Chapitre I Partie 2/2 : Mon annonce

Marcia progressait prudemment à travers l'épais brouillard dans lequel baignait les bas-fonds du Carbet, essayant de se rappeler la raison de son périple. Elle repensa à la lueur d'épouvante qui s'était allumée dans les yeux du cocher quand elle lui avait révélé sa destination.  « Z'êtes tombée sur la tête ?! Un quartier sale où personne ne va...À ce qui paraît ça grouille de...vous savez...de... de volants, de...  de zombis ». Il avait baissé la tête et chuchoté ces mots avec embarras comme s'il craignait de s'attirer une quelconque malédiction. L'homme  l'avait déposé au plus proche, ne voulant pas quitter l'artère principale.  Il essaya de la dissuader,  allant même jusqu'à lui tendre une petite bouteille d'eau bénite. Qu'elle accepta. Autant pour le rassurer que pour se rassurer elle-même.
Il avait gratté son crâne, avant d'ajouter, indécis :
- « Tout de même... Vous savez...Une personne qui demeure tapie dans l'ombre a forcément mauvaise conscience » et il s'en alla promptement.
Elle déboucha dans une petite arrière-cour, mal pavée, à peine éclairée par une lanterne accrochée au mur, isolée de tout bruit. À tel point qu'aucun son ne filtrait plus. Marcia sentit son pouls s'accélérer. Aucun retour en arrière n'était possible. Elle se tourna brusquement de tout côté. La voie qu'elle avait emprunté, quelques minutes auparavant, était bouchée comme si elle n'avait jamais existé. Mal à l'aise, la jeune femme pivota sur elle-même.  L'air était devenu brûlant, quasi irrespirable. L'espace semblait se restreindre. Elle s'agenouilla, tentant de se ressaisir, tenant fermement le flacon d'eau bénite prête à agir contre n'importe qui. Ou n'importe quoi.
- « Ça va ? »
Une main amicale se posa sur son épaule. Tandis que Marcia relevait la tête, elle aperçut deux visages rassurants. Enfin, l'étaient-ils vraiment ? Elle repensa à la conversation qu'elle avait entretenu, plus tôt, avec le cocher.
« Des êtres qui prennent l'apparence d'humains afin de les dévorer ».
Méfiante, elle détailla les deux nouvelles venues. L'une semblait extravertie, l'autre plus effacée. La plus grande s'avança, et lança, sur un ton enjoué :
-« Je suis Novélia. »
Alors qu'elle retrouvait sa posture érigée, Marcia porta son regard sur l'autre fille, qui restait prudemment en retrait. Elle se présenta, malgré tout.
- « April. »
Elle fit deux pas et demanda, d'une petite voix timide :
-« Vous aussi ? Vous venez pour l'annonce ? »
Elle tapota une petite case, en bas de la dernière page de l'Absalon

« Participez à notre soirée-énigme. Remportez 5000f. »

Une offre aussi bizarre qu'alléchante relevée,  il y a deux jours, dans le journal. L'avantage financier pour un effort moindre n'étant pas négligeable,  elles furent tout naturellement attirées. Sinon, quelle autre raison pourrait pousser trois jeunes filles à se promener dans la partie la plus mal famée du Carbet ?

- « Bien que trois cerveaux valent mieux qu'un, pensez-vous que nous devrons partager la récompense ? »

Novelia arrangea son châle doré avant de poursuivre :

- "Ne soyez pas offensée. Mais comprenez que j'étais à peine d'accord pour répartir la somme entre nous deux [elle désigna April du pouce]. Alors en trois..."

Laissant sa phrase en suspens, elle dévisagea ouvertement Marcia avec des yeux suspicieux.
Cette dernière, ne pouvant taire un certain malaise, répondit lentement :

- "L'aspect énigmatique m'interpelle plus qu'autre chose..."

-Vous aussi...?!

April réajusta ses lunettes. Son visage s'était illuminé, un sourire se dessinait sur ses lèvres, ses joues s'étaient empourprées : on dirait une autre personne.
La jeune fille, âgée de 17 ans, travaillait bénévolement à la bibliothèque de Case-Navire. D'un naturel renfermé, elle se plongeait avec plaisir dans des ouvrages narrant des épopées mystérieuses qui demeuraient sans explication raisonnable.
Et il fallait le convenir, cette annonce échappait à toutes les lois de la logique.

- "Hum...Je...Je suis journaliste mineur à l'Absalon. Et j'ai remarqué que cette ..."offre" revenait régulièrement dans nos colonnes."

- Sauf que l'adresse change à chaque fois. Je l'ai remarqué également.

Elle avait enchaîné,  instantanément. Ses pupilles brillaient d'excitation.

- "De plus, toutes les personnes qui ont participé à cet événement ont soit disparu soit ne s'en souviennent plus..."

- Que de mystère ! ironisa Novélia. Rien ni personne ne me fera fuir, sachez-le. Inutile de vous associer pour raconter des idioties d'épouvante.

Les deux autres la fixèrent en silence.

- "C'est...c'est... ", bégaya April. Elle avait l'air de se ratatiner sur elle-même.

- C'est réellement sérieux , rétorqua Marcia

Novelia fit la moue, s'excusa.

- "Bon, si vous voulez. On entre ? "

Elle désigna de la tête, une porte en bois se confondant dans le mur, pourrie, cassée par endroits et barrée de fils bleus, entrelacés comme une toile d'araignée.
Marcia s'approcha, toucha, tira. Sans succès.

- "Des idées ? "

Aucune d'entre elles ne semblaient avoir emporté un quelconque objet tranchant.

- "Nous sommes donc piégées. Formidable ! "

De dépit, Novélia se laissa tomber sur le sol froid.

- "Eh  bien..." commença April

- Oui ?!

Elle montra, tant bien que mal, un endroit. Les deux autres ne comprenant pas, elle s'approcha et désigna un tapis usé jusqu'à la corde que Novélia avait malencontreusement déplacé dans son mouvement d'impatience. Un bout de papier dépassait. April se baissa pour le ramasser et y lut les mots suivants :
Dans la petite cour isolée
Retrouvez mon coupe-papier d'une couleur azurée
Il est terré au côté
D'une force élémentaire plus ou moins domestiquée
Cependant, prenez garde à votre curiosité
Allez droit au but sans fouiller
Autrement vous le regretterez
Oh ! D'ailleurs d'un autre indice vous disposez
"Soyez proche de la lumière "
Je vous attends autour de ma boule de verre. 

L'écriture était hâtive mais soignée dénotant un certain raffinement. April trépignait de joie. Cette première devinette était prometteuse quant à la suite des événements. Elle relisait encore et encore le message, tout en réfléchissant. "Une force élémentaire plus ou moins domestiquée". Ses yeux papillonnaient d'un coin à l'autre du minuscule espace désormais clos. Son regard s'arrêta sur la lanterne. La solution serait-elle le feu ?

- "Et s'il s'agissait de cela ? "

Novelia s'était penchée sur une flaque d'eau croupie dans laquelle était immergée une bouteille en verre. Une lumière transperçait le voile du liquide trouble.

- "En êtes-vous certaine ? "

Elle repensa à la mise en garde."Allez droit au but sans fouiller ". Marcia frissonna.

- " Et pourquoi pas ? L'eau est une force élémentaire sur laquelle l'homme navigue depuis...depuis...la nuit des temps. "

Elle attrapa le goulot à deux mains afin d'extraire plus facilement la bouteille. Des sangsues s'y accrochaient. Elle lâcha l'objet, d'instinct, horrifiée.  Il se brisa laissant s'étaler au sol une bougie à présent éteinte, une petite dague dont le manche était orné d'ambre ainsi qu'une petite carte. Un arlequin y était dessiné. Une vapeur âcre s'élevait des débris, attaquant la gorge de Novelia. Elle toussait mais souriait malgré tout. Victorieuse, elle s'empara de la dague, voulant couper de suite les fils. La lame se cassa, aussi fragile que du cristal. Novelia voulut hurler de rage. Aucun son ne sortirent de sa bouche. La panique succéda à la colère.
"L'impatience est cause de désagrément,  l'entêtement également. "
Un rire s'éleva dans l'air,  glaçant. Il paraissait provenir de la carte.
"Vous avez la langue trop pendue : c'est agaçant. Vous perdez l'usage de la parole."

Marcia et April se regardèrent, horrifiées. C'était donc cela que voulait dire "vous le regretterez ". Quels autres maléfices pourraient-ils arriver si elles se trompaient à leur tour ?

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Derrière la porte scellée, la sorcière s'ennuie ferme. Elle est déçue et s'attendait à davantage de perspicacité et de rapidité de la part de ses trois nouvelles invitées. Cependant, rien ne l'empêche de s'amuser en constatant l'effet de ses cartes pièges ensorcelées. À travers sa boule de cristal, elles les observent.

Ces trois incapables seront-elles réellement en mesure de résoudre son mystère ?

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- "Que faisons-nous à présent ? "

C'était la question qui flottait depuis plusieurs minutes.

April, qui avait d'abord pâli face à "l'état " de Novélia, reprit contenance. Elle réfléchissait de nouveau. 

-" De toute évidence, la lame ne correspondait pas."

En voyant ses compagnes l'interroger du regard, elle poursuivit :

- "Mon coupe-papier azuré "? Du bleu comme le ciel ?

Nul ne pouvait l'interrompre. C'était sûrement un mal pour un bien. Elle n'avait pas l'habitude d'être écoutée. 

- "La lame que tu as trouvé ma très chère Novélia n'était pas un coupe-papier mais une dague. De plus, elle était loin de la coloration azurée demandée."

Elle avait parlé d'une traite, sans s'arrêter. Elle réajusta ses lunettes, une nouvelle fois, et s'approcha de la lanterne au mur en priant pour qu'elle ait vu juste. En l'ouvrant d'une main tremblante, la jeune fille y découvrit une autre bougie quasiment fondue, une carte où la reine de trèfle y était dessinée ainsi ....qu'un coupe-papier dont le manche était bleu azur.

- "Vous êtes donc tombée juste..."

- Oui. Il semblerait que la force élémentaire plus ou moins domestiquée soit le feu.

Elles se tournèrent vers Novélia. Cette dernière tenta de parler, sans succès. Elle retroussa ses lèvres, agacée. April entreprit de couper les fils. Cette tâche se fit sans difficulté. Au soulagement général, la porte, une fois débarrassée de sa toile, s'ouvrit. Elles traversèrent le mur de brume qui couvrait l'encadrement. 

- "Enfin ! J'ai crû mourir en vous attendant."

Une voix moqueuse les accueillit. Elles longèrent un couloir sombre dont le plancher craquait sous leurs pieds.

- "Il y a quelqu'un ? " demanda April d'une voix mal assurée. 

- À votre avis ?!

Un grincement s'éleva, les trois jeunes filles s'immobilisèrent. Une lueur, s'échappant de l'embrasure d'une autre porte, vint interrompre les ténèbres.  Elles s'avancèrent, la poussèrent laissant apparaître une petite pièce. Dans le fond, sur une banquette au-dessus de laquelle une fenêtre était coincée entre deux rideaux, il y avait une silhouette, avachie, un bras posé nonchalamment sur le visage. Répondant à la présence des trois nouvelles venues, elle ne tarda pas à se mouvoir vers la table, au milieu de la chambre. Alors qu'elle quittait la pénombre, Marcia, Novélia et April purent découvrir une jeune femme aux cheveux bruns bouclés. Pendant que cette dernière s'attablait, la boule de cristal qui trônait, en son centre, brilla de mille feux. Les filles crurent avoir la berlue. La femme s'étira, faisant cliqueter ses bijoux :

- "Vous avez été plus longue que je ne l'imaginais. Du jus de bissap ?"

Elle désigna une carafe, remplie d'un liquide rouge, posée sur un guéridon dans le coin de l'entrée, à côté de laquelle un corbeau se reposait. De son bec, il frappait de temps à autre, le verre.

- "Non ? Asseyez-vous. Vous ne resterez pas debout, tout de même. Ce n'est pas très agréable pour ma personne."

Elles s'exécutèrent, prenant place sur les trois chaises qui faisaient face à celle de leur hôte.

April se tordait les mains, les yeux rivés sur le sol. Bien qu'elle peinait à soutenir un regard, elle n'en était pas moins inattentive pour autant . Novélia, toujours muette, semblait fulminer sur sa gauche. Marcia, quant à elle, paraissait calme et méthodique.

La voyante ne parlait plus. D'ailleurs elle ne les regardait pas non plus. Elle se contentait d'aligner des cartes et caressait sa boule de cristal de ses doigts dont les ongles étaient peints de noir et de rouge.

Soudainement, elle se leva, se dirigea vers le guéridon pour se servir un demi-verre de son jus. Elle revint s'asseoir.

- "Puis-je récupérer vos cartes ?"

Elle faisait certainement allusion à celles trouvées dans la cour quelques instants plus tôt. April tendit sa reine tandis que Novélia lui remettait l'arlequin. Ce qui suivit fut incompréhensible : la voyante découpa un coin de chaque carte, brûla le reste dans un petit chaudron en fonte à l'aide d'une bougie et versa les cendres obtenues dans le jus. Elle homogénéisa le mélange avec une cuillère en bois puis présenta le verre à Novélia. Cette dernière refusa net.

- "Vraiment ? Quel dommage, pourtant. Cela aurait annulé mon sort. Tant pis, j'imagine."

Alors qu'elle s'apprêtait à ouvrir la fenêtre ronde, derrière elle, pour se débarrasser du liquide, la jeune femme se jeta sur le verre et but son contenu d'une traite. Elle grimaça, toussa.

- C'est affreux ! se plaignit-elle

Elle fut surprise, heureuse de s'entendre de nouveau mais sa joie se tarit, remplacée par de la méfiance vis-à-vis de celle qui lui avait infligé ce supplice.

- " Avouez que c'était drôle ! Non ? "

La diseuse avait lancé cela sur le ton de l'évidence, espérant peut-être que les deux autres acquiesceraient à ses propos. Au lieu de cela, elles plissèrent les yeux, non convaincues.

La femme rassembla ses cartes en un tas et commença à battre le paquet.

- "Alors ? Qu'est-ce qui vous amène dans mon humble demeure ? "

Peu osaient s'aventurer dans cette partie du Carbet. April s'avança :

- " L'annonce ? "

La voyante fit la moue.

- " Mise à part cela ?"

Bien sûr qu'elle savait que la présence de ces trois femmes en ces lieux n'était motivée que par l'article rédigé dans l'Absalon. Pourtant, elle s'attendait tout de même à quelque chose de plus... originale ? Dans un certain sens, cela promettait d'être rafraîchissant puisqu'en général, les gens prenaient peur et s'enfuyaient dès l'épreuve de la cour.

- "Soupir... Je suis December. Sorcière blanche et voyante. Quant à vous, vous êtes Marcia, Novélia et April."

Bienvenue dans mon jeu...

Fin du Chapitre 1

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