cela qui n'a pas plu aux éditeurs.
Stefan_G
Posté le 30/10/2024
Très bon épisode, très bien mené.
L'écriture est fluide. On comprend de mieux en mieux les enjeux, et surtout que ce n'est pas une comptine pour enfants, mais que c'est du sérieux.
On imagine que le pirate va survivre, d'une manière ou d'une autre. Et qu'il va faire partie du récit.

Par ailleurs, je suis content de lire autre chose qu'une tranche de vie moderne d'un ou d'une trentenaire dans une grande ville. C'est dépaysant, ça change !
M. de Mont-Tombe
Posté le 31/10/2024
Aha, oui ^^. Saoirse se veut aussi une réponse au roman de fantasy. L'idée est de montrer qu'une histoire peut être palpitante, même si elle se passe dans le monde réel. Mais bon, pour le moment, les éditeurs n'ont pas l'air d'être d'accord avec ça. :') Après, je n'ai peut-être pas frappé à la bonne porte. Je ne sais pas encore quand je vais retravailler ce texte, car il est déjà bien finalisé à mon sens. Mais quand je l'aurais de nouveau amélioré, je referais une tentative,peut-être davantage en littérature adulte.
Stefan_G
Posté le 01/11/2024
Les éditeurs répondent malheureusement à la mode ou aux tendances du moment.
Je suis sur que ça passera !
Cléooo
Posté le 19/06/2024
Et re-bonjour,

Je viens de lire ton chapitre 1 (en entier, je préfère plutôt que de faire une coupure au milieu).

Alors la première chose qui me vient, par rapport à ta préface notamment, c'est que je ne suis pas certaine de trouver que ton histoire convienne à un public jeunesse. Alors ça dépend de ce qu'on entend par "jeunesse", mais je ne sais pas si des pré-ado, par exemple, s'identifieraient à ton histoire.

Je m'explique :

○ Au niveau de l'écriture, j'ai le sentiment d'un mi-chemin, (au niveau du niveau de langage), entre un texte adressé à un public adulte et jeunesse. J'ai l'impression que tu utilises du vocabulaire plus accessible pour parler à un public plus jeune, mais qui n'est pas forcément en bonne corrélation avec les thèmes abordés.
Au contraire, aller plus encore dans le côté adulte ne me dérangerait pas, et je crois que ça collerait mieux à l'histoire (pour ce que j'en ai lu).

○ Au niveau du personnage : en général il faut que le jeune lecteur s'identifie au protagoniste principal. Ici, je dirai que ça marche sans marcher. C'est-à-dire qu'on ouvre sur une Saoirse adulte, qui raconte son enfance. Mais elle raconte son histoire avec "son cœur d'adulte" et son récit est influencé par sa vision adulte des choses.
Ex : "Il était mort, Gamine.
Et c'est à ce moment-là que la graine de la colère a été semée dans mon cœur."
-> je suis sortie du récit ici, la personne qui me raconte l'histoire et à qui je suis censée m'identifier est une adulte et je le sens.

○ Aussi, il y a quelques marqueurs dans le style jeunesse, et je pense notamment à un, ici, que je trouve assez absent : les dialogues. Dans les romans jeunesses, ils sont souvent assez présents, et je ne pense pas que tu en abuses.


◘ Quelques remontées concernant ta partie I :

"croquemitaine appellation récente" -> Je crois que l'appellation "croquemitaine" est plus récente que l'époque où se déroule ton récit. À vérifier mais ça m'a fait curieux.

"mais maintenant" -> dans le cadre de la narration, il faut éviter le "maintenant" (je fais souvent l'erreur aussi) et plutôt écrire "désormais", "à présent", et laisser "maintenant" aux dialogues.

"Ton futur mari te bousillera déjà bien assez sans que j’intervienne." -> là c'est un exemple de ma réflexion sur le public visé. C'est très cru comme phrase, pas forcément compréhensible pour un jeune public selon moi.

◘ Partie II :

"dont il aurait préféré ne pas assister." -> auquel, plutôt que dont ?

"une partie de son torse sur lequel je devinais une partie d’un grand tatouage." -> répétition.


Pour le reste, je trouve que tu as une plume fluide, agréable à lire. Moi en tout cas, l'histoire me plaît !

J'ai une petite question du coup (deux questions) : quelle tranche d'âge vises-tu avec ce récit ?
Et as-tu eu l'occasion de faire lire ton texte à des personnes de cet âge ?

À bientôt :)
M. de Mont-Tombe
Posté le 19/06/2024
Hello !
D'abord un grand merci pour tes retours, ils me sont précieux. :)

Le public visé au départ était du 15 ans +. Après l'avoir fait lire ( à des adultes), on m'a plutôt dit du 13 ans + . Maintenant oui, j'ai toujours un peu hésité, car les thèmes sont assez durs. On peut parler de thème assez dur en YA, mais je n'arrive peut-être pas à les traiter comme il faut. Je n'ai peut-être aussi pas la confiance pour envoyer ce manuscrit en adulte, parce que je en trouve pas l'écriture de l'ensemble du manuscrit assez mature.
Et non, je n'ai pas eu l'occasion de faire lire ce texte à des personnes de cet tranche d'âge, tout simplement parce que je n'en connais plus (dans la famille, tout le monde a grandi) et je ne veux pas le faire lire à mes élèves, par exemple, parce qu'il est important de garder de la distance.
Le porter vers un public plus adulte n'est pas une mauvaise idée, je pense, mais j'ai peur aussi que l'histoire soit trop clichée, vu qu'au départ elle n'avait pas été pensé comme ça.
Merci pour tes retours, ils m'aident beaucoup. À bientôt !
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