Chapitre II.

Assis sur mon lit, la fenêtre grande ouverte, j’avais ouvert l’ouvrage et commencé à lire.

Comme son nom l’indiquait, il faisait l’inventaire des mythes et légendes communs aux plus grandes civilisations antiques, rappelant les récits originels, leurs évolutions au cours du temps, leur part de mystère et les spéculations de l’auteure sur la question. Cette chère voisine à l’âme charitable et aux manières sociales déplorables semblait vraiment s’y croire. J’ai beau être moi-même féru de mythologie, il m’avait toujours paru évident qu’ils n’avaient été que des moyens, pour les civilisations passées, d’appréhender leur environnement.

A l’inverse, l’habitante de la case d’en face semblait persuadée de l’existence de la magie et de créatures surnaturelles et insaisissables vivant parmi les Hommes à leur insu. Et alors là, c’était un vrai festival : Tengu et Tanuki japonais, banshee irlandaise, satyres de la Grèce antique… On pouvait au moins lui accorder qu’elle ne faisait pas de jaloux. Si je ne voyais pas en quoi un tel ouvrage pouvait résoudre concrètement ma situation, j’étais cependant admiratif du décor qui se tissait devant mes yeux.

Il était question, entre autres, des Magisters (que l'on pourrait apparenter aux sorcières ou aux mages de nos jours) et de leurs pouvoirs – notamment psychiques – redoutables ; et des elfes et de leur lien symbiotique et quasi indéfectible avec la nature. Était également abordé le sujet des “Garous”, ces métamorphes, qu’ils soient loups, coyotes, serpents ou autres et qui, tous, possédaient des facultés sensorielles et physiques propres à leur part animale.

Si ma lecture était jusque-là empreinte d’une légèreté certaine, je n’oublierais cependant jamais les dix lignes sur lesquelles j’avais fini par poser les yeux :

“Ces créatures sont d’apparence humaine mais elles sont magnifiques, bien trop belles, trop parfaites pour être des Hommes. Elles possèdent une force et une vitesse surhumaines. Leur corps, leur odeur, leur comportement, tout chez elles semble fait pour séduire. Jusqu'à ce qu’elles dégagent, leur aura. Elles peuvent la manipuler pour vous charmer, embrumer vos perceptions. Elles pénètrent vos rêves et accaparent votre esprit, vous rendent dépendant d’elles. Prenez garde ! Car une fois qu'elles vous ont dans leurs filets... Elles dévorent votre essence jusqu’à la dernière goute.

Vous êtes mort, elles vivent. Et recommencent. Ce sont..."

J’en avais lâché l’ouvrage, sous le choc. “Trop parfaites pour être des Hommes”… “tout chez elles semble fait pour séduire”…"Elles pénètrent vos rêves”... Impossible !

Je me rappelle m’être levé d’un bond. Je devais parler à cette femme, quitte à enfoncer sa fichue porte ! Je me presse donc chez elle, frappe à la porte presque à coups de poings... mais n’obtiens aucune réponse.

D’accord. Soit elle était sourde, soit elle m’ignorait. Dans les deux cas, je resterai dehors…tant que je la jouerai à la régulière. J’ai donc fait le tour de la maison, à la recherche d’une autre issue. Je ne la connaissais pas encore, mais avais remarqué qu’elle laissait toujours une de ses fenêtres ouvertes, les soirées étant lourdes ici en été.

Trouvée. La fenêtre ouest, dans la cuisine.

Je m’en voulais un peu de m’introduire chez quelqu’un d’autre comme ça, et je voyais déjà les réactions des gens quand ils en auraient vent. Parce que ça se saurait.

Mais je n’en avais plus que faire. Je devais savoir et j’avais déjà assez fait des pieds et des mains pour que les gens du village m’acceptent. De toute façon, vu comme ça avait “marché”, il était certain que je ne pouvais pas tomber plus bas dans leur estime que je ne l’étais déjà.

Je me hissais donc par la fenêtre, manquant de renverser un pot en céramique, poussai des plantes aromatiques et me réceptionnai silencieusement sur le parquet en bois brute. On ne faisait pas des meubles avec ce type de bois normalement ? Enfin bref, personne.

Je sortis de la cuisine et m’avançai dans le salon, simplement décoré de plantes d’ornement dans des pots en cramiques représentant des animaux de la forêt. Sur le mur s’étendait une gigantesque fresque représentant une sorte de jungle. À y regarder de plus près, les pots de forme animale semblaient se confondre avec la peinture, les oiseaux posés sur les plus hautes étagères donnant l’impression d’être perchés sur les branches des arbres de la fresque. À mes pieds, il me semblait que les antilopes et autres serpents et singes sortaient de derrière les troncs et les fourrés.

“C’est moi qui ai peint la fresque.”

Soudain mon cœur rata un battement et je me retournai brusquement au son de cette voix qui me surprit.

Devant moi se trouvaient deux vielles chaises à bascules. Je ne pouvais voir qui était assis dans l’une d’elles, la paire étant orientée plein sud, mais je me doutais de qui était cette voix claire et légère. J'avais été tellement concentré sur le mur que je ne les avais même pas vues, alors qu’elles constituaient les seuls véritables meubles de la pièce !

“Feu mon mari était le meilleur potier des environs. C'était un homme fort et remarquablement habile. Dans le village, on le surnommait l’Ours aux mains d’Argiles.”

“L’ensemble est saisissant de réalité. C'est magnifique., réponds-je avec le plus de détachement possible pour me redonner contenance.

–Nous n’étions pas les meilleurs artisans du coin pour rien mon petit.

Mes sourcils se joignirent le temps d’un battement de cil, je déteste qu’on m’appelle ainsi. Heureusement, sa position ne lui permit pas de le remarquer et, après un court instant, elle rit. Un rire léger qui rappellerait presque le gazouillement des oiseaux.

–Je savais que tu viendrais malgré ma mise en garde.

–Vous auriez pu m’ouvrir alors, avais-je répondu du tac-au-tac.

–As-tu lu ?

–Pas entièrement. Je suis venu dès que je suis arrivé aux-.

–Au passage qui t’intéresse, m’interrompt-elle avec un soupir blasé. Ah les jeunes, toujours aussi pressés.

–Vous ne pouvez pas me le reprocher. Où est-il ?

Cette fois c’est la lassitude qui se fait entendre.

–Assieds-toi mon enfant, chaque chose en son temps-.

Cette fois c’est moi qui la coupe, sec.

–Je n’en ai pas.

–Lui a tout le temps du monde, tu le sais.”

Après un silence, je me résigne. J'attrape la chaise, m’assois à sa gauche et peux enfin voir son profil.

Sur sa peau au teint mat ne se dessine pas la moindre ride. Ses mains, ses pieds et son cou sont couverts de bracelets et de colliers de perles en bois finement peintes et décorées. Aléatoirement entre elles, pendent des têtes d’animaux taillées dans ce qui semble être de l’os. Elle n’est vêtue que d’une seule pièce de tissu turquoise, fine mais opaque, qui la couvre de la tête aux pieds. Dessus, sont brodées des arabesques vertes qui rappellent des lianes. Elle me fixe de ses yeux vert jade qui ressortent sur son teint et sa longue chevelure poivre et sel qui encadre son visage.

“À ta place, beaucoup seraient repartis depuis longtemps, mais qu’importe leurs efforts tu es resté. Tu n’aurais pas dû.

–Si vous avez quelque chose à dire, dites-le clairement je vous prie., je réponds agacé.

–Depuis ton arrivée, dit-elle d’un ton neutre. J’essaie de te faire fuir mais rien n'y fait, tu t’obstines. Tu ne devrais pas.

Elle commençait sérieusement à me gonfler celle-là !

–Ça fait bien longtemps que les caprices des autres ne dictent plus ma vie, les vôtres ne font pas exception.

–Tu ne comprends pas., dit-elle en esquissant un sourire en coin, là où la plupart se seraient ulcérés de ma réplique cassante. Ce n’est pas que je ne veuille pas de toi ici, tu y aurais ta place. Mais pour ton bien tu devais partir. Tu aurais dû partir. Maintenant c’est trop tard. Je sais que tu vas dire que tu es le seul à savoir ce qui est bon pour toi, mais tu n’avais pas toutes les cartes en mains il y a trois semaines.

Je savais de quoi elle parlait. J’agitais le livre sur mes genoux.

–Ces cartes. Alors vous croyez aux légendes, vous ?

–Comme si ce n’était pas ton cas, répliqua-t-elle malicieuse.

–Je crois en ce que je vois. Et puis qui êtes-vous d’abord ?

–Une personne qui peut te dire ce que tu veux savoir, mais qui doit aussi te mettre en garde. D'où le livre. Ce que tu cherches est dangereux pour toi. Fascinant, j'en convient, mais dangereux.

–Et puis-je savoir ce qui me vaut un tel intérêt de votre part, vous qui n’avez même pas jugé bon de passer me souhaiter la bienvenue autour d’un déjeuner, comme le ferait n’importe quel voisin normalement constitué ?”

C'était sorti sur un ton un peu trop brusque à mon goût. J'étais sur la défensive et je devais impérativement me calmer si je voulais des réponses. Cette femme pesait chacun de ses mots comme un joueur d’échecs réfléchit consciencieusement chacun de ses coups pour s’assurer la victoire. Bien que je ne savais pas encore à quel jeu elle, elle jouait. Avec le recul, je me dis que sa façon de me regarder, de m’inspecter comme si j’étais une curieuse créature qu’elle ne parvenait pas à identifier, aurait dû me mettre la puce à l’oreille.

“Le monde auquel tu t’apprêtes à t’ouvrir est loin d’être aussi simple et lumineux que tu le crois, lâche-t-elle après s'être finalement détournée.

–Écoutez, je ne comprends rien à ce que vous me racontez. Et puis vous avez dit que c’était trop tard, alors dites-moi où je peux le trouver, qu’on en finisse.

–Il t’attend. Il est trop tard pour que tu vives dans l’ignorance, maintenant, tu dois faire un choix. Tu as vu de quoi il est capable, et tu as lu les légendes sur ceux de sa race. N'as-tu pas peur de lui ?

À vrai dire j’y avait longuement réfléchi pendant mes nuits d’insomnies et j’en étais arrivé à une certitude.

–Si. Un peu. Mais nous savons tous les deux qu’en trois semaines il a eu mille et une occasions de me tuer, et qu’il ne l’a pas fait. En plus, je doute qu’il lâche l’affaire sans avoir eu ce qu’il veut. D’ailleurs je ne suis même pas certain de le savoir. La seule façon d’en avoir le cœur net, c’est de le prendre entre quatre yeux. Cela dit, pendant qu’on y est, vous n’auriez pas q[em7] uelque chose qui puisse m’aider au cas où je me tromperais sur lui ?”

Elle eut un petit rire amer avant de me répondre :

“Le choix doit être le tien et seulement le tien. Il s’arrange pour que personne ne se souvienne de lui, mais ça ne marche pas sur moi alors il m’a mise en garde : le jour venu, je devrais te laisser choisir ton chemin. Je l’observe cependant... On verra bien. Il habite une maison à deux étages bien différents de celles du village, au sud, à l’écart de Renacimiento, m’indique-t-elle à nouveau tournée vers moi. Fis-toi à tes sens et ton instinct. Toi, il te guidera. Prends le Codex avec toi, tu en auras besoin à l’avenir… Et avec un peu de chance, tu l’assommeras peut-être même avec, qui sait.”

Je soupire de soulagement. La forêt... En y réfléchissant c’était logique : c’était là qu’il m’apparaissait le plus souvent et dans cette direction qu’il disparaissait toujours.

“Merci, avais-alors dit à mon hôte insaisissable.

–Attends de voir ce qui t’attend avant de me témoigner de la gratitude. Tu pourrais changer d’avis.

–Comment vous appelez-vous ?”

Le regard dans le vague, elle répondit :

–Seylla.”

Je lui fis un signe de tête respectueux et me dirigeais vers la porte, lorsque sur le perron j’entendis :

“Adam, ne laisse jamais personne te séparer de ton livre ou de ton médaillon. Jamais.”

Et la porte se referma et se verrouilla. Toute seule.

Sans chercher à comprendre, je rentre chez moi, prends un sac en toile, y mets le livre, mon argent, mon téléphone, mon MP3 et pars en direction de la forêt.

Un frisson était alors remonté le long de ma colonne vertébrale, me donnant la chair de poule. A ce moment précis j'avais eu trois certitudes : 1) En venant ici j’avais mis les pieds dans quelque-chose qui me dépassait totalement, 2) Je n’étais pas près de revenir à Renacimiento et 3) Je m’étais juré que cette vie ne m’échapperait pas comme la première et je ne reculerais devant rien pour qu’il en soit ainsi.

*********

Je m’arrête et m’appuis contre un arbre, à bout de souffle. Ma tête bourdonne et le sang pulse dans mes veines. Tous ces souvenirs me donnent l’impression que ma tête va exploser.

Adam...

Je me redresse d’un bond, encore cette fichue voix ! Aaargh, Il me rend chèvre celui-là c’est pas possible ! Bon, Adam, tu te calmes. C’est peut-être stupide mais si tu veux avoir la moindre chance de Lui résister cette fois, va falloir que. Tu. Restes. Calme. Pas de gestes inconsidérés au son de sa voix captivante. Pas de loucherie sur son corps d’albâtre. Et surtout, SURTOUT par tous les diables, pas de tête de merlan frit devant son satané regard irréellement hypnotique, irréellement… Exaspérant !

Résolu, je secoue vigoureusement le chef et, sidéré, avance vers la grande maison à deux étages que m’avait décrite Seylla il y a des heures de cela déjà et qui, je le jure, n’était pas là y’a deux minutes. Je l’aurai plutôt qualifié de petite villa.

Cette grande bâtisse a en effet un balcon à chaque étage et est construite au bord d’une falaise, de sorte qu’on pourrait qualifier l’écart entre les deux de “petit jardin”. Elle donne l’air d’être abandonnée de l’extérieur. Il n’y a rien, pas même une voiture à proximité, le bois extérieur qui la compose est légèrement noirci, et la mousse commence à le coloniser çà et là. Mais je ne saurai dire pourquoi, je suis certain qu’il n’en est rien.

Je vais pour pousser la porte, sur le perron, et une brise à l’odeur de lavande se lève...et la porte s’ouvre toute seule. Bah voyons, comme si je n’étais pas assez anxieux comme ça ! Je resserre ma prise sur mon sac et entre. Je tâtonne un temps, allume et contemple le salon. Oui, cette maison est décidément loin d’être abandonnée.

L'intérieur est fait d’un bois foncé, lustré. A ma droite, une peau de bête blanche sert de tapis et un unique canapé de velours rouge et tourné face à une grosse cheminée, dans l’âtre de laquelle brûle un feu doux. On se croirait presque dans un accueillant chalet de montagne. Les têtes d’animaux en moins. Il y a plus accueillant qu’un cerf empaillé qui vous regarde de ses yeux morts, et semble vous suivre partout de son regard accusateur, l’air de dire “karma is a bitch”, vous ne pensez pas ?

La porte se referme (sans que je ne lui ai rien demandé, bien sûr) et les poils de ma nuque se hérissent. L'atmosphère change d’un coup. Il est là, je le sens. Ce n’est pas oppressant, juste présent.

“Monte.

–Ne me donne pas d’ordres.”

Les mots ont franchi mes lèvres sans que je ne puisse rien y faire, du tac au tac, et maintenant que c’est dit... c’est très bien ! Je fais des pieds et des mains depuis un mois pour le retrouver et, à part parasiter mes seuls moments de repos (même si bon, je ne peux lui nier un certain…style) il ne fait rien pour m’aider ; en plus il m’impose des ultimatums, et voilà que maintenant Môsieur me donne des ordres ?! Il serait tant que ses chevilles dégonflent à celui-là !

Alors que je monte tout de même les marches, lentement, je décide d’en rajouter une couche pour que les choses soient limpides. Quitte à merder, autant le faire en beauté :

“Et si tu pouvais avoir la décence de parler ailleurs que dans ma tête, ce serait bien aimable, merci."

Arrivé à l’étage, je trouve un long couloir éclairé à intervalles réguliers par des lampes à appliques de style chandelier, qui diffusent une lumière faible. Trop faible. J’ignore quelle espèce d’ambiance que mon hôte a cherché à installer, mais ça plus les séries de portes qui se trouvant de chaque côté, c’est définitivement raté. J’espère. D'autant plus que je la sens, son aura. Plus présente qu’en bas, plus lourde.

Il est là, à cet étage... Et je sais exactement où.

Je prends une grande inspiration et, d’un pas décidé, avance droit devant. Deux portes, quatre, six. Je m’arrête. Devant moi, une porte fermée. Plus grosse que les autres, elle est sculptée d’arabesques symétriques et, au centre, de majestueux lions sans expressions semblent monter la garde. Je remarque que les deux portes de chaque côté de celle-ci sont sculptées sur le même modèle, à la différence que celle de droite représente des ours et celle de gauche des aigles).

Il est là, juste derrière. Il m’attend. Je pose ma main sur le pommeau de la porte. Elle, ne s’ouvre pas toute seule. Il m’aurait entendu ? Devrais-je l’ouvrir ? Je suis censé faire un choix, est-ce celui-là ? Peut-être me suis-je trompé sur lui ?? Peut-être toute cette mise en scène n’est-elle qu’une vaste supercherie, un piège...dans lequel je suis tombé la tête la première !

Le choix doit être le tien.

Les mots de Seylla s’imposent dans ma tête comme une claque, mettant fin à mon tumulte intérieur. Oui, le choix est mien.

J’entre dans la chambre et avance de quelques pas. Cette fois la porte claque dans mon dos en quelques secondes. Un frisson que je ne connais maintenant que trop bien, et qui n’a rien à voir avec le courant d’air provoqué par le brusque mouvement du battant, électrise ma peau. Mais je ne sursaute pas, ne me retourne pas. C'est Lui. Il s’approche. Ses pas font grincer le vieux parquet.

“Tu préfères que je murmure au creux de ton oreille... ?

Son souffle chaud caresse ma nuque, me donnant la chair de poule et propageant des frissons dans tout mon corps. Apparemment, je n’ai toujours pas mon mot à dire !

–Arrête de frimer avec ton aura.

‘Tin ! J’aurais vraiment voulu cette réplique soit plus convaincante mais, comme à chaque fois, mes cordes vocales refusent d’émettre autre chose que des sortes de suppliques affligeantes dans ces moments-là ! Comme si elles s’interdisaient d’elles-mêmes de hausser le ton sur Lui. Fait chier !

Après un court silence, Il rit. Une vague de chaleur se propage en moi alors que les vibrations parcourent de la pointe de mon oreille à celle de mes doigts de pieds en moins d’une délicieuse seconde. J'ai du mal à aligner deux pensées cohérentes dans les brumes de mon esprit.

–Où as-tu appris ça, Adam ?, demande-t-il en posant Sa large main sur ma hanche. Je suis particulièrement conscient de la légère pression qu’Il y applique, de la chaleur de Sa paume à travers le tissu de mon vêtement, une chemise soudain bien trop longue à mon goût.

–Je l’ai lu., avoue-je sans même y penser.

–Et qu'as-tu lu d’autre sur moi ?

–Tu t’amuses à t’incruster dans mes rêves.”

Il retire Sa main, comme si mes mots l’avaient brulé. Il ne devait pas s’attendre à ce que ça sorte aussi naturellement. Mais qu’y peux-je moi ? Il semble que je ne sois pas capable de Lui mentir et ma main à couper qu’Il n’est pas étranger à ce phénomène.

“Quoi d’autre.

C'est un ordre et Sa voix est chargée d’une froideur quasi-palpable.

–Tu est fort et rapide. Dangereux.”

Alors qu’il n’y a pas deux minutes l’ambiance était torride et plaines de promesses à peine voilées. À présent, elle tout bonnement polaire. Mon cœur rate un battement à chacune de Ses paroles et derrière mon dos, je peux presque toucher la fureur glaciale qui s’échappe de Son corps par vagues.

“Et...?

–Et tu crains le soleil comme les Hommes craignent la peste. Tu t’en nourris d’ailleurs…, ajoute-je en ravalant difficilement la boule qui s’est formée dans ma gorge. Des humains, je veux dire… En-enfin de leur sang, je veux dire.”

Le silence pèse tel une chape de plomb dans la pièce. J'arrête de respirer, de penser, je suis littéralement pendu à Ses lèvres. Lui aussi a cessé de respirer. Ce dont je me serais réjoui si l’atmosphère n’était pas devenue aussi glauque. Je Lui ai enfin cloué le bec.

Je sens tout à coup Son aura m’entourer, presque m’enserrer et peser sur mes épaules.

“Tu as peur ?”

Je parviens à grand peine à saisir le sens de Ses paroles. Dans des circonstances normales j’aurais été terrifié. Mais là, je ne suis même pas sûr de me souvenir du sens du mot.

Dans un état second, plus vraiment maître de moi-même, je parviens tout de même à me retourner et à planter mes yeux dans les Siens. Ils sont magnifiques. Encore plus en vrai que dans mes rêves.

Maintenant que je les vois d’aussi près je remarque qu’ils changent de couleur constamment. Comme si on avait coulé directement dans Ses iris de l’améthyste liquide. Mille et une nuances dansent dans son regard, avec par moments de légers reflets...écarlates. Toute trace de confusion déserte alors mon esprit, il n’y reste pas non plus une once de peur. Les paroles que je prononce, cette fois, viennent de moi :

“Et toi ?”

Pour la deuxième fois en moins d’une minute nous nous figeons. L’atmosphère alentour, pour une fois, a perdue de sa lourdeur. Toute trace de Son aura en a disparu et Il tente de rire. Mais ce qui sort de Sa bouche est dissonant.

–Si moi j’ai peur... de toi ?

–Sinon, pourquoi tu fais étalage de tes pouvoirs sur moi ? Alors que ta force et ta vitesse suffiraient à me maîtriser si les choses ne tournaient pas à ton avantage.”

Les reflets de Ses iris deviennent immédiatement plus visibles et toute expression déserte Son visage. Je me demande encore sur quel bouton de Son esprit j’ai involontairement appuyé.

Il s’avance, pas à pas, et je recule. Et comme par hasard, il faut que je finisse par toucher le mur. Ses lèvres se fendent d’un sourire carnassier et Il déploie à nouveau Sa chaude et lourde présence... J’ai alors la certitude de comprendre ce qu’a dû ressentir mon ami à cornes du rez-de-chaussée, avant de pousser son dernier soupir.

Il appuie Ses mains sur le mur, envahissant mon espace vital pourtant si précieux à cet instant, m’interdisant toute échappatoire.

“Tu as peur.

–Je suis prudent., rectifie-je avec le plus d’aplomb en ma possession. Et plutôt que de jouer au chaud et au froid, tu ne préfères pas enfin me dire ce que tu veux de moi ?”

Encore une fois, mon organe vocal, ce traitre, échoue lamentablement à préserver ma dignité, ce qui à mon grand désespoir, ne Lui échappe pas.

Il s’approche un peu plus, plaquant Son torse contre le mien. Instinctivement, je place mes mains contre Ses côtes pour tenter de le repousser mais, bien-sûr, le seul effet que cela a c’est d’élargir Son maudit sourire et de faire naître dans Ses yeux une lueur aussi exaspérante que peu rassurante. Comme s’il allait me dévorer.

Je détourne les yeux malgré moi une fraction de seconde et un rire bref fait vibrer Sa gorge contre la mienne tandis qu’Il force sans peine le passage vers mon oreille.

“Tu n’as toujours pas compris ? C'est toi que je veux.

–Arrête ça !

Je sens mon estomac se soulever au contact de son énergie. Je n’y connais rien à rien dans ce domaine mais je dirais que je frôle l’overdose !

–Adam, choisis-moi. Rejoins-moi.

–Je ne comprends pas !”

Le sang pulse dans mes tempes et alors qu’il a Sa bouche presque soudée à mon oreille, je la sens tracer un chemin de baiser le long de mon cou. Ses mains plaquent les miennes contre le mur et je sens toutes les émotions que je muselais jusqu’à présent monter en moi comme une lame de fond déferlant des tréfonds de mon âme. Je connais cette sensation. Et je n’y résisterai pas. Si ça continue, je vais craquer !

“Ce n’est pas important. Pas maintenant. J'ai tant à t’offrir… Eux n’ont rien. Rien que du mépris, de l’avidité et de l’indifférence.”

Son timbre fait vibrer chaque fibre de mon corps, semble s’insinuer en moi. Mais il est différent. J’y décèle une intonation bestiale, secondaire mais bien perceptible, comme s’il la retenait à grand peine. Quelque chose de mortel. Ses mains se referment sur les miennes comme des étaux et mes muscles hurlent sous le poids de Son énergie. Il perd le contrôle !

“Tu me fais mal !”

Pour toute réponse, un grognement clairement inhumain franchit ses lèvres et je sens des protubérances froides pointer contre ma jugulaire. Des dents... Non, des crocs !

Oh merde, oh merde, oh merde !

À cet instant précis je pète un câble. Littéralement. Quelque part en moi, je sens quelque chose exploser. Et alors que l’angoisse lacère mes tripes et que dans tout mon corps mes veines éclatent, la dernière pensée lucide qui s’impose dans le chaos de mon être est :

“JE VEUX VIVRE”.

Et la lame de fond déferle en moi, sur moi, de moi. Je me laisse submerger et ferme les yeux sur une immense lune...écarlate.

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