Vraisemblablement, une simple mouche avait réussi à traverser la 01 jusqu’au bassin principal, un vrai miracle au vu de toutes les mesures de sécurité déployées pour protéger ce précieux liquide des animaux, instinctivement attirés par lui. Puis, la bête avait fait ce que toute créature aurait fait, elle avait bu le LM sur les berges, avant d’être happée par le bassin sans explication précise, cela peut aussi bien venir d’un faux-mouvement de la mouche que de l’aspiration des pompes sur l’onde, comme le résuma Emil. À partir de là, l’engrenage était lancé, la mouche baignant dans le LM se débattait pour survivre, pour résister à l’attraction fatale de la pompe, et sa conscience comme ses instincts allaient s’emballer, résonner avec la molécule bouillant en elle. Le corps de la créature avait alors décuplé en taille, en solidité, jusqu’à ce que sa chitine ne percute des mécanismes, pour que tout le tuyau explose dans un éclat de liquide sombre et de poils noirs, sous les yeux effrayés des employés. Aucun d’eux n’avait jamais été témoin d’une chose pareille, d’un incident aussi soudain et inexpliqué, d’une mutation aussi forte et terrifiante.
C’est ainsi que naquit la rumeur des monstres des abysses de la 01, et des villages entiers commençaient déjà à succomber aux théories les plus délirantes, surtout lorsque les prêtres ou les révolutionnaires rajoutaient leur propagande par-dessus. Tantôt on disait que le RFA avait jeté un savant qui en savait trop dans le bassin, parfois la victime aurait carrément été utilisée comme cobaye avant d’être noyée pour effacer toutes traces, et d’autres fois encore, on disait que le département avait réveillé un démon en creusant trop profond, quand ce n’était pas purement et simplement le LM qui était accusé – ce liquide du Diable comme le disait certains illuminés. Mais au-delà de ces bêtises populaires, les gens de raison allaient vite comprendre qu’il s’agissait là d’une simple affaire de surdose, ce qui signifiait que le très vieux débat de la mutation incontrôlée risquait de ressurgir. Pourtant, cette question avait déjà été enfouie il y a quelques années, étouffée par l’AP et le RFA qui y répondaient une phrase simple : circulez, il n’y a rien à voir. Personne ne parlait des risques de la surdose ou des mutations graves, car ça n’arrivait jamais de toute façon, ne serait-ce qu’à cause du prix de la goutte de LM ou des mesures restrictives. Après tout, il n’y a que les enfants qui croient aux transformations en loups garous, vampires et ce genre de fantaisies, ça n’existait pas hors du cas très particulier de cette mouche. La seule chose qui pouvait arriver dans la vie quotidienne, c’étaient des scientifiques parfois imprudents qui créaient des organismes génétiquement modifiés, ou qui faisait pousser quelques os et muscles en trop dans le pire des cas, rien de plus – et encore, il fallait vraiment tomber sur un mauvais médecin. Mais ça, c’était le discours officiel, tenu aussi bien en Germanie que dans le reste du monde occidental, et même chez les États souverains des autres continents – comme le Brésil, la Perse ou la Chine, entre autres. Malheureusement, William était encore loin d’imaginer le cœur du problème, si tous ses collègues étaient aussi sereins en parlant d’un sujet aussi grave, c’était justement parce qu’il ne comptait pas le régler, ils ne pouvaient que le gérer.
Car Emil insista bien sur ce point, à tel point que celui-ci se demanda s’il ne voulait pas lui faire comprendre quelque chose de plus que ce qu’il lui annonçait déjà.
— Les mutants seront de plus en plus nombreux, la consommation grimpant en flèche, c’est inévitable. Nous allons devoir nous préparer à vivre avec, et faire en sorte que la transition soit la plus douce possible pour que le peuple l’accepte sans rechigner.
— Pardon ? Qu’avez-vous dit, maître ? » lâcha William, malgré tous ses efforts pour contenir ses instincts dans une telle réunion, tant il n’en croyait pas ses oreilles.
Son professeur, autrefois si sage et prudent, venait de dire que des animaux mutants allaient bientôt pulluler dans les campagnes, et que le peuple allait devoir l’accepter ?
Il ne s’agissait plus de faire la propagande d’une institution militaire, c’était comme une trahison aux yeux de William, il n’allait certainement pas œuvrer à justifier un danger pareil sur ses concitoyens, quel qu’en soit le prétexte - même s’il se gardait bien de le clamer en des termes aussi clairs et virulents auprès des trois officiers-scientifiques. Pourtant, Emil avait des arguments et une logique implacable, du moins pour quelqu’un qui refusait obstinément de rejeter le LM pour toutes les raisons du monde, comme son ancien élève. Car la seule façon d’empêcher cela, ce serait de se défaire de cette molécule si fabuleuse, et personne ne le voulait non plus, ni William et son Kaiser, ni le Conseil et la Cause, ni même la plupart des gens de son peuple – sans parler de la réaction furieuse de l’AP si le commerce de LM devait être abandonné.
Malheureusement, et contrairement à ce que les Quatre Pionniers avaient naïvement supposé lorsqu’ils révélèrent le LM à leurs semblables, les filtrages sanguins ne pouvaient pas être généralisés à tous de façon régulière. Cela coûtait bien trop cher et la technique était encore imparfaite, en plus de rebuter les patients, craintifs à l’idée de rester branché pendant près d’une journée à une machine. La propagation du LM à la surface du monde allait donc croître davantage chaque jour sans être jamais ralentie, ce qui ne pouvait être sans conséquences très imminentes. Pour s’en rendre compte, William n’avait besoin que d’un coup d’œil jetés aux documents que Friedrich lui fit glisser sur la table, ceux de la consommation de LM pour la seule Germanie par an, soit déjà près de dix milles litres – une quantité gigantesque étant donné la puissance d’une seule goutte. D’une manière ou d’une autre, malgré toutes les précautions prises, la molécule allait obligatoirement altérer très vigoureusement l’environnement. Seulement la Nature Sauvage n’a pas autant de prudence que l’Humanité, les bêtes comme les plantes chercheraient forcément à s’abreuver de LM au maximum, dans un instinct d’évolution. Et comme toujours avec cette molécule, les effets étaient imprévisibles, cela pouvait théoriquement être aussi bénéfique que maléfique, tout dépendait des autres paramètres de la mutation – ceux qui rendaient la Science Nouvelle si fascinante aux yeux de Maria et d’Alessia.
La question d’Emil n’était donc pas de tergiverser sur les causes ou les effets de cette évolution implacable de la Terre, comme l’avait futilement tenté son ancien élève, mais bien de la gérer, et chacun des deux collègues de ce dernier avait son avis différent sur le sujet.
— Nous devrions opter pour la franchise auprès de notre peuple, même si ce secret est lourd, nous sommes une nation, nous sommes un seul corps. Et je pense qu’il est temps de révéler ce secret du LM au reste du corps, tout en prenant les mesures pour le révéler dans de bonnes conditions. » commença Ulrich, sous les acquiescements impassibles d’Emil qui s’attendait visiblement à cette réponse, là où William aurait cru que son vice-directeur serait un défenseur acharné du secret militaire.
— Malheureusement, le peuple n’est pas encore assez acquis à la cause du LM pour que nous prenions un risque pareil. Les Allemands ne sont pas les Anglais, imaginez s’ils nous ferment le RFA ou même s’ils nous imposent d’autres contraintes sur tout et n’importe quoi. » se justifia calmement Friedrich, pour qu’Ulrich vienne déjà le taquiner, sur un air tout de même légèrement menaçant comme il savait si bien le faire.
— Ça te dérangerait, n’est-ce pas ? Que je vienne un peu fureter dans tes affaires … » lui lança-t-il, sans que le jeune savant ne se démonte.
— Oui, ça me dérangerait, nous n’avons pas une seconde à perdre avec une éthique abusive. C’est chiant, en plus de nous faire gaspiller du temps sur Solar Gleam. Et au-delà de ça, les gens risquent de prendre peur, pensez-y. Ils vont commencer à se méfier du LM sauf que, comme Maître Emil vient de le rappeler, c’est la voie à emprunter pour l’Humanité. On va encore se mettre dans de sales draps avec ces histoires, envoyons des agents pour juguler la rumeur comme nous l’avons déjà fait, ça sera mieux pour tout le monde. » en conclut Friedrich, sous les regards circonspects de William que son ancien professeur avait visiblement remarqué, jusqu’à ce qu’il ne lui offre la parole d’un geste de la main.
— Je … Je suis de l’avis d’Ulrich, ce fait devrait être davantage communiqué, vous savez que je ne suis pas un partisan du secret militaire tout en étant d’accord avec vous sur le rôle que le LM doit jouer dans l’évolution de nos sociétés. » proposa l’Allemand du Conseil, en pesant chacun de ses mots depuis sa position inconfortable, lui qui n’avait pas la possibilité de dire la moitié de ce qu’il pensait vraiment à ce sujet.
— Je ne pense pas qu’Ulrich soit partisan d’autant de franchise que tu ne le penses ! » ironisa-t-il pour désormais clore ce sujet. « Je suis content d’avoir entendu vos avis, mais vous savez sûrement que ma décision est déjà prise, comme d’habitude. Je propose une solution de compromis entre vous trois. » clama Emil avec une voix qui parut soudainement plus jeune à l’oreille de son ancien élève, comme s’il ressortait cette phrase de ses souvenirs, avant de commencer à expliquer comment le Département Impérial allait gérer son annonce d’une menace mutante.
Évidemment, la solution en question n’était pas de révéler toute la vérité au peuple qui risquerait de perdre confiance, il ne fallait pas que l’opinion publique croie que le LM soit un produit mauvais, tout en la préparant aux conséquences néfastes fatalement engendrées.
Alors Emil proposa de minimiser cette rumeur et de la prendre de court, avec l’aide du RFA civil qui avait l’entière confiance du peuple. Le directeur du département militaire décida d’informer le monde sur le risque de la surconsommation aiguë que les patients pouvaient commettre – mais pas les autorités médicales, bien sûr. Pour sortir le RFA de cette situation, il suffisait de dire aux citoyens que le mal était de leur faute et de leur ignorance, rien de plus simple. Tant que tout restait entre les mains des scientifiques – par définition savants et compétents – rien de mal ne pouvait se produire, aucune crainte n’avait de justification.
Et pour que rien de néfaste ne puisse advenir, la solution était simple : il fallait donner encore plus d’autorité, plus de moyens au RFA pour mieux gérer ce risque sanitaire. Mais un détail finit par pousser William à risquer quelques questions face aux trois savants qui se partageaient de si lourdes responsabilités.
— Il y a-t-il autant de mutations graves que cela ? Le marché noir du LM est-il si prospère que ça » questionnait-il en croyant rêver, ou plutôt cauchemarder face à tout ce qu’il entendait, à moins que ça ne soit lui qui ait rêvé à autre chose durant huit ans. « Vous parlez très poliment et très bien, certes, mais vous parlez tout de même du risque qu’un être mutant puisse chasser en marge d’un village, voir que nos concitoyens puissent eux-mêmes subir des transformations, potentiellement en pleine ville. Que ferons-nous le jour où un incident coûtera la vie à quelqu’un ? Que pourrons-nous faire à ce moment-là si nous n’agissons pas maintenant, tant que nous avons prise sur tout ça ? » voulait-il comprendre, en fixant son ancien professeur dans l’espoir d’une solution - qu’il obtint dans la foulée.
— Nous allons agir, tout est déjà paré pour contrer cette menace. Je ne suis pas irresponsable, William, tu le sais bien. » répliqua le Directeur, comme s’il savait qu’il confirmait les avertissements de Miroslav sur la méthode du fait accompli si chéri par le RFA. « Nous allons officiellement étendre nos propres moyens de sécurité et de prévention des risques à l’ensemble du territoire, ou à celui des nations partenaires. » résuma-t-il, pour que les débats repartent de plus bel, entre des questions furtives de l’observateur civil qui réalisait progressivement la réalité de ces propos.
Depuis plusieurs années, dans le secret de la Mondlicht-Turm, le RFA formait des soldats d’un genre nouveau, destinés à pouvoir rivaliser avec les mutants. Ils étaient nommés chasseurs, sans que soit explicitement précisé les proies auxquelles ils se limiteraient, même si William comprit très vite qu’ils ne traqueraient pas que d’éventuels animaux mutants. Il s’agissait aussi des fameux agents dont Friedrich avait fait mention, ceux qui avaient déjà étouffé des rumeurs dérangeantes, ceux qui défendaient les infrastructures du RFA. Et lorsqu’il saisit l’occasion de clamer à quel point cette armée parallèle pourrait être source de dérives, il se souvint quels groupes tenaient majoritairement le trafic de LM, ouvrant malgré lui le second sujet de cette réunion : la pression croissante des révolutionnaires socialistes …
Seulement cette fois, William était presque déçu de ne pas entendre des critiques ou des soupçons contre lui, puisque c’étaient tous ses camarades sans exception qui étaient visés. Même Emil s’agaçait des actions des rebelles contre le RFA, ou de l’usage inconsidéré qu’ils faisaient du LM, au point d’accepter les décisions qu’Ulrich et Friedrich semblaient lui avoir déjà soumises. Il était temps de faire d’une pierre deux coups, de passer à l’action et d’éliminer ces réseaux clandestins pour que le problème de la mutation ne devienne pas plus menaçant, tout en asseyant définitivement l’autorité du Département Impérial, en renforçant ses capacités comme son rayon d’action. Ainsi, c’étaient ces chasseurs qui allaient s’en occuper, au grand désarroi de William qui essayait d’incarner la voix de la prudence et de la raison, sans être vraiment entendu, et sans pouvoir trop imposer sa parole – il n’était qu’un observateur après tout, un observateur légèrement suspect qui plus est. D’ailleurs, Emil comme Ulrich se gardaient bien de lui révéler combien de chasseurs le RFA comptait déjà, ou encore quel genre de thérapie ils suivaient sous la supervision du directeur des recherches de la Mondlicht-Turm, Friedrich. La seule chose dont William put s’assurer, c’est que ces agents opéraient dans l’ombre depuis plusieurs années déjà, sur l’ensemble de la Germanie. Pourtant, il était loin d’être au bout de ses peines, car Ulrich n’avait même pas évoqué le rôle que William devait jouer contre ses propres camarades, sans qu’il n’ait le choix …
En fait, hier, quand le Bavarois lui avait dit de réfléchir sur la Révolution, il lui avait plutôt demandé de se convaincre à la trahir. Car attaquer les réseaux clandestins de front ne ferait qu’abîmer l’image bienveillante du RFA et causer de l’agitation, voir des insurrections et des morts. Alors quelqu’un de très estimé par le peuple devait s’adresser à lui, pour qu’il comprenne que le Département Impérial ne voulait que son bien, qu’il fallait l’écouter et l’encourager. Et c’était William qui allait devoir s’en occuper, il allait devoir prendre sa plume afin de démontrer publiquement les dangers des révolutionnaires ou le bien-fondé des actions qu’ils subiraient. Et bien qu’il soit sincèrement opposé aux mouvements trop violents, il ne comptait certainement pas obéir à des ordres pareils … Seulement, avait-il le choix ?
Il avait beau clamer qu’il n’était rien pour la Cause, ou que sa tribune ne serait pas entendue, Emil ne semblait pas de cet avis, même lorsque Ulrich et Friedrich abondèrent dans le sens de William en minimisant son importance – à son heureuse surprise. Malheureusement, le Directeur savait visiblement beaucoup de choses sur lui, des détails et des sous-entendus qui finirent par le mettre mal à l’aise, bien plus que les soupçons très francs dont il faisaient souvent l’objet. Alors il préféra faire profil bas, il suffisait peut-être d’une saute d’humeur de son ancien professeur pour qu’il soit jugé en tribunal exceptionnel. Un papier vaut moins que ma vie, finit-il par se convaincre, tandis que ses collègues clôturaient cette question, je me suis déjà assez fait remarquer, tant pis, le Conseil et la Cause comptent sur moi pour le reste. Au moins, cette foutue réunion est terminée, pouvait-il enfin soupirer intérieurement lorsqu’il entendit Emil clore les ultimes débats de ses deux subordonnés, juste avant qu’il ne tourne le regard vers son ancien élève pour un dernier ennui.
— J’aurais une dernière question à te poser pour que nous achevions cette entrevue. Le RFA militaire te fait une nouvelle proposition, et le Kaiser a beaucoup insisté sur l’importance que ton accord pourrait avoir sur ta carrière, tu ferais bien d’y réfléchir cette fois. Le RFA décuple ta paye de l’offre précédente et le Kaiser t’offrira des terres dans le duché que tu veux. Voilà une liste des autres avantages qui te sont proposés, il y a des privilèges anodins, des facilités administratives ou ce genre de choses, je n’ai pas tout lu, je te l’avoue. » lui résuma-t-il, en faisant glisser sur la table un petit dossier que William ne parcourut que d’un coup d’œil – assez pour savoir que le RFA militaire avait rajouté une petite quinzaine de clauses supplémentaires. « Avec ça, William, tu pourras sûrement me faire passer pour un vagabond avant tes quarante ans. » conclut-il en ricanant légèrement de cette ironie, apparemment certain que son élève allait accepter.
— Vous savez que les richesses ne m’intéressent que peu, Maître Emil. Je … Je vais devoir refuser.
—Même si cela pourrait menacer ta carrière dans le civil ? » insista le Directeur sur un ton qui ne se voulait pas menaçant, largement capable de tolérer le refus définitif qu’il lui répéta. « … Bien. Je transmettrai ta réponse au Kaiser et j’appuierai ta position. Mais c’est très regrettable, n’est-ce-pas, Ulrich ? » finit par confier le directeur en se tournant vers son adjoint, tout aussi exaspéré.
— Ne m’en parle pas. Je lui ai pourtant demandé de réfléchir hier … » se lassa ce dernier, tandis que Friedrich reprenait aussitôt pour insister gentiment auprès de William, prétextant que cette nouvelle offre était une récompense pour le consoler de ses deux autres devoirs, sans réussir là non plus.